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Trouzemille, le retour

Trouzemille, le retour Brandw10
Dim 18 Juin - 23:06
Elle était absolument ravie, la bête. Comme à chaque fois qu’elle s’était retrouvée complètement immergée dans la mer de brume, là d’où elle avait dérivé il y a une vingtaine d’années. Le problème, c’était que ces passages étaient extrêmement épisodiques, et qu’elle n’avait aucun espoir de pouvoir y revenir en s’arrachant de la carcasse de son hôte, pauvre petit tas de vapeur cadenassée qu’elle était.

Même maintenant, avec le proprio temporairement absent, elle ne parvenait pas à accrocher quoi que ce soit pour se hisser dans sa chair. Même pas un petit nerf ou recoin de cerveau. Habituée depuis le temps, elle n’insista pas.

Mais tant pis. Profiter de l’atmosphère, ça restait agréable. Et puis, avec un peu de chance, le gamin mourrait aujourd’hui, hein.

Allez, pitééééé, faîtes qu’il se fasse tuer, ça serait tellement simple.

*
*     *
*

Pour lui, c’était plus compliqué. Il ne savait même pas à quoi il ressemblait, en fait. Parfois, c’était une sphère de lumière aussi discrète qu’un sanglier imbibé de goudron brûlant, parfois une forme spectrale très semblable à son corps d’origine, et parfois, un petit amas de brouillard presque indistinguable de la brume ambiante.

Ce qui n’était pas le cas, en l'occurrence. Vu que les deux autres parvenaient à le suivre, sans difficulté, pendant qu’il les précédait dans la purée de pois environnante. Et qu’ils allaient bien trop vite à son goût. Il n’avait même pas le temps de déterminer si le chemin qu’il traçait au travers de la végétation à flanc de colline était praticable que déjà, ils le rattrapaient et protestaient vertement contre lui parce que non, ça ne l’était pas du tout.

Eh bien, vous n’avez qu’à aller moins vite et me laisser vous indiquer si c’est bon ou pas?

Le problème, c’est qu’il était à la fois sourd et muet, sous cette forme. Ce qui était parfaitement anormal, parce que toutes les sentinelles qui partagaient son pouvoir lui avaient assuré qu’elles gardaient tous leurs sens. Mais lui, une fois sur deux, il ne pouvait que voir, pas sentir ou entendre. Parler, c’était encore plus aléatoire. Et tout se déterminait à la seconde où il quittait son corps. Ce qui était suffisamment désagréable et laborieux pour qu’il refuse de s’y réessayer plusieurs fois.

Pas très pratique quand on sert d’éclaireur, quand même.

Mais il y avait toujours le langage des signes.

Les doigts d’honneur que la grande brune hystérique lui adressait en grimaçant devant la pente jonchée de brindilles qui l’avait arrêtée, par exemple. Ca, on le comprenait peu importe d’où on était né, pas de doute. Ou rien que le sourire narquois du grand rouquin joufflu aux écailles argentées, un triton de trente ans leur aîné, qui en avait vu bien d’autres et prenait ces déconvenues avec légèreté, depuis le temps qu’il œuvrait dans les sentinelles. Ca va, ils avaient de la marge.

Pour sa part, à l’état de petite boule étincelante, il pouvait évoquer un hochement de la tête pour dire oui ou non. Il n’avait qu’à flotter en métronome pour reproduire l’effet. C’était inconfortable, mais il pouvait le faire.

Avec ça comme principal outil d’expression, bonne chance pour expliquer aux gens qu’il venait de voir une autre crevasse, et qu’il faudrait la contourner s’ils voulaient arriver en amont des épistotes qu’ils poursuivaient.

*
*     *
*

-Putain mais quel trou du cul de m&#@§%. Tu veux qu’on fasse un saut de dix mètres, conn%&@?
-Allez, ça va aller. T’es fatiguée, une grande fille comme toi?
-Mmmrrrrghnon.
-Voilààààà. Il fait ce qu’il peut lui aussi, tu sais? Il a compris, il repart dans l’autre direction.
-Ah bah manquerait plus qu’il continue pour rire.
-Non, mais mets toi à sa place, c’est pas facile pour lui non plus. Et puis fais attention, c’est pas bien pour ce que tu as, de t’énerver comme ça.
-Teh. Uhuh. Ouais.

Elle avait besoin d’une clope. Enfin, de tabac, les clopes ils avaient pas ici. Trop révolutionnaire pour eux. Mais leur tabac et leurs herbes à rouler rendaient vachement mieux que ce qu’elle avait à la maison, en fait. Dommage que les briquets locaux (à silex, le truc de dinosaure quoi) et les contrefaçons pourraves d’allumettes premier prix qu’ils se tapaient soient de vraies saloperies à utiliser. Des bûchettes. De la merde, ouais.

Alors, elle se contentait de nerver. Mais crapahuter dans la nature, elle aimait, ça lui faisait du bien. Beaucoup moins quand c’était au-delà des frontières, et encore moins pour approcher d’une troupe de soldats armés et entraînés pour aller dans la brume. Ca, ça puait vraiment fort.

-Je me demande si on est pas trop au nord, songea le cinquantenaire en regardant aux alentours. Quoi que, en fait non, on doit être bien. La brume est moins épaisse, là-bas, ça doit être avec leurs appareils. Est-ce que tu peux aller voir, Ryo? Enfin… merde.
-Tiens, tu vois?
-Ca va rhooo, on va y arriver.

D’une succession de mimiques, pointant l’au-devant en contrebas avant de se désigner lui-même tout en haussant les épaules et en singeant un point d’interrogation de ses bras, Sensoph tenta de faire passer son propos au petit globe lumineux. Qui resta complètement immobile, perplexe.

-Ouais, on va y arriver.
-Oboro, ça ira, me pète pas les couilles non plus. Moi aussi je finis par grogner.
-D’accord, mais juste. Je sais pas pourquoi j’ai été assez conne pour ne pas aller prendre un carnet et un crayon quand tu m’as dit qu’on en aurait pas besoin.
-Parce que tu m’as fait confiance, c’est très bien. Mais oui, tu aurais pu. Leçon apprise?
-Uh. Je capiche.
-Bien. Moi aussi, leçon apprise.

*
*     *
*

Et en aval de leur position à tous les trois, en contrebas de la colline, il y avait une demi-douzaine de soldats aramilans, des sentinelles pour la plupart, menés par l’Inquisiteur de Hautebrume. Ou Judicaël Adhémar Cassien pour les intimes. Judicaël pour pratiquement tout le monde, narration incluse. Tous occupés à remonter la piste des pillards épistotes, en prenant bien soin de détruire, d’une manière ou d’une autre, toutes les balises anti-brume qui sillonnaient le sentier.  Ca les desservait peut-être en permettant à la brume de reprendre ses droits sur cette voie, mais ça contraignait leurs ennemis encore bien davantage, et ceux-ci s’en retrouveraient handicapés aussi bien sur le court terme quand il s’agirait de leur courir après, que sur le long quand ils reviendraient arpenter le territoire autrefois mille fois béni de Dainsbourg.

Ca, ou alors ils préféreront faire demi-tour sans se hasarder dans la brume, ce qui arrangera tout le monde.

-C’est quand même vachement agréable comme bruit que ça fait, ces merdes quand elles éclatent. Bonk. Avec le bruit de verre qui éclate. Mmmmmmh. Bonk.

Dans un dernier coup de hallebarde asséné joyeusement, l’une des aramilanes, pas sentinelle mais membre de la garde sacrée avec quelques expéditions à son actif, acheva de mettre à mort une autre des structures métalliques précités. Et à la voir déverser ses entrailles irradiant d’une substance bleu fluo de très mauvais augure, celle-ci était Opalienne, visiblement. Ce qui signifiait que…

-Euh on ferait mieux de s’écarter assez vite, celle-là c’en est aussi une dure genre à boomer quand on les casse. Le myste cay le mal, faudrait qu’Opale explose toute seule un jour ça leur fera comprendre. Allez hop hop hop plus vite! Madame, s’il vous plaît! Inquisiteur, au pas de course s’il vous plaît!

