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[Requête] Sève Suave

[Requête] Sève Suave  Brandw10
Ven 17 Mai - 19:47



Sève Suave

Sur les traces de l'Esquisse


Epistopoli, la cité du Savoir. Creuset du génie. Ou plutôt, bouillon de culture. Tous les vices y pullulent sous sa lumière radiante, qui oublie le voile de pollution opaque générée par ses industries lucratives à la poursuite du progrès. Un progrès ? Mais quel progrès ?! Pas celui de l’humain en tout cas.

On raconte bien souvent que les gens de la basse-ville sont des animaux, des sous-humains, tout juste bons au labeur harassant dont il est moral de les occuper pour les empêcher de s’entre-dévorer. Les investisseurs ne les sauvent-ils pas de la famine causée par leur manque de compétences? Mais que peu savoir un sapiarque oxydé d’idéologie du haut de sa tour, d’où tout semble si petit, si lointain. Il voit les lumières du futur. A en oublier que la lumière brûle, que la lumière aveugle, qu’on l’utilise parfois pour piéger insecte et papillons et les conduire à une mort certaine.

Tel le joueur de flûte, le Mandrebrume tourne autour d’Urh, il appelle les enfants dans la Brume. Ou plutôt, il appelle la brume à venir collecter les enfants. Sauver Urh. Tout cela en vaut-il la peine ? Quand on troque un fanatisme religieux, pour un fanatisme scientiste, ce n’est qu’un dogme pour un autre, un mirage derrière un mirage. Pendant ce temps, le peuple crève.

L’Alliance est comme une poudrière renaissante de ses décombres. Aiguillonnée par l’ennemi commun enfin affichée, la frénésie militaire s’épand sur les hautes cités. Bientôt un large convoi pourrait être envoyé pour ouvrir une route de ravitaillement vers Zénobie. Keshâ'rem en fera partie. C'est sûr. En attendant, un nouveau fléau, nouveau parmi tant d’autre, accable la basse-ville. Il a pour doux nom l’Esquisse. Drogue du diable, il permet aux désespérés de fuir leur effondrement et aux puissants d’exploser les frontières de leur vanité. La pauvreté protège parfois les infortunés, mais ici la drogue se veut bon marché, abordable, pour que toutes les bourses puissent se la payer.

Elle s’étend déjà hors de la ville, à Aramila, à Xandrie, parmi les exarques et les commerçants, qui au lieu de vouloir étouffer son foyer, se demandent comment ils pourraient prendre part à cette manne très demandée. Tous se battront pour sa formule. En tant que médecin, Seraphah est très préoccupé par cette crise de santé publique qui envahit le cœur même de son hôpital dans la haute cité.

Keshâ’rem s’est lui-même proposé de l’aider à remonter le fil rouge de l’Esquisse du consommateur au vendeur et du vendeur au producteur. Ses origines prolétaires lui éviteront sans doute d’éveiller les soupçons.

Revêtu de plus modestes habits qu’il a conservé un peu par sentimentalisme, pour se rappeler de ses origines, il se rend dans certains lieux familiers. Il commence par un lieu de passe sous un pont autoroutier. Inutile de dire combien l’endroit est malfamé. Il fut un temps où il redoutait d’approcher le périmètre. Pourtant, il y était bien forcé, chaque jour, pour se rendre à l’usine, lorsqu’il avait 16 ans.
-« Eyh mon joli ! T’es à croquer com’un cœur ! Viens don’là entre mes cuisses…. La bonne gisèle va t’y réchauffer la mine pour quelques sous ! … »

Il pressa le pas pour s’éloigner de la femme corpulente sous le regard pincé des macros. Une odeur forte d’urine lui assaille les narines et lui arrache un haut le cœur, alors qu’il évite des flaques d’huile. Son pieds bute contre quelques seringues laissées à terre près d’une pile de vieux pneus. Bien qu’il essayât de ne pas regarder la prostituée, il ne put manquer ses cheveux brûlés par les décolorations successives et son maquillage criard. Il jurait avec une mini-jupe en faux cuir dans laquelle ses cuisses étaient engoncée. Sa peau arborait de terribles ramures de rouille, qui rongeait peu à peu sa peau. Peut-être étaient-elles magnifique. Tout dépendait du regard que l’on portait dessus.

