Ven 25 Aoû - 17:46
Une mer sans rivage
ft Horace
« départ Epistopoli - 14:45 »MUSIQUE :
Les marins étaient superstitieux. Autant que l’on puisse l’être, et Poppy avait compris que cette affirmation s’appliquait tout autant à ceux qui parcouraient les cieux. Elle ne leur en tenait pas vraiment rigueur : il fallait bien trouver une explication et un responsable pour justifier nos tracas les plus insensés. À la vue de sa nouvelle collègue, le chef mécanicien avait arboré une expression dédaigneuse, vaguement ennuyée, le regard perdu à l’horizon : « C’est vendredi, » – Poppy avait arqué un sourcil curieux – « C’mauvais présage, d’appareiller un vendredi. » Il avait ponctué sa réflexion d’un raclement de gorge éloquent, avant de quitter les combles du dirigeable.
Le zeppelin marchand était massif, et à en juger par l’usure de ses moteurs, il n’en était plus à son premier voyage. La mécanicienne avait grimacé devant l’engin se demandant très franchement comment ceux-ci fonctionnaient encore. Poppy resta immobile un instant devant les mécanismes rouillés, avec l’air de nourrir de sérieux doutes sur sa décision d’embarquer avec cet équipage. Elle finit par chasser d’un revers de volonté l’ombre de découragement qui se glissait en elle, avant d’étudier la technologie qui se trouvait devant elle – fallait dire que cette mission était quand même vachement bien payée.
C’était le genre de véhicule capable de résister aux tempêtes les plus violentes et aux trajets les plus longs. Tant qu’on n'espérait pas arriver en avance à destination… 157 mètres de long et une capacité de 500.000 pi3 d’hydrogène gazeux dans sa chambre principale qui crachait déjà des panaches de vapeur tourbillonnants. Autant dire qu’on transportait ici des ressources suffisantes pour nourrir un pays entier pendant trois semaines. Poppy jeta un rapide coup d'œil au baromètre disposé à l’entrée de la salle du moteur qui indiquait au départ quatre lignes en dessous de tempête. Tout irait bien.
La cabine des mécaniciens était située juste à côté de la salle des moteurs, le genre de truc qui faisait beaucoup de bruit pour rien, et pourtant, la petite blonde semblait s’en contenter parfaitement. Mieux, elle préférait ça aux bavardages incessants des matelots. Elle plissa les yeux. La pièce était faiblement illuminée à la lueur d’une bougie en fin de vie, et il n’y avait aucune fenêtre pour laisser passer la clarté du jour. Poppy s’agenouilla sur la malle disposée à côté de sa couchette : deux mètres carrés d’intimité, voilés par un rideau de douche délavé. Elle s’escrima sur les sangles en cuir, força un instant, avant de sentir claquer la boucle. Le propriétaire précédent avait oublié un vieux carnet, au fond du coffre, qu’elle prit soin de ne pas toucher, avant d’y déposer ses propres affaires : un change de travail des plus simple, et son revolver.
« Poppy Cox ? »
La mécanicienne se redresse et se retourne pour poser son regard sur un petit homme à la barbe grisonnante. Cheveux grossièrement coupés sous la mâchoire, doigts crasseux, bottes crottées. Le quartier-maître. Elle l’avait aperçu, plus tôt sur le pont en train de crier des ordres ici et là. Elle lui décroche un léger hochement du menton, et il détourne le regard, coche une case sur son papier. « Même les péquenaudes savent serrer des boulons maint’nant, entre les automates et les bonnes femmes, y restera plus aucun boulot pour nous… » grommelle-t-il avant de disparaître à nouveau.
Poppy n’avait jamais réellement songé à la condition des femmes, et à ce qu’elles volaient aux hommes, mais elle a appris, depuis longtemps qu’il n’était guère prudent de se mettre la hiérarchie à dos. Les tempéraments chauds, comme celui de son père, c’était le genre de truc qui vous menait tout droit au bûcher, et une âme avisée savait garder son feu à l’intérieur. Elle entendit la voix du bonhomme s’élever à travers les tôles ondulées : « On décolle dans un quart d’heure ! », puis, dans un claquement sec du poing, les murs de la cabine se mirent à vibrer.