Par “Madame”, la soldate signifiait “la mère d’Oboro”, qui, sans la moindre formation quelconque en la matière, avait quand même réussi à imposer sa présence dans l’expédition. “Mais ça va être dangereux, Madame!”. “OUI, C’EST JUSTEMENT POUR CA QUE JE VIENS, JE NE VAIS PAS LAISSER MA FILLE Y ALLER TOUTE SEULE”. Ce à quoi le lecteur averti se dira : ah bah tiens, c’est de famille. Avec les insultes en moins. Elle n’avait pas la taille improbable de sa progéniture, mais lui faisait honneur en encaissant bien la marche, jusque-là. Pas autant que ce qui aurait été souhaitable vu le nouveau rythme imposé pour rattraper l’autre groupe, mais à la base, ça ne devait être qu’une expédition de routine, sans escarmouche prévue. Au final, elle avait reçu la bénédiction du chef de l’expédition, à savoir…

A trois mètres au devant d’elle, trottinant dans son uniforme trop grand pour lui, l’Inquisiteur progressait sans trop faire attention à ses mouvements, tout engoncé qu’il était à revoir son plan en permanence et se demander si l’une des quarante-douze variantes qu’il avait écartée ne serait pas préférable. Un groupe pour prendre leurs pillards à revers, est-ce que c’était suffisant? Mais ils n’étaient pas assez nombreux pour se séparer davantage.

-Attendez, j’ai changé d’avis, on peut faire mieux que ça.
-... encore?
-Oui. Comment ça, encore? C’est normal d’améliorer ses plans en continu!
-Pas quand nous…
Inquisiteur, protesta un autre sur un ton pédagogue. Avec tout le respect que je vous dois, les deux… trois… deux autres sont déjà partis. On ne peut plus changer quoi que ce soit sans nous mettre en danger. Eux et nous.

Hamzar. Une sentinelle expérimentée de longue date, qui passait beaucoup plus de temps aux frontières de la mer de brume, virevoltant d’une expédition à une autre en ne se reposant que rarement. Il n’avait pas revu Aramila depuis maintenant cinq mois, selon ses dires. Ce qui ne semblait pas le déranger plus que ça. Affecté à cette opération de routine afin de seconder Judicaël pour sa première mission au-delà des frontières. C’était lui, qui portrait le corps inerte de Ryosuke. Enfin, lui… plutôt, sa monture volante, un drake de taille modeste, apparentable à un cheval avec quelques appendices supplémentaires. Sans avoir été entièrement informé des détails, le jeune moine avait été ficelé et harnaché juste derrière la selle de l’animal. Avec suffisamment de soin et d’attention pour ne pas chuter ou se faire désarticuler sur un faux mouvement de la créature, certes. Mais ladite créature avait tout de même reçu pour consigne de faire attention. On ne sait jamais.

-Je l’avais aussi en tête, mais ça ne sera pas grand chose pour ce à quoi je pense, expliqua Judicaël. Juste pour vous prévenir, déclama-t-il en sortant un grand tube de sa besace, comme on parle d’explosions, j’ai récupéré une pile de myste sur le pylône précédent, tout à l’heure.

Ce qui interloqua tout le monde et fit reculer trois d’entre eux, qui dévisagèrent maintenant le grand dadais à lunettes comme s’il allait spontanément exploser d’une seconde à l’autre. Mais pour une raison ou pour une autre, lui-même ne sembla pas se rendre compte de l’effet qu’il produisit.

-Et je me dis que ça pourrait nous faire une excellente diversion ou arme psychologique si jamais on avait besoin de les menacer d’une grande explosion en plein milieu de leur groupe. En faisant attention à ne pas abîmer les reliques, bien sûr. Mais je pense m’en tenir à la simple menace, pas vraiment le faire. Qui pense pouvoir m’aider pour ça? Je peux la lancer sans souci, mais je pense que vous êtes tous meilleurs que moi à l’arc. Une flèche dedans une fois à terre et…
-Inquisiteur, cette chose est extrêmement dangereuse et… maudite et sacrilège. S’il vous plaît, vous devriez…
-Allons. "Rédigeant les premières lois, il les guida sur le chemin vertueux de la vérité et promit aux justes que nulle corruption ne les couvrirait d'opprobre." Ne vous inquiétez pas, je souhaite m’en tenir à cette ligne.
-Les cantiques de Bahlam, reconnu Hamza.
-Celui qui apporta l’intégrité aux peuples d’Uhr, renchérit Judicaël avant de se tourner vers la jeune femme à la hallebarde. Qu’est-ce que tu as dit tout à l’heure?
-Hein?
-Juste avant. Tu as dit qu’il serait souhaitable qu’Opale explose spontanément, à jouer avec le feu du myste dont elle se gorge voracement sur le dos et le sang de Xandrie. Qu’il était temps qu’elle subisse les conséquences de sa cupidité dans l’espoir que cela lui ouvre les yeux et la ramène dans le droit chemin. Que le monde en serait meilleur pour tout le monde. C’est bien ce que tu as dit?
-Euh… oui.
-Je préférerais que nous n’ayons pas à en arriver là, honnêtement. Les Douze nous encouragent à faire preuve de probité et de compassion, et il n’y a pas de raison que nous nous détournions des vertus qu’il nous enseignent, même ici dans la brume. Je ne prétends pas que nous n’aurons pas à nous salir les mains, surtout s’ils ne nous en laissent pas le choix, mais… la pile est intacte, et nos intentions sont pures. Tout va bien se passer. Alors, qui pour m’aider?


Dernière édition par Ryosuke le Sam 22 Juil - 11:17, édité 1 fois
Dim 9 Juil - 16:06
« Tout va bien, madame la maman d'Oboro ? Vous tenez le coup ? S'enquit aimablement Judicaël.
_ J'ai un nom, vous savez. » Soupira l'intéressée.

Peine perdue. Lorsque la petite équipe avait été présentée à l'Inquisiteur, celui-ci lui avait impudemment demandé qui elle était – pour sa défense, elle n'avait effectivement pas du tout l'air d'une baroudeuse de la Brume – et elle n'avait pu s'empêcher d'asséner hargneusement son argument d'autorité : « je suis la maman d'Oboro ! ». Évidemment, elle était loin de se douter qu'aux yeux du Prêtre, il n'existait pas de titre plus beau, plus noble et plus respectable que "maman" ou "papa".
La bonne nouvelle, c'est qu'alors que la majorité de l'équipe d'exploration voyait d'un mauvais œil la présence de l'incarnation de la ménagère de plus de [effacé pour des raisons diplomatiques] ans parmi eux, Judicaël, lui, constituait sans nul doute son plus fervent soutien : pas question de séparer la famille contre son gré !
L'inconvénient, c'est qu'il semblait impossible de lui faire l'appeler autrement que "maman d'Oboro", dorénavant.

« Non mais sérieusement, vous allez bien ? Demanda l'Inquisiteur avec sollicitude. C'est votre première expédition dans la Brume, après tout.
_ Vous aussi, je vous rappelle.
_ Certes, mais j'ai l'expérience de missions périlleuses, rappela le Prêtre.
_ J'ai élevé deux enfants et traversé la moitié du continent pour sauver ma fille. Le péril, ça me connaît, se défendit la ménagère toujours soucieuse de justifier sa présence au sein de l'expédition.
_ Hahaha, s'amusa le Prêtre. C'est bien vrai ! Très bien, je m'incline devant votre expérience, je m'inquiète pour rien.
_ Si vous devez vous inquiéter, faites-le pour ma fille, le chapitra la civile. C'est elle que vous avez envoyé au-devant d'une horde d'Epistopolien armés jusqu'aux dents, je vous rappelle !
_ Allons, votre fille court plus vite que les balles. C'est probablement celle d'entre nous qui a le moins de risque de se faire blesser, ici.
_ Oui, ben excusez-moi de me faire un sang d'encre quand même.
_ Pas de mal, c'est dans vos prérogatives. Bien, si tout va bien alors je compte sur vous pour rester vigilante.
_ Vous craignez une entourloupe de la Brume ? S'alarma la mère en jetant des coups d’œils inquiets à la mélasse qui les entourait. Elle ne le reconnaîtrait jamais publiquement mais le manque de visibilité la mettait mal à l'aise.
_ Non, de la Corde, rectifia aussitôt Judicaël.
_ La corde ? Répéta la ménagère en fronçant les sourcils. Vous voulez dire, celle qu'on a utilisé pour franchir le précipice de tout à l'heure ?
_ Celle-là même, oui.
_ Vous pensez qu'elle ne sera plus là à notre retour ?
_ Je pense qu'elle nous poursuit et n'attend qu'une occasion pour se faufiler jusqu'à nous et nous étrangler, assura l'Inquisiteur mortellement sérieux tout en redressant ses lunettes.
_ Hahaha ! S'esclaffa l'ex-Epistopolienne. Vous savez détendre l'atmosphère, vous ! Petit plaisantin !
_ Je vous assure, je l'ai vu se faufiler sournoisement derrière nous quand on partait.
_ Hahah… Non mais attendez, mais vous êtes vraiment sérieux, là !? »

La maman d'Oboro n'eût malheureusement pas le loisir de creuser davantage son doute. Un brouhaha derrière eux leur signala le retour d'Hamza, précédemment envoyé en éclaireur. Celui-ci revenait d'ailleurs en portant le corps d'un Epistopolien en travers de l'épaule. Alors que le Prêtre et la Mère le rejoignait, il jeta son fardeau sans ménagement au sol.