Non loin, un écœurant était en train de retourner une benne à ordures. Il fallait faire partie des ombres errantes en quête de leur poison pour faire abstraction de la peur qu’inspiraient les lieux. L’œil hagard, ils marchaient comme des Jiangshi, en quête d’un espoir. Yshée. Ou Esquisse.

A l’époque, Keshâ était écrasé par le désespoir et l’oppression au quotidien. Nulle part où se cacher. Jusque dans son dortoir. Son cerveau avait muté pour supporter le climat d’insécurité. Il gérait chaque pas indépendamment, sans regarder plus loin. Aujourd’hui, même s’il se croyait armé pour retourner dans les quartiers les moins bien fréquentés, c’était pire encore. Malgré ses totems et ses cristaux, il n’était pas invincible. Il n’avait toujours pas la faculté de tuer de sang froid. Ou même d’être bien convainquant dans ses menaces. Et tout cela le ramenait à cette version de lui, si chétive et misérable. Cette même version qui avait fait tellement de concessions avec l’indignité pour survivre.

Des palpitations dans la poitrine, il régulait son souffle. Un rien le ferait sursauter. Ce n’était pas la panique de l’esprit, mais celle du corps, en proie à toutes les marques laissées par le temps. Le corps ne faisait pas de différence entre hier et aujourd’hui. Il revivait sans cesse les coups et les menaces. Il les cumulait, même. Au point où, ainsi ravivés, ses traumas le laissaient encore moins fort de ses ressources que lorsqu’il avait investi le repère de brigands en col-blanc pour enquêter sur une usine.

-« Eh ! Ducon ! Tu peux pas faire attention ! Tu marches sur ma prothèse… » râla une voix éraillée appartenant à une clocharde en train de raffistoler ses rouages.
"Pour te faire pardonner, file-moi au moins quelques sous... je suis à court d'anti-rejet." supplia une paume noircie.

De dépit, il lui aurait donné quelques astras, mais se rembrunit. Il ne voulait pas se signaler comme un nantis à détrousser et laisser pour mort dans le caniveau.

Il n’osait pas approcher le trafiquant. C’était trop malsain pour lui. Soudain il reconnut un visage exhumé du passé.
-« Kailan, c’est toi ? »


Mar 28 Mai - 22:08

Sève Suave

Ft. Keshâ’rem



Dans un environnement où tout était puanteur et pauvreté, il ne restait plus que l’espoir. D’abord, celui d’une main tendue qui viendrait tirer ces âmes en proie à la maladie et la mort, tels ces preux chevaliers dans ces contes que l’on murmurait aux enfants avant qu’ils ne s’endorment dans un soupir. Quelqu’un viendrait les sauver de cette vie sans lumière, quelqu’un viendrait percer les murs de ces vies pourries et condamnées.

Mais ce mince espoir devenait un doux rêve lointain lorsqu’on comprenait que les contes n’étaient que mensonges et que les sauveurs miraculeux ne viendraient jamais, et encore moins dans un taudis au fond d’une cité qui vivait de la misère des uns pour engraisser les autres. Alors on choisissait des échappatoires. Il y avait ceux qui finissaient par fuir les lieux. Il y avait ceux qui persistaient et qui finissaient par avoir une situation plus ou moins agréable. Et il y avait ceux qui s'efforçaient d’entretenir cet espoir, quitte à s’oublier dans une spirale d’illusions, pour ne pas envier ceux qui s’en étaient sortis, ou pour ne pas se souvenir de leur propre existence.