« Tête de con. »
L’insulte avait résonné dans le silence de la cabine, avant qu’un rire étouffé ne s’élève juste à côté d’elle. Dans la couche adjacente à la sienne était allongé un garçon, un peu plus jeune qu’elle, qui souriait jusqu’aux oreilles. Il avait une sacrée trogne de crapule, le genre qu’elle détestait parfaitement. Le genre de ceux qui ne vibrait que pour un peu de chaos, quand elle ne désirait que paix et silence.
« Fais gaffe, t’sais qu’y parait qu’c’est mauvais signe d’avoir une fille dans un équipage ! S’il y a le moindre problème, y hésiteront pas à te rej’ter la faute dessus, c’est certain. » Et même dans la pénombre, la mécanicienne parvenait à voir ses deux prunelles pétiller de malice. « Joseph Kipps ! Enchanté ! » Il s’était levé pour lui tendre une main amicale, urgente, que Poppy serra par politesse. « Et toi ? Poppy Cox, » enchaîna-t-il sans même lui laisser le temps de répondre. « J’ai entendu. C’est ton premier voyage avec l’équipage du Cap’taine Steel ? Tu v’voir, c’t’un sacré personnage ! il y a trois ans, on a été attaqué par un équipage pirate et il... » Et il avait continué ainsi son monologue jusqu’au départ, sans jamais offrir à la mécanicienne une seconde de répit, sans même se rendre compte que celle-ci avait arrêté de l’écouter. À vrai dire, il avait même continué de longues minutes après le décollage, alors que toute l’équipe de mécanique avait rejoint la salle des moteurs pour faire démarrer l’engin, élevant la voix pour couvrir le bruit des machines autour d’eux, sans jamais la lâcher d’une semelle. Si bien qu’elle avait dû finir par le menacer de l'assommer à coup de clé à pipe s’il ne se décidait pas à la fermer. Et enfin, seulement, la mécano avait pu profiter du roulement des engrenages et du cliquetis des instruments. Et les heures avaient défilé sans même qu’elle ne le remarque. C’était ce qu’il y avait de fabuleux avec la mécanique : ça permettait de faire le tri dans ses pensées et de profiter d’une pause bien méritée des divagations incessantes d’une cervelle en ébullition. Non, à cet instant, il n’y avait plus que transmissions, rouages, courroies et engrenages. Et Poppy avait toujours été douée pour remarquer la moindre dissonance dans cette drôle de mélodie.
D’ailleurs, tous les mécaniciens et charpentiers recrutés pour le voyage, qui opéraient désormais autour d’elle, étaient tout aussi concentrés à leur tâche. Si bien qu’à l’heure, encore aucun d’eux n’avait remarqué que l’aiguille de baromètre avait bougée, et qu’elle indiquait désormais trois lignes en dessous de tempête.
Correction : deux lignes en dessous de tempête.
Le zeppelin marchand était massif, et à en juger par l’usure de ses moteurs, il n’en était plus à son premier voyage. La mécanicienne avait grimacé devant l’engin se demandant très franchement comment ceux-ci fonctionnaient encore. Poppy resta immobile un instant devant les mécanismes rouillés, avec l’air de nourrir de sérieux doutes sur sa décision d’embarquer avec cet équipage. Elle finit par chasser d’un revers de volonté l’ombre de découragement qui se glissait en elle, avant d’étudier la technologie qui se trouvait devant elle – fallait dire que cette mission était quand même vachement bien payée.
C’était le genre de véhicule capable de résister aux tempêtes les plus violentes et aux trajets les plus longs. Tant qu’on n'espérait pas arriver en avance à destination… 157 mètres de long et une capacité de 500.000 pi3 d’hydrogène gazeux dans sa chambre principale qui crachait déjà des panaches de vapeur tourbillonnants. Autant dire qu’on transportait ici des ressources suffisantes pour nourrir un pays entier pendant trois semaines. Poppy jeta un rapide coup d'œil au baromètre disposé à l’entrée de la salle du moteur qui indiquait au départ quatre lignes en dessous de tempête. Tout irait bien.
La cabine des mécaniciens était située juste à côté de la salle des moteurs, le genre de truc qui faisait beaucoup de bruit pour rien, et pourtant, la petite blonde semblait s’en contenter parfaitement. Mieux, elle préférait ça aux bavardages incessants des matelots. Elle plissa les yeux. La pièce était faiblement illuminée à la lueur d’une bougie en fin de vie, et il n’y avait aucune fenêtre pour laisser passer la clarté du jour. Poppy s’agenouilla sur la malle disposée à côté de sa couchette : deux mètres carrés d’intimité, voilés par un rideau de douche délavé. Elle s’escrima sur les sangles en cuir, força un instant, avant de sentir claquer la boucle. Le propriétaire précédent avait oublié un vieux carnet, au fond du coffre, qu’elle prit soin de ne pas toucher, avant d’y déposer ses propres affaires : un change de travail des plus simple, et son revolver.