« Ça n'a pas été simple, mais j'ai pu neutraliser l'une de leur sentinelle sans donner l'alerte, signala le baroudeur. Il y a maintenant un trou dans leur surveillance que vous pourriez pouvoir exploiter, Inquisiteur.
_ Parfait, bon boulot, Hamza.
_ Pourquoi s'embêter à rapporter son cadavre ? Demanda Jeanne, la sergente à la hallebarde.
_ Parce que l'Inquisiteur m'a demandé de ne pas faire de victimes, rétorqua la sentinelle avec une légère pointe de regret.
_ Sérieux !? N'en revint pas la sergente des gardes sacrées en jetant un regard incrédule audit Inquisiteur.
_ Essayons de limiter les meurtres autant que possible, signala le Prêtre.
_ … Ah ben putain, les Orthodoxes, c'est vraiment plus ce que c'était.
_ J'ai entendu, hein. Comment apparaissent les gros cons, Sergent ?
_ Hé, je vous permets pas !!
_ Non mais ce n'est pas une insulte voilée, c'est une vraie question : au départ, on a des tas de marmots gentils et adorables, et une fois adulte, une part non-négligeables d'entre eux deviendront ce qu'il est coutume d'appeler des gros cons. Pourquoi ? Par quel prodige ?
_ Ben…
_ Maman d'Oboro ?
_ Je ne m'appelle pas… Un souci d'éducation, si vous voulez mon avis, asséna l'intéressée.
_ Exact, abonda Judicaël. À tout le moins, d'environnement. Ces gosses grandissent entourés de gros cons et adoptent leurs modes de pensées par mimétisme et contagion.
_ Et le rapport de tout ça avec la capture de la sentinelle ? S'enquit Hamza, un peu perdu.
_ La Brume, répondit tout naturellement l'Inquisiteur d'un geste circulaire du doigt.
_ Non, je ne pige toujours pas, confia le baroudeur.
_ La Brume est sentiente, ajouta Judicaël comme si tout cela expliquait tout – ce qui était effectivement le cas, à ses yeux.
_ La Brume n'est pas un marmot gentil et adorable, c'est une saloperie qui essaye de nous tuer, objecta rigoureusement la Sergente.
_ Absolument pas.
_ On a failli tous crever en tombant dans le ravin qu'elle nous cachait !
_ Facétie. Une blague de gosse, répliqua l'Inquisiteur. Tout est dans le presque. Si elle voulait notre mort, nous ne serions pas là pour en parler, pas vrai, Hamza ?
_ Pas faux, admit la Sentinelle chevronnée. Mais si vous pouviez rassembler toutes les pièces du puzzle, parce que là, je ne vois toujours pas le lien entre toutes vos explications.
_ Nous avons laissé pendant des siècles la lie de la civilisation investir et corrompre la Brume. Nous avons donc sciemment laissé la Brume n'apprendre que ce que nous avions de pire à proposer. Il est de notre devoir de nous ériger en contre-exemple. Dans la Brume, nous nous devons d'être sans peur et sans reproche. Chacun de nous se doit, à chaque instant, de représenter ce que nous avons de meilleurs en nous.
_ Alooors… on ne tue plus les méchants ? S'inquiéta Jeanne.
_ Pas gratuitement, pas de sang-froid, pas par cruauté, pas quand il y a d'autres possibilités, acquiesça l'Inquisiteur. Entendons-nous bien, je ne vous demande pas de devenir des pacifistes convaincus. L'idée n'est pas de montrer à la Brume qu'être gentil et respectable est une invitation à se faire copieusement piétiner par tout à chacun. Mais de montrer qu'on peut s'en sortir et arriver à ses fins sans avoir à se soumettre à la bassesse et la vilenie, sans laisser la part sombre de notre âme avoir le dessus et dicter nos actes. Souvenez-vous toujours que dans la Brume, vous êtes en mission éducative.
_ … Ah ouais, non mais j'aurais vraiment tout entendu, là.
_ Admettons… Que fait-on, maintenant ? Demanda Hamza.
_ On attend le rapport de la seconde équipe, voyons. » Sourit Judicaël.

Tout le monde se remit à vaquer silencieusement à ses occupations. L'Inquisiteur s'écarta un peu à l'écart pour ruminer ses pensées. La sentinelle capturée et entravée par Hamza n'avait pas l'air ivre morte. Dommage. Le jeune homme avait envisagé qu'après leur petite victoire, les Epistopoliens se soient bourrés gaillardement la gueule pour fêter leur victoire. Tant pis : les variantes quinze à vingt-deux du plan – les plus drôles, accessoirement – tombaient à l'eau.

De petits coups de museaux sur l'épaule sortirent Judicaël de ses pensées. C'était le drake volant qui s'était approché pour quémander un peu d'attention et qui nicha sa tête dans le creux de l'épaule de l'Inquisiteur en sifflant de contentement tandis que le jeune homme lui flattait l'encolure. Le tout sous le regard mi-agacé, mi-amusé et mi-fasciné d'Hamza – cela faisait certes beaucoup de moitié mais il avait un regard vraiment très profond.

Le regard de Judicaël se posa sur l'enveloppe corporelle solidement arrimé de Ryosuke. Déplacement astral. Humhmmn… Était-on vraiment bien certain que son esprit était pleinement dissocié de sa chair ? Et l'âme, dans cette séparation. Où se trouvait-elle ? Certes, le moine assurait ne plus rien sentir une fois désincorporé, mais l'avait-il vraiment bien vérifié ? Après tout, l'Âme se trouvait dans la tête, peut-être qu'un stimulus suffisamment fort pouvait…
Tout en continuant de s'occuper du drake d'une main, l'Inquisiteur soupesa sa pelle. La distance n'était pas un problème quant à l'intensité du stimulus, hé bien, personne ne lui avait jamais reproché d'y aller avec le dos de la cuillère quand il les savatait à grand coup de son instrument fétiche. Judicaël souleva donc sa pelle bien haut d'un seul geste et Hamza ne put s'empêcher de se racler très ostensiblement la gorge.

« Mauvais timing… » chuchota-t-il en indiquant de l'index quelque chose derrière l'Inquisiteur.

Le Prêtre soupira en se retournant, pour constater comme de juste que la petite sphère luminescente qu'incarnait présentement Ryosuke les avait rejoint.

« Alors, je vous assure, il s'agissait d'un intérêt purement professionnel, affirma joyeusement Judicaël.
_ … répondit la sphère muette en flottant paresseusement sur place.
_ Tout le monde est en place, le repérage est fini ? S'enquit l'Inquisiteur en sautant du coq à l'âne.
_ … fit Ryosuke oscillant sur place.
_ Judicaël, il ne peut pas ni nous entendre ni nous répondre sous cette forme, crut bon de rappeler Hamza.
_ Bien évidemment, puisqu'il n'a ni bouche ni oreilles, opina gaiement Judicaël.
_ Non mais c'est pas du tout ça que…
_ Alors, dix ? Vingt ? Trente ? Cinquante ? Cent ? » Proposa le Prêtre tailladant la terre devant lui de sa pelle comme s'il maniait une gigantesque pelle à tarte, avant d'ajouter les nombres de quelques mouvements de va-et-vient supplémentaires.

Ryosuke vint se placer à peu près au milieu des entailles vingt et trente.

« Vingt-cinq ? Parfait ! Vous voyez bien qu'il peut répondre. C'est tout bon, on continue comme prévu.
_ Il ne les a probablement pas tous vu, objecta Hamza.
_ Et donc ? Vingt-cinq, vous n'auriez pas dit, mais vingt-six, pfioulàlà, c'est trop nombreux et il vaut mieux faire demi-tour ? Alors qu'il suffira juste de diviser pour régner et paf, on est dans les clous ?
_ Je dis juste que c'est potentiellement dangereux… soupira la Sentinelle blasée, sentant bien qu'il serait impossible de raisonner le fanatique. Faites attention.
_ "Sans peur et sans reproche" ! » Lui rappela Judicaël avant de s’éclipser joyeusement dans un dernier clin d’œil et un sourire rassurant.