La drogue était un doux conte que l’on infiltrait dans le sang des adultes, pour leur infuser l’espoir un temps. A l’image de la capitale Epistote, elle engraissait les plus riches tout en dépouillant les plus pauvres. Mais comme toutes les douces histoires, l’Esquisse s’était répandue dans la ville, puis dans le pays, puis au-delà, clamant ses promesses à ceux qui la consommaient comme ceux qui l’exploitaient.
Kailan voulait être de ces derniers.

Et bien que cela produisait un pincement au coeur de savoir que certaines de ses connaissances, dans la basse ville, se noyaient dans cette drogue, elle ne pouvait reculer face à l’appel de l’argent. Si elle reculait, alors elle ne tiendrait pas la promesse qu’elle avait faite à l’enfant qu’elle avait été une dizaine d’années auparavant, cette promesse de ne plus vivre dans la misère, d’être parmi les plus fortunés, et d’aider ceux qu’elle considérait comme une famille. Elle devait faire taire cette conscience, cette voix qui lui faisait la morale, pour parvenir à ses fins. Il lui fallait connaître les secrets de cette Esquisse, et l’exploiter à son tour. Et tant pis pour les âmes qui chuteraient dans la spirale d’illusions.

Kailan était comme un poisson dans l’eau – ironie quand on était un triton hors de l’eau – dans la basse ville. Au fil des années, tout le monde finissait par connaître tout le monde dans certains quartiers, et surtout ceux des commerces qui feraient rougir les plus intègres de la haute ville. Elle ne faisait que tourner dans le quartier pour faire du repérage, trouver un client, ou un vendeur à la sauvette de cette drogue. Alors qu’elle observait les passants discrètement, marchant les mains dans les poches, elle entendit la voix éraillée d’Huguette la pro du pathétique, qui passait son temps à faire semblant de se mettre au milieu du chemin des autres avec sa prothèse “défaillante” pour appâter les pigeons du coin. Elle lui aurait bien dit de fermer sa gueule tellement sa voix lui était insupportable, mais elle entendit une voix l’appeler. Elle tourna la tête vers l’homme, puis haussa les sourcils en le reconnaissant.

— Keshâ ?

De toutes les personnes qu’elle connaissait, elle ne s’attendait pas à le voir apparaître comme un spectre au milieu de ce paysage. Cela devait faire des mois, des années, qu’elle ne l’avait pas vu. Il faisait partie de ces gens qui finissaient par partir sans un regard en arrière, de ceux qui niaient leur passé, sûrement. Elle avait des souvenirs de ce jeune homme qui était le souffre douleur des autres, celui qui finissait à terre, le visage tuméfié et les poches détroussées. Encore aujourd’hui, il jurait avec le paysage et les gens autour de lui.

— Qu’est-ce que tu fous ici ?  lui dit-elle d’un ton incrédule. Tu traines plus avec les bourges ?

Elle demeurait étonnée de le voir, lui qui avait toutes les raisons d’oublier la Basse Ville et de ne pas repointer dans le coin.
Ven 31 Mai - 20:21
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Sève Suave

Sur les traces de l'Esquisse


Peut-être que le mieux aurait été de se détourner avant qu’elle ne l’aperçoive. C’était bien le regard surpris de Kailan qui se posait sur lui. Elle le reconnaissait. Mêlé du plaisir et du soulagement de retrouver un visage non hostile et familier et de la gêne d’avoir à justifier sa présence, il ne savait pas trop comment réagir. Enfin, il était trop tard pour faire demi-tour.

Kailan n’avait rien perdu de ses traits juvéniles. Ses joues remplies et son teint frais défiaient la grisaille et la détresse des bas quartiers. Ce qui s’essayaient à poser les mains sur la jeune fille avaient pourtant tôt fait de regretter leur geste. Elle avait plus de hargne dans le petit doigt que Keshâ dans son corps entier. Aussi était-il déjà arrivé que la cadette mette en fuite quelques bourreau accablant le jeune homme il y a de cela quelques années. Il peinait à intégrer qu’il fallait montrer les crocs et faire preuve d’agressivité.