« Poppy Cox ? »
La mécanicienne se redresse et se retourne pour poser son regard sur un petit homme à la barbe grisonnante. Cheveux grossièrement coupés sous la mâchoire, doigts crasseux, bottes crottées. Le quartier-maître. Elle l’avait aperçu, plus tôt sur le pont en train de crier des ordres ici et là. Elle lui décroche un léger hochement du menton, et il détourne le regard, coche une case sur son papier. « Même les péquenaudes savent serrer des boulons maint’nant, entre les automates et les bonnes femmes, y restera plus aucun boulot pour nous… » grommelle-t-il avant de disparaître à nouveau.
Poppy n’avait jamais réellement songé à la condition des femmes, et à ce qu’elles volaient aux hommes, mais elle a appris, depuis longtemps qu’il n’était guère prudent de se mettre la hiérarchie à dos. Les tempéraments chauds, comme celui de son père, c’était le genre de truc qui vous menait tout droit au bûcher, et une âme avisée savait garder son feu à l’intérieur. Elle entendit la voix du bonhomme s’élever à travers les tôles ondulées : « On décolle dans un quart d’heure ! », puis, dans un claquement sec du poing, les murs de la cabine se mirent à vibrer.
« Tête de con. »
L’insulte avait résonné dans le silence de la cabine, avant qu’un rire étouffé ne s’élève juste à côté d’elle. Dans la couche adjacente à la sienne était allongé un garçon, un peu plus jeune qu’elle, qui souriait jusqu’aux oreilles. Il avait une sacrée trogne de crapule, le genre qu’elle détestait parfaitement. Le genre de ceux qui ne vibrait que pour un peu de chaos, quand elle ne désirait que paix et silence.
« Fais gaffe, t’sais qu’y parait qu’c’est mauvais signe d’avoir une fille dans un équipage ! S’il y a le moindre problème, y hésiteront pas à te rej’ter la faute dessus, c’est certain. » Et même dans la pénombre, la mécanicienne parvenait à voir ses deux prunelles pétiller de malice. « Joseph Kipps ! Enchanté ! » Il s’était levé pour lui tendre une main amicale, urgente, que Poppy serra par politesse. « Et toi ? Poppy Cox, » enchaîna-t-il sans même lui laisser le temps de répondre. « J’ai entendu. C’est ton premier voyage avec l’équipage du Cap’taine Steel ? Tu v’voir, c’t’un sacré personnage ! il y a trois ans, on a été attaqué par un équipage pirate et il... » Et il avait continué ainsi son monologue jusqu’au départ, sans jamais offrir à la mécanicienne une seconde de répit, sans même se rendre compte que celle-ci avait arrêté de l’écouter. À vrai dire, il avait même continué de longues minutes après le décollage, alors que toute l’équipe de mécanique avait rejoint la salle des moteurs pour faire démarrer l’engin, élevant la voix pour couvrir le bruit des machines autour d’eux, sans jamais la lâcher d’une semelle. Si bien qu’elle avait dû finir par le menacer de l'assommer à coup de clé à pipe s’il ne se décidait pas à la fermer. Et enfin, seulement, la mécano avait pu profiter du roulement des engrenages et du cliquetis des instruments. Et les heures avaient défilé sans même qu’elle ne le remarque. C’était ce qu’il y avait de fabuleux avec la mécanique : ça permettait de faire le tri dans ses pensées et de profiter d’une pause bien méritée des divagations incessantes d’une cervelle en ébullition. Non, à cet instant, il n’y avait plus que transmissions, rouages, courroies et engrenages. Et Poppy avait toujours été douée pour remarquer la moindre dissonance dans cette drôle de mélodie.
D’ailleurs, tous les mécaniciens et charpentiers recrutés pour le voyage, qui opéraient désormais autour d’elle, étaient tout aussi concentrés à leur tâche. Si bien qu’à l’heure, encore aucun d’eux n’avait remarqué que l’aiguille de baromètre avait bougée, et qu’elle indiquait désormais trois lignes en dessous de tempête.
Correction : deux lignes en dessous de tempête.