*
*     *

« Wohputain, on ferait mieux de se grouiller ! S’exclama brusquement Oboro.
_ Pourquoi donc ? S’enquit le triton.
_ Les loupiottes rouges qu’ils viennent d’allumer, là, indiqua la jeune femme. C’est une piste d’atterrissage. Soit ils ont appelé des renforts, soit ils se préparent à décaniller. On a plus de temps à perdre, là, ‘faut y aller ! Kékifout’, les autres !?
_ Du calme. Pour l’instant, on s’en tient au plan, affirma Sensoph.
_ Quel plan !? Se récria la demoiselle. On s’est séparé y’a genre deux heures, on avait pas la moindre idée ce sur quoi on allait tomber et je suis sûr que l’autre rat de bibliothèque à genre jamais entendu le mot "zeppelin" de sa vie !
_ C’est le fait de rester allonger dans la boue plus de cinq minutes qui te rend aussi grincheuse ?
_ Oui aussi. Ça et le fait de s’être magnés le cul comme des dingues pour des prunes.
_ Si on commence à improviser, on ne pourra plus se coordonner, pontifia le vétéran. Donc on s’adapte, mais on s’en tient au plan.
_ Je comprends mieux comment on vous a botté le cul et piqué les Marches, maintenant.
_ J’ai entendu. Chuuut, regarde ! Ça commence. »

*
*     *

Le camp de la force expéditionnaire Epistopolienne rassemblait une dizaine de larges tentes carrées, disposée en arc de cercle face à la piste d’atterrissage improvisée, le tout au fond d’une cuvette afin que seuls des observateurs aériens puissent repérer le signal.

Ainsi que l’avait repéré Ryo pendant son furetage alentour – les halos lumineux des différents éclairages dans la brume lui conférait d’excellentes cachettes en dépit de son apparence de bouboule phosphorescente – le camp de base abritait un peu moins de trois douzaines de militaires. Et présentement, ils étaient tous de sortie et jetaient des regards hésitants à leur chef tout en tripotant nerveusement leurs armes. Ledit chef se frotta les yeux d’une main, se demandant un instant s’ils ne faisaient pas face à une hallucination collective provoquée par la brume – ça ne serait pas la première fois ni probablement la dernière.

Mais non, il y avait visiblement vraiment un grand type tout de pourpre vêtu qui s’avançait, seul, en sifflotant gaiement, une pelle négligemment jetée sur l’épaule et tractant de son bras gauche une épaisse couverture qu’il traînait derrière lui.

« Salut la compagnie ! S’exclama Judicaël lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres. Je suis venu vous rapporter votre ami ! »

Dans un dernier effort, l’Inquisiteur fit passer devant lui la couverture et son contenu, la sentinelle inconsciente capturée par Hamza. Quelques jurons étouffés retentirent dans la troupe et des regards à l’affût attendirent l’autorisation de faire feu séance tenante, mais l’adjudant-chef temporisa d’un geste. Personne n’était assez cinglé pour s’aventurer ainsi dans la gueule du loup, la méfiance était de mise.

« Pas d’inquiétude, il fait seulement un gros dodo, petite fatigue subite, ça arrive, les rassura le Prêtre. Je m’excuse, mais si je l’avais pas fait, il aurait donné l’alerte, vous auriez déclenché les hostilités, tout ça, et la situation aurait pris un tour qu’on aurait tous regretté… Alors qu'en définitive, je ne désire que vous parler, moi.
_ Juste parler ? Répéta le chef Epistopolien.
_ Oui. Écoutez, à titre personnel, je suis positivement ravi de voir des gens d’Epistopoli reprendre le chemin des Basiliques, assura Judicaël. Et je sais bien que vous n’avez pas l’habitude, notez ! Mais du coup, sachez qu'il y a tout de même deux-trois petites règles de bonne conduite à connaître. Comme… ne pas chouraver les Reliques qui s’y trouvent. Parce que sans relique, ce ne serait plus une basilique, par définition.
_ … C’est une blague ?
_ Non, non, c’est très sérieux, affirma l’Inquisiteur. La Basilique que vous avez pillée est sous la responsabilité d’Aramila, cette relique nous appartient, je vous demande donc bien gentiment de nous la rendre.
_ On l’a trouvé dans la brume, elle est à nous.
_ Du tout, vous l’avez trouvé dans une basilique d’Aramila, dans la brume, précisa le Prêtre. Elle n’est donc pas à vous. Ce n’est pas moi qui vais vous rappeler à vous que vous avez rejeté la Foi et, par là-même, tout droit de possession sur les biens cultuels afférents.
_ Ok, mec, je suis pas là pour pinailler sur tes conneries, s’échauffa l’adjudant-chef. Rien à foutre que ce soit une relique, un héritage royal ou que-sais-je, on est venu exprès pour le récupérer, alors…
_ Ah ! Je le savais ! S’exclama brusquement Judicaël en claquant des doigts. Les Hommes en Noirs, c’est forcément eux ! Il n’y a qu’eux pour pouvoir vous rencarder sur l’emplacement de la basilique. Plus la peine d’essayer de me le cacher, je sais tout !
_ Hein !? Je… Heu… Les hommes en noirs ? Mais…
_ Tsss… j’aurais du m’en douter, tout ça pue leur influence à plein nez !
_ Non mais ce que je veux dire, c’est que si t’essayes de te mettre en travers de notre mission, ça va mal finir, tenta de recadrer l’officier.
_ Pour qui ? Demanda benoîtement le prêtre.
_ Je sais pas : on est trente et armés de flingues et t’es tout seul avec ta pelle ? Donne-moi une bonne raison de ne pas t’abattre séance tenante ?
_ La voici, opina Judicaël. Et tadaaa ! »

L’Inquisiteur dévoila en grande pompe la batterie d’Opale qu’il détenait.

« "Attention, ne pas ouvrir, risque de brûlures, perte de connaissance, dislocation, implosion, mutation corporelle, possession démoniaque ainsi que chute brutale des cheveux" lut à haute voix le jeune homme tout en rajustant ses lunettes. Mmmh… Je me demande comment vous comptez me farcir de plomb sans toucher la batterie. D’autant que, même si vous parveniez à réaliser cet exploit… sachez que j’ai un tireur d’élite qui se fera une joie de faire détonner ce truc à distance.
_ Holà, holà, on se calme, temporisa l’adjudant. C'est méga-dangereux, ces saloperies d'Opale, déconne pas ! Discutons plutôt de tout cela bien calmement, évitons les conneries.
_ Ha ben oui, j’aime autant, vu que c’est moi qui la tiens, quand même, hein…
_ Ok, on a une excellente raison de ne pas te tirer dessus, mais tu te doutes bien que ta batterie ne constitue absolument pas un argument suffisant pour qu’on te refile la relique, poursuivit l'officier.
_ Argument ?? S’étonna Judicaël. Ah mais non, ce n’est pas un argument : c’est juste une diversion !
_ Une… »

Les yeux de l’adjudant-chef s’écarquillèrent d’horreur alors qu’il prenait conscience des implications de cette dernière affirmation.
Au même moment, les sifflets des sentinelles retentirent.

*
*     *

« Kékifé ? Fit Oboro en fronçant les yeux pour essayer de mieux voir l’Inquisiteur débarquer dans le camp, absolument et désespéramment seul.
_ Heu… fit Sensoph, plus très sûr de lui.
_ Super, notre chef va se faire farcir de plomb. Non mais bien joué, les gars, grosse stratégie, ch’uis épatée, vraiment.
_ Non mais…
_ … ça fait sûrement partie du plan ? À d’autres, t’as pas la moindre idée de ce qu’il prépare non plus.
_ Oboro, il faudrait que tu apprennes à faire un peu plus confiance aux autres. Il a forcément une idée derrière la tête et va nous envoyer un signal très vite.
_ Ok, ok, je me prépare. »

La jeune femme se releva légèrement et se mit en position, mains posées au sol, jambe d’appui replié sous elle-même, jambe opposée légèrement en arrière.

« Mais qu’est-ce que tu fiches ? S’étonna le triton
_ T’occupes, je me mets en condition. Donne-moi le top départ. »

Oboro se concentra et se prépara à relâcher le pouvoir de la saloperie qui essayait de la tuer à petit feu.

*A vos marques… prêts…*

« Vas-y Oboro ! » S’exclama Sensoph en voyant en contrebas le prêtre agiter ce qui ressemblait bien à une batterie d’Opale et devait vraisemblablement constituer le signal.

