Astrebrume

Dans les rues de la ville, Curtis se hâtait. Il était mandaté par sa jeune maîtresse, il ne pouvait pas se permettre de la décevoir. Sans ralentir le pas, il relut la missive confiée par l'aînée de la maison. Cette dernière devait uniquement servir de justificatif si la personne qu'il s'en allait quérir doutait de lui, même si, à son avis, cela ne serait pas le cas. Après tout, il portait l'uniforme des messagers de Xandrie, agrémenté des armoiries des Elerior. Rien qu'en l'observant, tout habitant de ces lieux saurait qu'il était l'un des messagers officiels de cette famille, même sans le connaître.
Cette lettre jouait également d'autres fonctions, qui lui semblaient bien plus utile : tracé de la main de sa maîtresse, le message était ni plus ni moins celui qu'il devait délivrer, ce qui faisait de ce papier un aide-mémoire en cas de défaillance de celle de l'employé. Evidemment, le langage était crypté. Après tout, même s'il ne passerait pas par les bas-quartiers, nul n'était jamais à l'abri d'un vol.
Dernière utilisation possible, et la plus importante selon lui : il pouvait s'en servir comme d'une carte. En effet, l'adresse à laquelle il devait se rendre avait été rappelée par écrit par sa prévenante supérieure. Il l'avait remarqué, depuis le temps qu'il travaillait pour cette famille, l'héritière était la seule à penser à lui donner des informations pratiques au moment de l'envoyer à l'extérieur. Par conséquent, il n'émettait jamais la moindre objection lorsqu'elle le mandatait, qu'il soit ou non d'accord avec son message. De toutes façons, il était concenscieux et avait à coeur de mener à bien ses expéditions. Pas comme sa collègue, qui ne se gênait pas pour râler lorsque quelque chose ne lui plaisait pas... Mais elle était efficace, et puis, qui était-il pour juger les collègues ?

Quoi qu'il en soit, l'adresse était proche. Alors, il ralentit, prit le temps de reprendre son souffle et toqua. Lorsque la porte s'ouvrit, il se racla la gorge et déclama :

- Je viens au nom de l'héritière des Erelior. Elle désire voir votre oeuvre majeure. Prenez le temps de rassembler vos effets si nécessaire, puis veuillez me suivre. J'ai ordre de vous escorter jusqu'à elle.

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Plus loin, dans le domaine des Elerior, Liana, accompagnée de Julianna, achevait sa toilette. Elle avait insisté pour le faire elle-même, cette fois. Une fois tout cela terminé, elle se leva et tourna lentement sur elle-même face à sa compagne.

- Qu'en penses-tu ? Comment m'en suis-je sortie ?

Avec un sourire, la servante vint arranger la coiffure de sa supérieure.

- C'est parfait, à part ce que vous ne pouvez pas voir, même avec un miroir. Et puis, honnêtement, je ne pense pas que votre invitée vous en voudrait si...

- Peu importe ! Je ne fais pas ça pour elle, mais pour moi. Elle est secondaire, ce qui m'intéresse, c'est sa machine.

La brune s'inclina.

- Très bien. Cependant, si je peux me permettre... Ne dites pas ça devant elle. Elle pourrait mal le prendre.

Liana hocha la tête avant de l'entraîner vers la salle de réception. Leur invitée pouvait arriver d'un moment à l'autre, maintenant. Même si elle savait que Curtis saurait prendre l'initiative de lui offrir le thé si elle se faisait attendre, il vaudrait mieux ne pas arriver en retard. Question d'honneur. Et de réputation. Si elle pouvait avoir la réputation de quelqu'un qui savait accueillir ses invités sans les faire attendre, ce ne serait que bénéfique pour sa famille, ainsi que tous les domestiques qui gravitaient autour d'elle. Après tout, servir une famille bien en vue permettait également à ces personnes de bénéficier d'un statut supérieur aux employés de familles moins en vue. Si elle savait honorer ses devoirs d'hôte, ce serait bénéfique pour tout le monde.

Au beau milieu d'un couloir, le duo se fit arrêter par un homme plus âgé, le majordome du domaine, qui renvoya Curtis avant de s'incliner, sans rien perdre de sa dignité, devant l'invitée.

- À partir de maintenant, c'est moi qui prendrai le relais. J'ai pris la liberté de vous faire servir le thé, j'espère que vous ne m'en voudrez pas. Il devrait arriver en même temps que nous dans la salle des réceptions.