-« Hum… ben c’est un peu mon quartier… » bafouilla-t-il, le temps de décider de la suite de ce qu’il dirait.
« Si… si… je me demande comment tu es au courant. Ce n’est pas comme si ça se voyait quand quelqu’un quitte la ville ou finit par crever. On met le corps à la fausse commune et on passe le balai dans sa chambre avant qu’un autre prenne sa place… »

Une main maladroite passa dans ses cheveux pour les ébouriffer. Assurément, il avait toujours été bien trop délicat pour les bas-quartiers. Cela ne garantissait pas la possibilité d’y échapper.

« J’ai déménagé, c’est vrai. On peut dire que j’ai rencontré une sorte de « prince charmant… enfin… »
Si elle savait qui il était, il perdait déjà beaucoup en discrétion. Donc c’était peut-être discret, mais peut-être qu’il pouvait un peu l’impliquer dans sa recherche immédiate sans trop lui en dire pour le moment.
-« Pour tout te dire, j’ai un but un peu spécial. »

Son regard partit en coin pour inspecter les silhouettes sombres qui passaient au loin.
-« Je cherche à me procurer de l’Esquisse… tu sais ou je pourrais en trouver ? »

Un vague sentiment de honte empourpra ses joues à l’idée qu’elle puisse penser qu’in en était consommateur. Après tout, n’avait-il pas toutes les raisons de vouloir échapper aux séquelles de la misère ? Sa nébula le rongeait, tout serait tellement plus facile s’il avait plus confiance en lui.

-« Ce n’est pas pour moi… ne va pas croire ça. » ajouta-t-il pour disperser les soupçons !
Il l’attrapa vers le bras pour la tirer encore un peu plus à l’écart.

-« Ecoute, je ne sais pas trop comment expliquer. Mais je voudrais savoir d’où vient cette drogue et ce qui se cache derrière. Ce n’est pas nette qu’elle soit arrivée si vite sur le marché. »

Seraphah voyait débouler des victimes de ses excès de jours comme de nuit dans son hôpital qui débordait de patient en décompensation. Certains partaient en dépression, d’autres en hystérie. Un point commun partagé par les pauvres comme par les riches étaient une vive agressivité lorsque l’on tentait de les détourner de leur conduite addictive. Même la noblesse commençait à redouter de voir les familles gangrenées par cette dépendance insidieuse.

-« Bref, tu connaitrais pas un dealer ?... je n’insinue rien, hein… c’est juste que je n’ai jamais vraiment eu l’air naturel dans ce genre de contact. Peut-être que tu saurais m’aider ?

Bon… Keshâ’rem n’allait pas non plus la mettre en danger dans une mission suicide. Kailan n’était pas en sucre mais elle n’avait pas non plus demandé à finir les pieds dans le ciment et jetée dans le fleuve par des trafiquants Xandriens du cartel. Elle pouvait aussi l’envoyer balader. Et ce serait bien correct de sa part. Ou alors, elle penserait juste que derrière un visage « parfait » se cachait les fondations d’un vice pour faire face à l’existence. Il ne pouvait qu’attendre de voir comment elle réagirait à sa demande.
Sam 15 Juin - 18:31

Sève Suave

Ft. Keshâ’rem


Keshâ parut gêné des questions qu’elle avait posées. Kailan avait oublié que le jeune homme était quelque peu délicat, du moins en comparaison de ses fréquentations régulières. C’était quelque chose de voir un visage familier qui ne soit pas trempé dans des affaires louches dans les bas fonds d’Epistopoli. Keshâ jurait avec le paysage, avec son petit air innocent constant, qui ne faisait que s’accentuer avec son embarras évident. Kailan haussa les épaules :

— Ecoute, j’ai entendu des rumeurs. Y’a des gens qui t’auraient vu dans la Haute Ville, et on te voyait plus ici, alors j’en ai conclu que…

Merde, son embarras était communicatif. Elle n’avait rien contre le jeune homme et n’appréciait pas trop de le mettre mal à l’aise. Il en avait déjà assez bavé pour plusieurs vies, elle ne voulait pas lui en rajouter une couche supplémentaire. Heureusement, il finit par lui répondre qu’il avait bien déménagé. Elle haussa les sourcils lorsqu’il lui confia qu’il était venu pour quelque chose en particulier. La raison de sa venue lui fit hausser bien plus hauts ses sourcils :

— T’es un camé ?!