*PARTEZ !!*

D’une impulsion monstrueuse, la jeune femme se projeta à pleine force en avant. Si son départ n’aurait pas fait rougir un spécialiste olympique, ça ne fut rien comparé à ce qui suivit. À chaque foulée, la jeune Epistopolienne gagnait en vitesse, avalant chaque instant davantage de distance. Vite, très vite, plus vite, toujours plus vite !

Peut-être pas plus rapide qu’une balle, mais clairement dans le même ordre de grandeur.

Le temps que les soldats repèrent le mouvement flou qu’elle était devenue, elle avait déjà parcourue la moitié de la pente et arrivait à la lisière du camp. Ryo et un schéma de Sensoph dans la boue lui avait permis de visualiser « la tente à butin » et Oboro avait pris grand soin de l’avoir en pleine ligne de mire. À cette vitesse, non seulement elle manquait de contrôles, de réflexes et de temps de réflexions, mais en plus l’accélération entraînait un effet tunnel tel qu’elle ne voyait plus qu’un maelstrom flou au-delà de ce qui se trouvait devant elle.

En une fraction de seconde, la jeune femme s’engouffra dans la tente, repéra et attrapa instinctivement la boite de plomb scellé puis exécuta un dérapage contrôlé pour filer derechef sans demander son reste. Hit and run. Le plan était simple.

À un détail près.

*
*     *

En entendant les sifflets, l’adjudant-chef se retourna aussitôt et fut aux premières loges pour voir la tente à butin se faire la malle tout seule en hurlant et jurant comme un charretier, sous les yeux éberlués de la troupe. Qu’était donc cette nouvelle sorcellerie de la brume !?

Diversion !

Pour l’Inquisiteur, l’explication était évidente : la jeune portebrume avait visiblement fait un tout droit dans la tente, avec tant de force qu’elle en avait arraché les sardines et continuait sa course à l’aveuglette, empêtrée dans la toile.
Plus rapide que les balles, peut-être, mais pas forcément dans ces conditions. Il lui fallait donc intervenir.

« POOOOOOL !! »

L’adjudant-chef de la force expéditionnaire pivota d’un seul bloc, juste à temps pour voir le Prêtre jeter la batterie au-dessus de sa tête d’un revers de pelle. Encore sous le choc, une seule pensée parvint à se frayer un chemin sous le crâne de l’officier, poussé par un instinct de survie développé depuis des années : fanatique !

« A terre, ça va exploser ! » Beugla l’adjudant en se jetant au sol, aussitôt imité par ses gars.

Aramila était un repaire de fanatiques religieux. Des foux-furieux capables de se suicider sans sourciller pour leur foi, a fortiori si ça leur permettait d’emmener un tas d’infidèles avec eux. Cet enfoiré de prêtre n’avait jamais eu l’intention de s’en sortir vivant. Merdemerdemerde, il aurait du le faire abattre avant qu’il s’approche ! Et maintenant, ils allaient tous crever comm…

L’adjudant entrouvrit un œil alors que la mort imminente prenait un peu trop son temps. Le Prêtre était en train de filer comme un dératé au loin, la batterie d’Opale reposant dans l’herbe un peu plus loin de leur position. Que… Soit ce n’était pas un attentat suicide, soit c’était du bluff, soit un truc avait foiré.

« Debout ! Abattez-le, le laissez pas filer ! » Beugla l’adjudant en se relevant.

Le coup de tonnerre d’une arme à poudre se fit entendre et la batterie explosa, provoquant un réflexe de recul parmi la troupe, quand bien même elle était trop loin pour être touché par l’explosion de particules mortelles générées. Pendant un bref instant, un large nuage de Myste luminescent se détacha dans l’air ambiant, avant de progressivement s’évaporer dans la nature.
Trop tard : derrière elle, le prêtre n’était plus visible. Un rideau de fumée.

L’adjudant regarda un instant le paysage vierge où avait disparu le prêtre, puis la direction où la tente hurlante s’était elle aussi évanouie. Avant de réaliser l’étendue du fiasco.

« Retrouvez-les-moi ! Le Prêtre, la tente, la relique ! Retrouvez-les-moi maintenant ! » Hurla l’officier écumant de rage.

*
*     *

Hors d’haleine, Judicaël tentait de reprendre son souffle après sa cavalcade. Il avait enjambé-glissé la crête de la colline avant de dégringoler jusqu’à ses alliés. Derrière lui, il pouvait entendre les vociférations menaçantes de l’officier. Le prêtre inspira un grand coup et mit sa petite équipe au parfum.

« Ok, alors "sans peur et sans reproche", mais on va peut-être pas non plus s’attarder plus que nécessaire dans les parages, hein… »
Sam 22 Juil - 11:15
Il était sourd et muet, il n’avait pas la main pour décider sous quelle forme il apparaissait aux autres. Il était obligé d’observer et d’être très attentif pour comprendre ce qui se passait, quitte à combler les trous en devinant les choses, et…

-ADJUDANT-CHEF, ATTENTION, RECULEZ!, hurla une jeune militaire ornée de trois nattes blondes.
-Hein? Je ne veux pas que l’on recule, je veux que l’on avance et qu’on les rattrape.
-DEVANT VOUS, LA PILE, LE MYSTE, LE SPECTRE!

Sous sa forme de petite sphère lumineuse, Ryosuke n’avait aucun moyen d’être utile dans ces circonstances. Il était intangible, ça n’était pas comme s’il pouvait faire quoi que ce soit aux soldats épistotes. Leur passer au travers? Bien sûr. Alors, intervenir dans une bagarre, une escarmouche ou une course-poursuite…

-LA!, hurla un autre en pointant Ryo du doigt.

D’autant plus que ces soldats étaient des militaires rodés et lourdement équipés, rompus aux exercices éreintants en situation de stress intense. Pas des délinquants ou des malchanceux conscrits de force par un tribunal répressif pour aller mourir dans la brume, en bonne chair à canon. C’étaient des professionnels de formation, ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils avaient vu pire.

-Oh merde, s’éteignit l’adjudant en voyant la lueur l’approcher au grand jour. Merde merde mer…

Ainsi, malgré la brume ambiante et sa sinistre réputation de faucheuse de vies, ils n’allaient pas avoir peur d’un simili fantôme qui émergerait lentement de la flaque de myste déversée aux abords de la pile. Et certainement pas lui, l’officier commandant la petite force, un modèle pour ses hommes. Pas même si ledit ectoplasme se mettait subitement à lui tourner autour par à-coups successifs, en ondulant agressivement de gauche à droite, semblant comme l’étudier attentivement - lui, sa potentielle victime - pour déterminer s’il s’agissait d’un sacrifice satisfaisant à consumer pour nourrir la Malice, ou si…

-Woh woh woooooh non non non me prends pas j’ai déjà une vie de merde ni riche ni aimé ni puissant qui est déjà bien assez dure comme ça alors trouve quelqu’un d’autre tu auras de quoi mieux beaucoup posséder chez moi tu te ferais chier et...

Pour la défense de cet homme, on rappelera que, contrairement aux myriades d’autres morts-vivants qui arpentaient la brume, un spectre, c’était une entité surnaturelle contre laquelle on ne pouvait absolument rien, et qui pouvait choisir de posséder absolument n’importe qui. Possession qui entraînait l’annihilation immédiate de la conscience de l’élu infortuné. Et même de son âme, pour ceux qui y croyaient. A moins que son sort ne soit bien plus terrible, parce que les récits divergeaient à ce propos. Et que la science épistote n’y apportait pas de réponse.

Donc, en dépit de la quantité affolante de saloperies en tous genres qu’ils avaient eu l’occasion de croiser et de mitrailler sur cette seule expédition, la petite troupe avait toutes les raisons d’avoir peur d’un fantôme.

Et c’est dans ces instants de panique qu’on pouvait voir le vrai visage de chacun.

-Attends attends, laisse l’adjudant tranquille, prends moi à sa place!, intervint la petite blonde en se précipitant au devant de son supérieur, bras tendus pour accueillir le spectre. Je suis jeune, je suis plutôt bien foutue, tu feras forcément beaucoup mieux avec moi!
-Sergente, reculez, c’est…
-Jamais, je refuse! Enfin, je refuse, mon adjudant, chef. Allez le spectre, rentre moi dedans, fais toi plaisir!

On rappellera que Ryosuke ne pouvait rien entendre de tout ce qui se disait. Mais que de ce qu’il voyait, c’était bon. C’était parfait. C’était justement ça. Et c’était vraiment, complètement, idiot.