C'était la seule chose qu'il pouvait faire pour tenter de la mettre à l'aise. Pour le reste, ce serait à Dame Liana de s'en charger... Si elle le désirait. L'homme avait du mal à cerner l'aînée de la famille. Parfois la représentante parfaite de son rôle, parfois trop facétieuse pour la femme mûre qu'elle devait être, il était ravi de ne pas dépendre d'elle. Au moins, avec un maître comme le sien, il savait qu'il le pourrait jamais le satisfaire, et, bon gré mal gré, s'en était accomodé, se contentant de faire de son mieux. Sans vraiement se l'avouer, il avait hâte de voir quel genre de maître serait le deuxième homme de la famille lorsqu'il aurait l'âge de lui donner des instructions... Si lui-même vivait assez longtemps pour voir ce moment.

Lorsqu'ils arrivèrent à destination dans cette pièce qui était de loin la plus luxueuse de la demeure (c'était une salle dédiée aux invités, après tout, il fallait leur en mettre plein la vue), le majordome ne put retenir un claquement de langue désapprobateur à la vue de Trevon, qui avait visiblement décidé lui-même d'apporter la collation, à la place d'une fille de cuisine comme Delane l'avait pourtant demandé. Néanmoins, la fille Elerior se trouvait là, il ne pouvait donc se permettre de commentaire déplacé.

Avec une nouvelle courbette, il prit congé.

- Madame, votre invitée est arrivée. Avec votre permission, je vais me retirer. Mais n'hésitez pas à m'appeler si Trevon devient trop inconvenant.

Les deux électrons libres échangèrent une oeillade complice, semblèrent sur le point d'éclater de rire mais surent se contenir, avant que Liana ne reprenne son air digne de parfaite petite héritière.

- Je m'en assurerai. Merci, Delane.

Le majordome parti, elle reporta son attention sur son invitée.

- Hum... Cathilda Wepnu, est-ce bien cela ? Je vous en prie, mettez-vous à l'aise. Et puis, maintenant que ce thé est ici, ce serait dommage de le laisser refroidir, n'est-ce pas ?

Elles parleraient du sujet principal plus tard. Pour le moment, il fallait respecter un minimum les convenance, mettre l'invitée à l'aise, pour mieux la presser de questions par la suite.

Elle reçut sa propre part après l'invitée, comme les règles implicites de la politesse l'exigeaient. Et, malgré son impertinence presque continuelle, Trevon connaissait son métier et les règles à respecter absolument. Puis il resta en retrait, dans l'attente d'éventuelles nouvelles instructions une fois la distribution terminée. Et, immédiatement, Liana perdit sa belle assurance. Intérieurement seulement, bien sûr. Il fallait conserver les apparences, et, surtout, la réputation de sa famille face à l'extérieur.

- Eh bien, voyez-vous... Il se trouve que je suis assez curieuse. Peut-être que vous pourriez dire que je suis scientifique, moi aussi. Je vous laisse libre d'interpréter cela comme vous l'entendez. Toujours est-il que j'ai peut-être eu accès à des documents auxquels je n'aurais pas dû accéder...

Non, décidemment, admettre ses écarts de conduite face à une inconnue n'avait rien d'agréable. Finalement, elle décida de se taire, ou plutôt de changer de sujet. Quittant son siège, elle gagna la fenêtre, depuis laquelle on pouvait voir le portail.

- Mais assez parlé ! Ne voulez-vous pas me la montrer, votre merveille ?

Hors de question qu'elle lui dise que c'était la seule raison de sa convocation. Elle fit signe à Trevon d'approcher. Si elles allaient rejoindre l'automate, le valet devrait récupérer les boissons, afin qu'elles ne les encombrent pas. Mais ce serait uniquement si l'invitée décidait de descendre.

Qu'est-ce que... Ce n'était pas du tout ce qu'elle voulait ! D'un autre côté, peut-être n'avait-elle pas été assez claire ? Oui, c'était sûrement cela. Et ces explications... Elle allait mourir d'ennui si elle les laissait se poursuivre. Néanmoins, elle eut la politesse de la laisser terminer, à défaut de l'écouter. Après quoi, elle sauta sur la première occasion (laissant tout de même un silence hérité de son enseignement e savoir-vivre) de lui énoncer plus clairement ce qu'elle voulait.

- Très bien, très intéressant... Mais, et votre automate, que vous avez laissé au portail ? A-t-il une utilité quelconque ? Vous protéger, peut-être ? Comment est-ce qu'il fonctionne ? Est-ce que.. Oh, pardonnez-moi.

Elle s'était laissée emporter. Voilà qui ne convenait pas du tout à l'image qu'elle voulait renvoyer ! Enfin, les scientifiques n'étaient pas du genre à parler à tort et à travers dans la ville, non ? Peut-être pouvait-elle espérer que la réputation de sa famille ne soit pas (trop) entachée par son comportement.