Cela l’étonnait qu’il termine dans ce genre d’addictions. Peut-être que les maltraitances qu’il avait subi des autres dans la Basse Ville continuaient de le tourmenter et qu’il cherchait une échappatoire. Elle ne pouvait pas le juger sur ses choix. Il lui saisit le bras et l’attira un peu plus loin, là où les oreilles indiscrètes ne les entendraient pas.

— Justement, je cherche aussi à en savoir plus sur cette drogue, moi aussi. Je trouve ça louche.

Elle ne préféra pas lui parler de ses intentions, moins bonnes que les siennes, certainement. Si Keshâ semblait s’inquiéter de cette drogue, Kai n’en avait cure, n’y voyant qu’un moyen d’accéder à une source de gain d’argent. Sans transition, il lui demanda si elle connaissait un dealer.

— J’en connais pas, mais je pense qu’on pourrait en trouver un. Si l’Esquisse se diffuse partout aussi facilement, ça doit être trouvable facilement.

Elle considéra du regard Huguette, qui était toujours par terre quelques mètres plus loin. Elle fit signe à Keshâ de la suivre, puis elle s’approcha de la femme. Elle s’accroupit devant elle :

— Dit, Huguette, mon vieux pote et moi on voudrait passer du bon temps. Tu saurais pas où on peut se trouver de l’Esquisse ?

La femme leva la tête vers Kailan, puis se mit à gémir en reconnaissant Keshâ derrière elle :

— Ma prothèse, putain, je sens que mon corps ne veut plus d’elle…

Kailan soupira, fouilla dans sa poche pour en sortir quelques petites pièces, qu’elle mit dans la main de l’arnaqueuse. Cette dernière cessa de gémir, dévoilant ses chicots maltraitées par le manque d’hygiène et les produits chimiques dans un sourire :

— Va par là,  dit-elle en désignant une rue du menton. Sur ta gauche, t’auras une porte mauve. Frappe et demande leur de quoi dessiner.

Kailan hocha la tête et se redressa pour retourner face à Keshâ.

— Bon… y’a plus qu’à y faire un tour.

Elle haussa les épaules, puis commença à marcher en direction de la rue qu’Huguette avait désignée, d’un pas tranquille pour que Keshâ la suive.

Lun 24 Juin - 21:44



Sève Suave

Sur les traces de l'Esquisse


La mise à jour étant faite, l’orphelin se sentait quelque peu soulagé.
-« J’avoue que je ne pensais pas que les rumeurs circulaient aussi vite entre la haute et la basse-ville. A l’intérieur des deux moitiés, je veux bien, mais j’avais comme l’impression d’un rideau de fer… et j’ai un peu honte de fuir dans le confort. »

Idée ridicule. Mais bien présente. N’importe qui aurait dit oui à sa place. Il y aurait toujours des langues de vipères pour critiquer et commérer. Finalement, il ne savait pas top si Kailan croyait en son histoire ou pensait seulement qu’il cherchait des excuses pour ne pas passer pour un drogué. Ce serait peut-être la naissance d’une nouvelle rumeur dans la basse-ville. Vu que Kailan en raffolait, ça tournerait vite ! On dirait que derrière ces petits airs puritains se cache du vise. On lui donnerait les Douze sans confession, mais le petit fuyard n’est pas meilleur que les autres ! Preuve en est ! Il prend de l’Esquisse. Ce qui était triste était que ce résultat serait presque à souhaiter. Ce serait bon pour sa couverture, au contraire de l'image qu'il voudrait renvoyer.

Il se contenta d’un -« Ah bon », quand elle prétendit rechercher ce qui se cachait derrière le circuit de l’Esquisse. Du peu qu’il pouvait connaître de la personnalité actuelle de la tritonne, il ne l’aurait pas décrite comme curieuse. Encore moins altruiste. La seule question qui lui venait était « que croit-elle gagner en s’impliquant ? ».