En son for intérieur, le petit moine était absolument époustouflé que sa tentative marche. C’avait l’air impossible, mais il s’était dit, pourquoi pas. Le plan était de les inquiéter et de faire en sorte qu’ils progressent plus lentement, en se tenant sur leurs gardes, de les rendre nerveux. D’avoir l’air aussi lugubre qu’une manifestation soudaine de la brume. Qu’ils s’agitent autant que possible pour trois fois rien. Tout le temps et l’énergie qu’ils perdraient ici seraient autant de gagnés pour les aramilans.

Eh bien, il leur faisait encore plus peur que ce qu’il aurait cru.

-Ne vous inquiétez pas, j’ai ce qu’il faut pour ça!

Et un troisième individu accouru à son tour au devant de lui, une femme plus agée au teint mat chargée d’un appareil… indéfinissable. Manifestement lourd et encombrant, qu’elle portait en partie sur son dos. Avec un embout amovible qui évoquait à Ryo... pas vraiment un fusil, plutôt comme un tube. Creux. Comme pour faire rentrer des choses dedans.

-Tombe bien, j’étais pas sûre que ça allait servir mais j’l’aurais pas trimballé pour des prunes. Alors! VOUS VOUS FOUTIEZ DE MA GUEULE, EH BIEN REGARDEZ TOUS! LE FUTUR DE L’ARMEMENT ANTI-SPECTRE DES FORCES SPÉCIALES DE L’AMIRAUTE! LE FLÉAU DES FANTÔMES, L'ÉCLATEUR D’ECTOPLASMES, LE SURINEUR DE SPECTRES, LA PLUS GRANDE FIERTÉ DESIGNÉE PAR VERMEILLE ET SAÂDIN HOUARI, J’AI NOMMÉ…

Malheureusement pour elle, elle appuya sur la détente de son appareil, le Spectrogobeur RSX modèle A, avant de crier son nom. Un prototype d’aspirateur à fantômes tellement puissant que sa succion pouvait désarçonner un homme, tracter de gros éléments de mobilier, faire ployer des arbres centenaires, et… aspirer des fantômes.

Ils l’espéraient, du moins.

Mais Ryosuke, complètement déconcerté par l’étalage surdimensionné de moyens déployés pour venir à bout de lui, resta complètement immobile. Il ne comprenait pas. Normal : en bon aramilan, le concept même d’aspirateur lui était étranger. Et l’appareil, évidemment, ne l’affectait nullement. Il était intangible.

Tout ce qu’il pouvait voir, c’était que quasiment tous les soldats s’étaient soit éloignés précipitamment, soit fermement cramponnés à ce qu’ils pouvaient. Que l’adjudant et sa sergente avaient été happés sur plusieurs mètres avant de se stabiliser à plat ventre par terre, et que la succion avait été suffisamment puissante pour déchirer et arracher des pans entiers de leurs uniformes, dévoilant pour l’officier principal une musculature particulièrement avantageuse, de sorte qu’on pouvait soupçonner que son bras gauche soit aussi puissant que son bras droit, une prothèse robotique.

Egalement, un sacré nombre d’arbustes alentours qui roulaient ou volaient en direction de l’aspirateuse, tous déracinés nets.

Mais les regards restaient tournés vers lui, à la fois nerveux mais aussi et surtout, plein d’espoirs. Ils attendaient quelque chose le concernant, visiblement. Ce qui lui suffit pour raccorder les wagons. Ils voulaient qu’il se fasse aspirer. Mais une fois aspiré, alors quoi? Il ne le savait pas, mais ça n’avait pas l’air important pour l’instant. Aussi décida-t-il de se prêter au jeu.

Faire mine d’être lentement mais sûrement attiré par le tube, sûrement? Oui, son public y réagissait très favorablement.

Ah, mais il devait probablement essayer de résister, alors? En effet, ils se montraient beaucoup plus tendus en le voyant s’éloigner de l’appareil.

Attendez, ça serait plus crédible s’il faisait semblant de devoir se débattre, même? Plutôt que de faire des mouvements linéaires? A en croire leurs yeux écarquillés, sans aucun doute.

Bon. Avec ça, il devait bien avoir de quoi les occuper un moment.



Quelle plaie.

Quelle bande d’abrutis.


*
*     *
*


-Bon, question à tout hasard, le branleur de pique frigide qui nous a mis sa plus belle robe pour jouer la belle au bois dormant, il va se réveiller ou pas? Il devait revenir avant la falaise, il s’est perdu ce blaireau?
-Kalem, ça n’est pas une façon de parler de nos nouveaux amis, sourit Claudia sans rien en penser.
-Pffff, ça va, j’ai même pas suggéré qu’il a probablement un goût pour les petits enfants...

C’était normal, qu’il râle. Parce que c’était Kalem, déjà. Mais aussi parce qu’à l’aller, le petit homme à la longue barbe grise - qu’on pouvait aussi appeler nain, même si c’était bien un homme - avait pu grimper sur le drake au moment de passer le précipice susmentionné par Judicaël. Pour lui, ce drake, c’était une sale bête puante et remuante vachement dangereuse qui méritait la gale, mais grimper dessus et se faire brinlebaguer comme tas de fripes sales, c’était mieux que de mourir dans un putain de gouffre. Alors que là, avec le corps inanimé de Ryosuke qui y était fermement harnaché, le nabot n’y avait plus sa place. Ce qui lui laissait la corde comme seul support pour traverser l’obstacle. Et devoir se farcir un quasi-à-pic mortel d’une soixantaine de mètres en ascension, perdu au beau milieu de la diarrhée surnaturelle qui dévorait le monde, eh bien non, ça ne lui plaisait pas. Pour le coup, il se sentait phénoménalement couillon - dans le genre, mongoloïde quadrisomique bercé trop près du mur par des gorilles trépanés en guise de parents - d’avoir accepté d’accompagner Claudia ici. Et s’il pouvait dire ça de lui, il avait encore énormément de marge pour exprimer ce qu’il pensait des autres. En mal, évidemment.

Ce qu’il ne se priva pas de faire en grommelant dans sa barbe, lorsque, pour la dix-huitième fois, la pente terreuse sur laquelle il prenait appui céda sous son poids, le forçant à s’aplatir contre la paroi pour ne pas basculer dans le vide.

Enfin, il y avait la corde pour éviter ça, bien sûr. Même si Judicaël avait ses doutes à ce sujet.

Son amie, elle (enfin, “amie” dans le langage commun, parce qu’il la qualifiait avec beaucoup d’autres termes moins élogieux), ne broncha même pas en recevant une pelletée de terre en plein visage. Claudia avait fermé les yeux à temps, et quant au goût, elle s’en accomodait. Au lieu de ça, elle campa sur ses appuis et tendit un bras pour assister Kalem. C’était facile. Pour elle. A son échelle d’un mètre vingt, il était en surpoids très prononcé, mais elle avait du muscle.

Et savait s’en servir : en témoignaient les carcasses désarticulées des cinq goules (jiangshi pour les puristes) qui les avaient attaqués tous les deux quand ils avaient monté la garde un peu plus en amont de la piste. C’était sur le conseil d’Hamza que Judicaël les avait laissés tous les deux en retrait, officiellement pour qu’ils s’assurent que la voie resterait dégagée quand la troupe devrait battre en retraite, officieusement parce que Kalem devenait infiniment trop grincheux et insupportable pour que le vétéran puisse rester concentré. Et, et peut-être, soupçonna Claudia, qu’il avait senti que quelques cadavres ambulants les pistaient depuis un moment.

Non pas qu’il espérait qu’ils dévoreraient le grincheux et qu’on ne l’entende plus jamais. Quoi que?

En tout cas, ils avaient attaqué le duo après un quart d’heure de quiétude, et avaient tous fini en pièces détachées (à défaut de pouvoir les tuer…) dans la vagétation à l’écart du sentier, de sorte que l’inquisiteur et ses grands principes d'amour et d'amitié n’en entendraient jamais parler.

C’était essentiellement pour ça, que la présence de cette Fille de la Sororité était la bienvenue. Elle était redoutable.

Alors qu’à l’inverse, presque à l’avant du groupe…

-Ca va, M’man?
-Bien sûr, ma Boubouille.

Gros silence, mais la grande brune se stoppa net dans sa progression pour regarder tout le monde : et effectivement, dans ceux qu’elle aperçut, il n’y en avait pas un qui n’affichait pas un large sourire à l’évocation de ce terme. Moqueur, attendri, nostalgique, elle s’en battait les trompes : ça lui glaçait l’échine.