Pourquoi cette réaction ? Qu'avait-elle dit de si drôle ? Bien qu'elle n'obtienne pas de réponse à cette question, l'invitée daigna enfin lui parler du sujet qui l'intéressait. Ainsi, ce n'était pas elle qui l'avait fabriqué ? Oh... Il lui faudrait donc trouver ce fameux constructeur... À condition que celui-ci soit encore en vie. Après tout, les machines pouvaient durer longtemps. Quel âge avait celle-ci ? Elle doutait d'obtenir la réponse à partir de cette source. Elle devrait chercher par elle-même.

Et la voilà qui la menaçait. Oh, bien sûr, elle prétendait le contraire, mais ses paroles n'étaient pas difficiles à interpréter. Liana leva les mains comme lorsqu'on veut prouver ne pas être armé :

- On se calme ! Je suis curieuse, rien de plus. En quoi est-ce un mal ? Et je n'ai aucune intention de vous attaquer, vous pouvez donc vous détendre. Comme preuve de ma bonne volonté, vous pouvez partir à tout moment. Vous verrez bien que personne ne tentera de vous retenir.

Néanmoins, même si ce qu'elle lui disait était vrai, elle espérait bien qu'elle ne la prendrait pas au mot. D'ailleurs, elle avait des informations à donner.

- Pour vous répondre... Honnêtement, je n'en sais pas beaucoup. J'ai lu quelque chose au sujet d'un... "Projet dragon" ? J'étais jeune, à ce moment. Pour être honnête, j'ai été attirée par le mot Dragon, mais j'ai vite abandonné après avoir réalisé que cet ouvrage n'avait rien d'un recueil de contes.

Si c'était si bien gardé, comment était-il possible qu'elle ait pu être au courant ? D'accord, elle s'était introduite dans une chambre interdite de la bibliothèque, mais, premièrement, pourquoi cette bibliothèque avait-elle même pu mettre la main sur de tels documents ? Elle ne se rendait pas dans des bibliothèques secrètes, elle n'aurait donc jamais dû y avoir accès, même en enfreignant les règles. Alors... Quoi ?

- Je commence à me dire que cette bibliothèque pourrait tremper dans des affaires louches. Elle n'aurait pas dû posséder de tels documents... Merci pour cet avertissement, je pense que je vais aller leur rendre une petite visite officielle. Oh, bien sûr, je n'ai aucun pouvoir politique, mais nous n'allons pas les ennuyer sur la base de simples soupçons. Croyez-moi ou non, je suis assez douée pour mener des enquêtes. Mais ce ne sera probablement pas nécessaire cette fois-ci. Une petite mention de mon nom et de celui de certaines connaissances dans les hautes sphères devraient suffire... Je pourrais vous transmettre les résultats de ces recherches si vous le désirez. Après tout, il s'agit, si ce n'est de vos travaux, de quelque chose qui semble vous tenir à coeur. Et si des activités frauduleuses à ce sujet ont lieu en ville, j'aimerais collaborer avec ce responsable, si vous m'y autorisez. Si vous devez transmettre mon identité pour des raisons de sécurité, il n'est pas normal que des informations à son sujet soient disponibles à la moindre personne un peu trop fouineuse.

Elle s'était trouvé un nouveau but, peut-être louable ? Et qui avait le double intérêt de s'accorder à ses valeurs et de servir sa nation. Du moins, elle l'espérait. Il ne serait pas dit que l'aînée des Erelior serait aussi pourrie que son père ! Certes, elle s'accordait trop de libertés, mais sa nation lui tenait à coeur. Et elle allait le prouver.

Néanmoins, quelque chose de bien plus intéressant se profilait. Elle allait pouvoir voir le colosse... Attendez.

- Trevon, je sais que ce n'est pas ta fonction, je t'offrirai moi-même une prime pour cela si tu veux. Mais va prévenir les gardes de laisser passer l'automate. Que c'est moi qui ai demandé son déplacement. Qu'ils n'ont pas à s'inquiéter. Et, surtout, qu'ils n'attaquent pas. Et reste avec lui pendant le trajet, afin de transmettre le message aux autres personnes que vous pourriez croiser, ainsi que pour lui indiquer le trajet.

Puis elle observa anxieusement les opérations depuis la fenêtre, priant pour que le valet arrive au niveau des soldats assez vite pour leur éviter de commettre l'irréparable.