Mais il aurait bien besoin d’une complice dégourdie pour évoluer dans les bas-fonds. La vue seule de Huguette le dégoûtait à un point ... qu’il aurait eu du mal à s’adresser à elle. S’il avait toujours été plus précieux que les autres, c’était peut-être aussi le signe que la haute-ville déteignait sur lui. On s’habitue bien vite à côtoyer des personnes avenantes au teint propre, clair et à la démarche tranquille.

Encore une fois, il ne pouvait pas en vouloir à la vieille aux dents détruites pour son arnaque. La vie n’avait pas été tendre avec elle. Ce n’était pas une sainte, mais elle faisait ce qu’elle pouvait pour continuer à vivre. Sa conscience lui interdisait de la juger. La culpabilité était déjà assez forte d’être repoussé par son allure, maintenant que lui ne pensait même plus à ses finances courantes et dansait sous une pluie de cristaux.

Kailan l’entraînait vers l’adresse indiquée par la vieille femme.
-« Merci… Huguette. »

Avec une certaine hésitation, il lui donna aussi deux astras de bronze et emboîta vivement le pas de Kailan, qui était déjà loin.

La rue était encombrée par des bennes à ordures qui débordaient de sacs éventrés. S’en écoulaient des détritus, qui macéraient dans un jus répugnant dans les rigoles obstruées. La flaque n’avait même plus de couleur identifiable, quelque part entre le gris cendres, le goudron et le marron vomi.

D’autres âmes agonisantes les faisaient tour à tour sursauter.
Une main se tendait soudain d’un carton.
De la pénombre, deux orbites blanches les regardaient fixement, sans bouger…
Un néon flingué se rallumait une fois tous les cent ans juste pour jeter son éclat blafard par surprise.
-« C’est extrêmement rassurant… on se tient prêt à courir au moindre signe de danger. »

A vrai dire, il se méfiait déjà de Kailan. Cette dernière semblait déjà bien informée sur son évolution. Elle en savait peut-être même plus. N’importe qui vendrait son cousin à Epistopoli pour améliorer sa condition. Son propre frère ne l’avait-il pas vendu sans regret ? Et puis, il fallait voir le nombre d’ennemis qu’il avait pu se faire dernièrement en se tenant aux côtés de Seraphah. Ou même, ceux de son propre cru, à commencer par certains éléments nocifs du Magistère. Il était temps d'apprendre de ses erreurs ou de mourir. Avant, il n'était personne. Si un loubard était bien luné, il avait une chance qu'on le laisse vivre avec indifférence. Désormais, il s'était mis une cible sur le dos. La détermination était son salut.

A deux, ils ne pouvaient espérer voir venir tout risque de traquenard : une portière qui s’ouvre soudainement, quelqu’un d’embusquer sous un carton, un parpaing balancé du haut du toit, une moto qui s’arrête en crissant et un conducteur qui dégaine un pistolet… mais en plus, une partie de sa vision périphérique surveillait les gestes de Kailan, pour s’assurer qu’elle ne le pousse pas d’un coup dans un piège. Le scénario le plus plausible serait qu’elle bosse elle-même pour les trafiquants de l’Esquisse et rameutent ceux qui posaient trop de questions. Si c’était ça, elle n’allait pas être déçue de sa réaction…

En remontant la ruelle malodorante, une porte claqua au loin, sur une passerelle au-dessus d’eux. Une femme s’enfuit en tenant sa joue et en serrant un gamin contre elle. Tous deux étaient pieds-nus.
-« Reviens, salope ! Si tu t’enfuis, t’as plus d’maison ! T’auras nulle part où aller ! Vous pourrez bien crever à la rue tous les deux, jm’en branle !! »

Un jour normal à Epistopoli. Le pied de Keshâ buta contre une carcasse de rat. D’une grimace de dégoût, il l’enjamba, avant que lui et Kailan ne doivent se pousser pour fuir une colonie entière, bien vivante, qui partait à vive-allure.
Alors qu’ils progressaient, ils pouvaient discerner la porte mauve, presque trop criarde au milieu de toute cette saleté. La puanteur ne faisait que s’accroître, c’était insoutenable.