-... alors ça va pas le faire Mamoune. Chais bien qu’à la maison t’y arrives pas mais ici, au moins, s’il te plaît par pitié, tu pourrais m’épargner les petits noms à la con devant tout le monde?
-Mais pourquoi tu parles tout doucement ma puce? Tu ne veux pas qu’on t’entende?
-Rhooo bordel naan mais arrête tes conneries je demande gentiment. Même que je reste calme. Tu vois?
-Non. J’aime beaucoup trop faire ça.
-...’tain mais c’est bon d’accord je sais que j’ai été une puterie à élever et que je le suis encore mais c’est pas une raison pour...
-Ne t’en fais pas mon amour, comme je le disais à Judicaël tout à l’heure, je peux me débrouiller.
-Et n’oubliez pas, surveillez bien la corde, il faut se méfier d’elle!, héla le concerné en contrebas.
-Je ne m’inquiète pas, mon bébé est là pour me protéger!, lui relança la maman sur un ton rayonnant.

Tout le monde explosa de rire, ou presque. Certainement de bon coeur, à quelques exceptions. Mais c’en fut trop pour Oboro, désormais rouge pivoine, qui fulmina en dégonflant de suite l’hilarité générale.

-’TAIN MAIS CA VA MERCI ‘SPECE DE %§$@&#*£&@ GROSSE P%$*§@SE DE CH&@#£E DE M%*$§&#E SI C’EST POUR ME TAPER L’AFFICHE COMME CA EN PERMANENCE T’AURAIS MIEUX FAIT DE ME LÂCHER DANS UNE POUBELLE QUAND J'ÉTAIS CHIOURME, SI JE TE PÉTAIS LES OVAIRES À CE POINT FALLAIT JUSTE PAS T'INFLIGER ÇA!
-EH BIEN PARLE MOI DONC DE MES OVAIRES, PETITE PÉRONNELLE CRIMINELLEMENT INGRATE ET IGNORANTE, MERCI!!!!! TU NE RÉALISES PAS QUE, JUSTEMENT, MÊME QUAND J'ÉTAIS ENCEINTE, TU ÉTAIS UN FARDEAU INFERNAL À PORTER!!!!! TON FRÈRE J’AI RIEN SENTI MAIS ALORS TOI!!!!! UNE ORDALIE A TOI TOUTE SEULE, JE DEVAIS ÊTRE TROP HEUREUSE AVANT ET LES DIEUX ONT REMIS LES COMPTES À L'ÉQUILIBRE!!!!!!!!!!!!
-EH BAH C'ÉTAIT UN SIGNE, T’AS PAS D’EXCUSE DE PAS M’AVOIR FOUTUE EN L’AIR À L'ÉPOQUE, COMME QUOI T'ÉTAIS DÉJÀ UNE VIEILLE CAFETIÈRE COURT-CIRCUITÉE DU BULBE QUAND T’AVAIS MON ÂGE!
-MA FOI JE TE TROUVE VRAIMENT AGRESSIVE MA FILLE, CA CHANGE BEAUCOUP DES DIX DERNIÈRES SEMAINES QUE TU AS PASSÉ À ME PLEURER DESSUS EN TREMBLANT EN PERMANENCE PARCE QUE TU…
-QUOI?!?!? TU CHIALAIS AUTANT QUE MOI ABRUTIE DE @%!&$# DE FAUX-CUL DE $%*&@#%£!!!
-EH BIEN BRAVO JEUNE FEMME, TRÈS BELLE PREUVE DE LANGUAGE QUE VOILA, CA ME RASSURE DE VOIR QUE TU ES BEAUCOUP PLUS EN FORME AU MOINS. ”PROMIS MAMAN, PLUS JAMAIS JE DIS DU MAL DE TOI, MERCI POUR TOUT CE QUE TU FAIS POUR MOI!“. TA PROMESSE AURA TENU VINGT JOURS CETTE FOIS, MES FÉLICITATIONS.
-KWAAA!? MAIS C’EST TOI QUI VIENS JUSTEMENT DE FAIRE EXPRÈS DE…

Elles auraient pu continuer longtemps, peut-être. Le problème, c’est que la température s’abaissa brutalement, de plus de quinze degrés en un instant, tandis que la brume se densifiait dans les mêmes proportions. Ce qui inquiéta tout le monde : plus personne, pas même le drake, ne pouvait discerner quoi que ce soit à plus de dix mètres de lui. Ca, et les délicates teintes bleu fluo qui parcouraient sporadiquement les effluves du brouillard, comme des veines électriques palpitant par à-coups sur un muscle bandé.

Les deux femmes le sentirent immédiatement, et cessèrent aussi vite leur dispute, des frissons dans la nuque. Elles se blottirent chacune contre la paroi, mais aussi chacune l'une contre l'autre, même si c'était futile.

Le vent, à moins que ce ne soit la brume elle-même, commença à siffler, et quelques bourrasques s'agitèrent succinctement contre le groupe. Ca n'était pas tant qu'elles étaient intenses, mais surtout qu'elles ne discontinuaient pas. Et à mieux y prêter attention, quelques-uns se dirent que peut-être, ça n'était pas du vent. Mais la pression que le brouillard exerçait dans l'espace.

Rapidement, un bourdonnement prolongé se fit entendre, ponctué de quelques notes de carillon très aigus (mais c'était impossible?), qui percèrent le néant. Seul le triton, Sensoph, réalisa que ce bruit ne provenait d'aucune direction en particulier. Pas d'en haut, pas d'en bas, pas de derrière lui. Et pas de partout en même temps non plus. Mais il n'y attarda pas ses pensées, trop à l'affût du reste.

L'atmosphère vibra. Pas l'air en lui-même, mais les volutes de brume, qui se mirent à se tendre et se gainer fermement en s'enroulant au plus près de la pente terreuse, comme si elle palpait le sol. Elle insista longuement aux abords des deux femmes, mais fini par glisser au travers d'eux pour continuer sa fouille. A la recherche de...?

Le tout sur une minute. Ca n'était rien du tout, mais ça pouvait aussi être désespérément long, une minute. En l’occurrence, chaque seconde traînait horriblement. Certains ne respiraient plus, et craignaient que les battements de leurs coeurs ne fassent déjà trop de bruit. Et malgré tout, au milieu de tout ça, Claudia esquissa un sourire, en réponse à une réflexion quelconque qu'elle venait de se faire.

Une minute au terme de laquelle, rien du tout. La brume s'apaisa quelque peu. Même si la température restait sinistrement fraîche. Au moins, elle ne les cherchait plus.

Mais même ainsi, personne n'osa piper mot, ni faire le moindre geste, de peur d'attirer l'attention. De se rappeler à la conscience de la brume. Ce n'était ni la première, ni la dernière fois que le groupe se fit rappeler que la Malice était à l'image d'un monstre gargantuesque, capable de les broyer en une fraction de seconde, et qu'ils n'y pouvaient rien. A part se faire oublier. En se faisant tous petits.

Mais il fallait bien reprendre à un moment donné. Alors, au bout de sept minutes qu'il avait passées à lever les yeux pour observer attentivement le phénomène, Judicaël conclut d'une voix résolument basse :

-Wouh. Eh bien. Mesdames. J’ai parfaitement conscience que dans une famille, une discussion honnête et à coeur ouvert est toujours bénéfique pour expurger les frustrations, renforcer les liens entre chacun, et souder la famille ‘fin la cardinale Victoria me le répète très souvent et j’en suis convaincu, mais pour le coup… ben c’est la brume qui le dit, ça sera pour plus tard. S’il vous plaît?
-Très bonne idée, acquiesça la maman, totalement mortifiée.
-Ouais, fit sa fille, aussi pâle qu'un cadavre.
-Parfait!, sourit l’inquisiteur. Allez, tout le monde. On reprend. Calmement.

Le tout dans un silence de mort que personne ne chercha à percer. A part peut-être Kalem, dont les grognements incessants marmonnés dans sa barbe sifflèrent longuement.
Ven 4 Aoû - 13:05
Immédiatement après les premières manifestations de la brume suite aux éclats de voix d’Oboro et sa mère, Claudia avait attrapé le petit chapelet qui lui pendait au cou et avait commencé à prier. Elle psalmodiait depuis avec une régularité déconcertante, répétant en boucle les quelques mots qu’elle adressait à la Mère. C’étaient principalement des bénédictions à l’égard des deux femmes ; elle lui priait de leur accorder miséricorde et compassion car la colère et l’emportement du sexe féminin ne sont que créations des sombres créatures impies ; les hommes. Dans leur cas, la naissance du conflit était certainement dûe à la nécessité d’élever seule une enfant, ce que Claudia imaginait de cette femme. Dès qu’elle en trouverait l’occasion, elle irait lui demander son nom. La réduire à son simple rôle de mère lui était insupportable. Elle était une femme avant tout.