Mais quels idiots ! Elle manqua de se prendre la tête à deux mains de désespoir. Mais elle avait une image à tenir, elle n'était pas en privé. Alors, elle fut contrainte de regarder ses gardes se faire malmener sans rien faire. Contrairement à la scientifique, elle ne pouvait pas leur donner d'instruction visuelle, car, selon ce que leur dictait leur devoir, ils regardaient dans la direction opposée.

Lorsqu'ils se firent traîner, elle ne put retenir un commentaire.

- Qui a engagé des idiots pareils ?!

Mais elle connaissait la réponse à cette question. Son père. C'était toujours son père. Il finirait par détruire sa famille.

Néanmoins, l'arrivée de Trevon la rassura. Lui, il ne l'avait jamais déçue. Lui, elle pourrait lui donner des privilèges... Si seulement c'était acceptable. Mais elle devait se reprendre. Le véritable objet de sa curiosité les rejoindrait bientôt. Elle ne pouvait pas contenir son excitation... Mais elle le devait. Elle était adulte, à présent. Elle devait donc se comporter en tant que telle.

Ainsi, il parlait ? Rien que cela l'impressionnait. Elle pouvait même lui poser des questions ?

- Vous voulez dire que... C'est une machine intelligente ?

Voilà qui était intéressant. Très intéressant.... Néanmoins, elle n'avait pas prévu de poser de questions directement à celui qu'elle voyait encore comme un objet, et s'en retrouva donc assez démunie.

- Hum. Si ce n'est pas trop indiscret... Quelle est cette mission ?

Super. En voilà une mauvaise question. Non mais franchement, bravo, Liana. Tu es très douée pour te ridiculiser.

Voilà qui était très intéressant ! Finalement, la machine était plus intéressante que sa propriétaire. Mais cela ne l'étonnait pas. Alors, oubliant complètement la présence de celle qui ne l'intéressait pas, la laissant aux bons soins de Trevon si jamais elle manifestait le moindre besoin, elle se concentra sur cette machine. Une machine intelligente... Qui pouvait peut-être simuler une vraie conversation ? Il FALLAIT absolument qu'elle teste ces capacités !

Néanmoins, lorsqu'il mentionna les expéditions dans la Brume, cela déplaça son intérêt. Voilà qui était aussi extrêmement intéressant ! C'était donc bien une sorte de garde du corps.

-Les expéditions dans la Brume ? Dis-m'en plus ! Qu'est-ce qui pousse des citoyens à s'y rendre ? Est-ce vraiment aussi dangereux qu'on le dit ? Ou ne s'agit-il que de rumeurs destinées à décourager les moins motivés parmi les candidats ? Il paraît également qu'on peut y trouver des trésors... Est-ce vrai ? Ou est-ce un autre type de rumeurs, cette fois destinées à trouver des candidats ?

Ce serait étrange de la part des organisateurs, d'ailleurs, de viser une chose et son contraire... D'un autre côté, qui était-elle pour juger ?

Elle but les paroles de l'automate, bien qu'elles ne lui apportent aucune réponse concrète. Néanmoins, elle avait encore des questions :

- Alors... Il y en a une de prévue, peut-être ? Si là, maintenant, tout de suite, quelqu'un venait te dire qu'il y a un groupe à escorter, qu'est-ce que tu ferais ?

C'était un test. Etait-il assez au courant des conventions pour savoir qu'on ne quittait pas un noble sans en avoir l'autorisation, à moins d'être soi-même un noble de rang plus élevé ? Avait-il même la sensibilité pour y remédier s'il n'avait pas cette connaissance ? Elle était presque certaine que la réponse à la deuxième solution était négative. Puis son regard songeur se posa sur la gnome. Le reprendrait-elle s'il faisait une erreur ? Avec une seule question, elle s'offrait la possibilité d'obtenir un bon nombre de réponses.

Il irait accomplir sa mission toutes affaires cessantes ? Même au risque de la laisser en plan ? Liana esquissa un sourire. Voilà qui lui plaisait. Un peu de rébellion, sans mauvaise intention, elle en était également capable.

Néanmoins, elle n'eut pas le temps de répondre, qu'il lui sortit une analogie. Elle laissa échapper un rictus avant de s'approcher et de lui glisser, sur un ton de confidence :

- S'il me donnait une mission ? Premièrement, je ne pense pas qu'il le fera. Ensuite, je pense qu'il serait bien plus intéressant de voir jusqu'où il me laisserait aller avant de me forcer à obéir... Mais cest vrai, je finirais par m'y soumettre.

Après tout, elle savait où était sa place. Elle savait qu'elle avait des supérieurs, à qui elle devait obéir. Mais pas sans d'abord tester leurs limites. Elle jeta un coup d'oeil à la gnome. Qu'elle n'aille pas rapporter son attitude trop relâchée pour être convenable !