Dès son arrivée à Xandrie, Lillie avait dû apprendre à se fondre dans la masse. Et la masse des ruelles de Xandrie n'est pas si différente de celle qui peuple les bas-fonds de n'importe quelle autre ville. Ces masses, ces entités informes qu'on redoute en haute sphère parce qu'elles ne sont justement pas identifiables, elles n'ont au final rien d'inhumain. Au contraire. On y croise l'humanité toute entière, vaillante, optimiste malgré tout. De l'ouvrier handicapé qui continue à travailler pour sa famille bien aimée aux désœuvrés un peu limités qu'on envoie trimer pour quelques deniers, on trouve dans ces masses beaucoup de vrai. Et le vrai se parle d'une manière qui lui est propre. C'est ce langage là que Lillie a dû apprendre, gamine, pour négocier un bol de nouilles, un thé, un petit boulot à droite à gauche. Ce n'est que bien plus tard, une fois installée au sommet de la Révolution, qu'elle a dû replonger dans ses racines opalines pour maitriser le langage plus nauséabond des chefs d'États.
Une fois aux abords de l'entrepôt, elle obéit à Elizawelle, lui donnant à nouveau son apparence d'enfant. Elle n'utilisait pas son pouvoir à la légère, et chaque requête d'un de ses compagnons était invariablement suivie d'une flopée de questions pour s'assurer qu'ils étaient certains de le vouloir. Une fois le jaguar entré dans l'entrepôt, elle laissa à Lewën le soin de mettre à exécution sa partie du plan. Tout ce qu'elle pouvait faire pour le moment, c'était l'aider du mieux qu'elle le pouvait. Elle le laissa approcher de l'entrée principale de l'entrepôt et fit son apparition quelques minutes plus tard, alors que le médecin était encore affairé avec un garde.
Traînant ses baskets usées jusqu'à un autre garde en poste, elle sifflota en shootant dans un caillou qui termina sa course entre les pieds de ce dernier.
- Désolé l'ami ! Lui lança-t-elle en levant un bras. T'as pas trop chaud sous ce cagnard ? J'ai l'impression qu'il fait plus chaud en dehors qu'en d'dans aujourd'hui ! Elle guetta sa réaction. Un vague hochement de tête et un sourire naissant lui indiqua que le garde tenait plus de l'ouvrier et qu'il faisait lui aussi partie de la masse. Elle approcha. Dis voir, j'viens juste d'arriver dans le coin, j'crois que j'étais pas assez douée de mes mains pour ces bâtards d'Epistotes. T'sais pas s'ils cherchent du monde tes patrons ?
- Bah j'crois bien qu'ils ont toujours b'soin de p'tites mains, et la vérité c'est que c'est pas trop mal payé pour juste porter des trucs. Moi c'est mon cousin qui m'a fait entrer. Tu vois pas qui c'est, le grand Daymän ? Ah mais nan, j'suis con, t'es pas du coin. J'peux toujours lui d'mander, mais j'te préviens, ils sont pas commodes là dedans. Tant que tu fais le boulot, ça roule, mais pose pas de questions. J'imagine que c'était la même merde à Episto' de toute façon !
Un bref coup d'œil sur sa droite indiqua à Lillie que Lewën avait réussi à entrer. Son stratagème avait du fonctionner. Le nouvel ami de Lillie, transpirant dans son uniforme trop petit, se tourna vers celui à qui le médecin parlait encore quelques secondes auparavant.
- Ernold, tu penses que j'peux aller chercher Daymän ? La grande tige là, elle cherche un boulot. J'sais qu'ils cherchent quelqu'un pour remplacer le p'tit qui s'est fait écraser la main là.
- Vas-y, mais fais vite. Et toi la miss, tu bouges pas de là.
L'embonpoint du premier l'empêcha de se précipiter à l'intérieur. Lillie resta là, fixant le second en souriant bêtement. Celui-ci n'était clairement pas de la masse. Il la toisait de haut en bas, les mains solidement ancrées sur son arme de service, en bandoulière autour de son torse. Quelques interminables minutes plus tard, le ventripotent réapparu, accompagné d'un homme au teint basané et à l'air un rien renfrogné. Bien plus imposant en taille - et en muscles - que son cousin, Daymän pointa Lillie du doigt.
- Toi, tu cherches du boulot ? Tu peux porter quoi avec ces bras ridicules ? Pff, j'imagine que ce sera mieux que rien. Suis-moi, et pose pas de questions.
Lillie se contenta de hocher la tête. Elle entra dans l'entrepôt, observa les lieux, attendant un signe de l'un de ses compagnons.