-« Il faut combien de rats crevés pour donner cette odeur ?! »  se plaignit-il le cœur au bord des lèvres.
D’abord ils ne virent rien. Ils sentirent. La pestilence.  Puis ils virent, l’haleine fluorescente s’échapper entre deux cartons tremblants. Ensuite, l’œil incrédule distingua une masse effrayante, une grande queue écailleuse digne d’un monstre des marais. En proie à la méfiance, tous deux reculèrent, jambes fléchies, prêt à bondir de côté.
-« Donnez-moi… donnezzz-moi plus… l’Esquisse… il m’en faut plus…. Plus d’argennnt… Pitié. »

La voix déformée et rocailleuse partait parfois dans les aigus d’une manière étonnante. C’était dur, mais ils se doutaient justement que l’Esquisse laissait d’innombrables victimes brisées dans son sillage. Ce qui les interpella est cette queue anormale, qui ne pouvait être l’apanage que d’un zoan ou un mutant. Pour Keshâ, c’était un peu plus que cette constatation. Son poil se dressa sur ses avant-bras. Il ne reconnaissait que trop bien cette voix plaintive, dont le niveau de pitié qu’elle inspirait, était tout autre que celui de Huguette.

Du bout de sa botte, il poussa d’un coup un carton miteux, dévoilant le corps de l’effroyable créature. Son visage était une offense aux lois de la nature et à l’œuvre de Nagidir. Son corps, une chimère ridicule, à défaut d’être effarante, partageant ses traits physiques entre le crocodile et le gallinacée. Le mutant semblait être le produit d’un artiste raté, d’où perçait la démesure de la prétention. Il arborait une tête, une queue et des griffes de crocodile, mais avait les ailes, le panache et le poitrail d’un poulet géant. L’abjection ne pouvait qu’être totale, complété par le liquide sirupeux de couleur jaune qui suintait de ses yeux et de ses narines. C’était une sécrétion qu’il savait malheureusement particulièrement collante et pestilente, en plus du mucus qui dégoutait de ses plumes devenues rabougries et marron de crasse.
-« C’est croco-poulet. » décrivit-il d’une voix blanche, l’âme au bord des lèvres.

Les yeux voilés de la créature pitoyable tentèrent de percevoir les silhouettes devant elle. Une étincelle de conscience surnageait vainement de la drogue et la cachexie… mais on pouvait voir qu’il n’en avait plus pour longtemps.
-« Keshâ ? C’est toi ? … Keshâ… aide-moi à me cacher… sinon, ils vont me retrouver… Keshâ… mon fils a hurlé quand il m’a vu… il n’a pas voulu m’écouter… » geignit la créature fébrile. Sa respiration rauque avait des airs de porte grinçante.

Le malaise était lisible sur le visage de l’intéressé qui ne bougeait plus.

Jeu 4 Juil - 18:18

Sève Suave

Ft. Keshâ’rem




Kailan pencha la tête en écoutant les paroles de Keshâ :

— C’est rare, mais certains se souviennent d’où ils viennent quand ils quittent la basse-ville. C’est comme ça que ceux qui restent ont des nouvelles de l’extérieur, surtout de la haute-ville.

Elle coula brièvement un regard vers le jeune homme. Elle ne lui reprochait pas, en soi, d’avoir fui vers le confort, comme il le disait lui-même si bien. Mais comme pour ceux qui partaient sans un regard en arrière, elle lui reprochait de pas avoir tendu la main à ceux qui étaient innocents et méritaient une meilleure vie.
Après avoir eu les indications d’Huguette, ils s’aventurèrent dans la rue désignée.

L’endroit était encore plus dégueulasse que les quartiers qu’elle fréquentait habituellement. Décidément, le milieu de la drogue était bien crade. Kailan avait appris au fil des années à se fermer à ce genre de scène, à enfermer ses émotions dans un coin de sa tête pour ne pas céder à ce qui était la peur, la colère, ou aux autres nuances de dégoût possibles. Aussi ignorait-elle les âmes égarées de ces quartiers les plus malfamés d’Epistopoli, contrairement à son comparse qui réagissait beaucoup trop à ce qui l’entourait. Si ça continuait, ils ne feraient pas une bonne paire. Cependant, Kailan aurait du mal à abandonner le jeune homme derrière elle s’il lui arrivait une merde. Sûrement éprouvait-elle de la pitié à l’égard du jeune homme qui se faisait encore rouer de coups il y avait de cela quelques années.

Même si certains lui provoquaient des sursauts ou des hauts le coeur, elle ne leur accordait pas plus de quelques secondes avant de poursuivre son chemin.

— Ouais, on fait comme ça, répondit-elle, même si elle n’était pas convaincue de la menace que représentait un être qui se cachait désespérément dans un carton.

Il semblait beaucoup trop tendu, à son goût. Elle entendait bien les coups de feu, la violence ambiante, cette ambiance malsaine qui polluait l’air au même titre que ces fichues usines, mais cela était devenu comme un bruit de fond à force de traîner dans ces coins-là. Seuls ceux qui n’avaient pas l’habitude de les fréquenter étaient aussi tendus que lui. Elle se demandait si cela aiderait à leur couverture, comme des clients peu habitués, ou au contraire, s’ils allaient être trop vite repérés et se faire bouffer crus à cause des sursauts de monsieur.

Au-dessus d’eux, une femme fuyait avec son enfant. Encore un type violent qui n’avait rien d’autre à faire que de s’en prendre à sa pauvre femme. Si elle avait eu le temps, elle aurait bien aider cette femme, mais elle avait des priorités. Un instant plus tard, ils durent s’arrêter pour laisser une colonie de rats passer. Cet endroit était l’un des plus écœurants de la basse-ville, à n’en point douter.

Enfin, la porte dont avait parlé Huguette. Elle jurait sur le paysage sombre et goudronné environnant, mais l’odeur était devenue insoutenable. Sentant une présence près d’eux, Kailan se recula,prête à dégainer une arme s’il le fallait. Une monstruosité se découpait de l’ombre, victime de l’Esquisse. Un zoan ? La chose était dans un si triste état qu’elle se demandait quelle était sa nature même. Le carton poussé, le corps de la créature était dévoilée, Kailan ne put s’empêcher de se reculer. Jamais elle n’avait vu une telle chose, et cela lui inspirait la peur. Elle avait entendu parler des mutants, mais n’en avait jamais vu dans la réalité. Jamais Kailan n’aurait imaginé qu’une telle horreur puisse respirer et vivre.

— Croco-poulet, répéta-t-elle machinalement, ses yeux et sa bouche ne parvenant pas encore à faire le lien avec son cerveau.

En plus de la rencontre la plus insolite de toute sa courte existence, elle devait aussi digérer que Keshâ connaissait cette chose. Entendre que cette créature avait une famille était d’autant plus une torture pour son esprit. Cette chose était en train de subir un calvaire, et elle ne voyait pas quoi faire à part… Kailan n’avait jamais donné la mort, et n’osait pas énoncer tout haut ces pensées macabres.

— Croco-poulet… pourriez-vous nous dire qui vous cherche ? Et comment… vous cacher ?

Kailan ignora sa respiration qui devenait irrégulière. Elle n’arrivait pas à réaliser ce qu’elle était en train de voir, et savait encore moins comment réagir. Devait-elle exaucer le dernier souhait d’une créature mourante, ou mettre fin plus rapidement à son supplice ? Elle glissa un regard vers Keshâ, lui demandant silencieusement ce qui devait être fait, le temps que le mutant réponde à ses questions. Après tout, il était le seul à le connaître assez pour savoir son nom.