Juste devant elle, quelqu’un d’autre semblait occupé à prier, mais si l’on tendait l’oreille un peu mieux, on pouvait percevoir que le bourdonnement sempiternel qui sortait de ses lèvres, relevait du flot d’injures et de grommellements dont la plainte était si bien maîtrisée par son énonciateur, qu’elle ne semblait s’arrêter que pour permettre à l’air de rentrer. Kalem était une machine à insultes, inventif, vif, explosif. Comme une partition extrêmement bien écrite, il dégueulait la mélodie avec une finesse que peu de personnes pouvaient égaler. Et si par malheur, quelqu’un attirait l’attention du petit bonhomme bougon, la musique s’adaptait pour y intégrer l’étranger, redirigeant l’orchestre en staccatos véhéments à l’encontre de l’importun.

Pour l’heure, aucun des deux marmonneurs n’était dérangé par le reste du groupe. Les menaces de la brume avaient mis un froid dans l’assemblée et l’on observait avec crainte les volutes vaporeuses. La progression s’était faite plus lente et le petit groupe mené par Judicaël commençait à s’inquiéter de ne pas retrouver la basilique qu’ils avaient quittée plus tôt dans la journée afin d’en poursuivre les pillards.

« Juste une question, c’est peut-être idiot, mais… On devrait pas l’avoir atteinte depuis une bonne quinzaine de minutes votre église ?
-Basilique… C’est une basilique.
-Alors pour le vocabulaire chais pas, mais niveau orientation, vu que je m’ennuyais sec à l’aller, j’avais compté les pas entre la cathédrale et le ravin où on a mis la corde. Et on n’est pas raccords du tout.
-Je suis d’accord avec Oboro, mon nombre de Notre Mère ne concorde pas, approuva Claudia.
-Ca m’arrache le fion de devoir leur accorder ça, mais les deux perches ont raison, renchérit Kalem, j’ai quelques Ta Mère de trop.
-Je savais qu’on n’aurait pas dû confier à un homme la direction des opérations. Mais bon, ils savent toujours tout mieux que tout le monde.
-Pourtant j’ai suivi le chemin… Je le savais, c’est la corde qui s’est jouée de nous…
-C’est vrai que je ne reconnais pas le coin, déclara Sensoph qui semblait reprendre son rôle d’éclaireur alors que l’ensemble des membres de la compagnie se déclaraient chacun leur tour inaptes à s’orienter dans la Brume.
-Comment ce foutre de têtard à branchies peut oser dire qu’il reconnaît des coins dans ce merdier ? « Oh, je n’avais pas encore vu cette forme de nuage vaporeux qui nous pète toute la visibilité et menace de nous tuer tous dès qu’on bouge un poil de cul » J’ai l’habitude de pas aimer les cons, mais ceux qui en plus sont des Monsieur « je sais tout mieux que tout le monde », ça m’irrite comme un banc d’hémorroïdes prêts à faire leur coup d’éclat. Après je deviens désagréable et on vient râler… Non mais je vous jure…
-Kalem, tu as oublié la balise de taille, tout le monde t’as entendu…
-Qu’ils aillent se faire trépaner l’anus en Epistopoli, rien à secouer qu’ils m’ouïssent, ça leur apprendra qu’il faut être organisé quand on part faire du camping dans la nature.
-Cher Kalem, j’entends vos revendications, intervint Judicaël, mais nous allons nous en sortir, rejoindre la basilique au plus vite et y ramener la relique récupérée auprès de ces pillards. Je propose que nous fassions demi-tour et que nous retrouvions la corde afin de nous remettre dans le droit chemin. Si toutefois elle ne cherche pas une nouvelle fois à nous tuer… »

La réponse que lui adressa le nabot ne fut pas de toute évidence de l’enthousiasme qu’en attendait le prêtre. Mais un léger coup de la part de Claudia lui fit baisser le ton et ne l’entendirent plus râler que ceux qui auraient souhaité l’entendre, à savoir plus personne.

On rebroussa donc chemin. Le triton et la jeune Oboro reprirent la tête du cortège, tous deux chargés de repérer les endroits par lesquels ils étaient déjà passés afin de faire parvenir le groupe à bon port. Leur œil expert ne les trompait pas. Ce rocher, c'était évidemment certain qu'ils étaient passés devant, Oboro s'en souvenait, elle s'était concentrée dessus pour insulter mentalement sa maman après leur altercation. Et puis cette branche, sortant du sol et décrivant une courbe étrange, quelqu'un n'avait il pas fait un commentaire à son sujet pour plaisanter à propos de sa ressemblance avec une main qui indiquerait la direction à suivre ? En tout cas, le sol ne mentait pas, on pouvait nettement suivre le chemin de leur trajet aller, des traces de chaussures étaient restées imprimées dans le sol et suivre ce balisage était un jeu d'enfant.

Quand il fut bien clair qu'ils avaient marché deux fois plus longtemps sur leur propres traces qu'ils n'avaient pu le faire dans l'autre sens, la tension commença à monter dans le groupe. Chacun accusait l'autre d'être responsable de leur déroute. Judicaël seul tempérait les humeurs, ménageant la chèvre et le chou, comparant le groupe expéditionnaire à une petite famille, et tentant d'expliquer à quel point il était primordial, même en cas de crise, d'en préserver les valeurs.

Kalem avait profité de toute cette tension pour reprendre son déluge d'insultes, qu'il déversait à quiconque passait à moins de trois mètres de lui. Si l'on ne faisait pas attention aux paroles, on aurait presque pu croire à des encouragements, des mots de soutien. À sa manière, Kalem était extrêmement soudé au reste du groupe. Dommage que tous ne l'entendent pas ainsi.

Claudia, quant à elle, ne se préoccupait guère de l'attitude de son petit compagnon dont elle connaissait bien les éructations continues. La peur panique lui faisait toujours le même effet. Elle était concentrée sur l'abstraction de toutes les paroles que pouvait prononcer Judicaël. Son ton paternaliste l'énervait et ce n'était pas du tout le moment de céder à la colère. Elle ferma les yeux, pris de longues inspirations. Pourquoi la Mère lui envoyait elle cette épreuve ?

« Y a que moi qui ai remarqué qu'on avait une tronche de casse-croûtes ? Questionna Oboro en pointant le ciel. »

Au-dessus d'eux, oiseaux de mauvais augures, tournoyaient des vautours dont les trajectoires circulaires ne faisaient aucun doute sur l'objet de leurs attentions. Comme l'avait quelques temps plus tôt fait la manifestation brumeuse, le repérage des charognards mit un froid dans le groupe. Tous étaient désormais certains d'une chose, ils étaient perdus et ils sentaient la mort.

« Des nouvelles de notre sphère lumineuse ? S'enquit l'homme chargé de veiller sur le corps du moine.
-Il est crevé, tombé sur une bouboule plus brillante que lui. On l'descend de la monture, on l'attache à un caillou et on lui fout du miel sur la tronche. Comme ça les vautours peuvent graille. Vu l'épaisseur du merdeux, ça tiendra bien deux minutes. Large le temps que j'enfourche la bestiole et que j'aime chercher les secours.
-Eh minus, t'es conscient qu'en plus d'être naze, ton plan ne sauve que tes fesses ?
-Eh grognasse, t'as capté que j'en ai rien à foutre de ce que tu parviens à penser quand tes deux neurones se touchent ? Je cherche une solution moi au moins.
-MAMAN ! LE NABOT IL ME MENACE !
-Ptain mais t'as quel âge pour appeler ta mère à la rescousse ?
-Ce n'est pas pour me sauver moi, c'est pour écarter les deux éléments pénibles du groupe le temps qu'on trouve une solution.
-Les deux ..?
-C'EST CE MALOTRU QU'IL FAUT QUE J'EDUQUE MA PUPUCE ?
-Oui Maman… Mais si tu pouvais faire ça plus loin ce serait super.
-Poufiasse !
-JE N'AI PAS BIEN ENTENDU ? »

Oboro se fendit d'un large sourire en voyant sa mère attraper le nain par l'oreille et l'emmener quelques pas plus loin sous lez injures et les protestations dudit bonhomme. Elle se retourna en direction du reste du groupe qui s'était figé pour regarder la scène. Elle capta certains regards amusés ainsi qu'un hochement de tête approbateur de la part de Claudia. Tout le monde se rassembla ensuite afin de discuter des possibilités pour la suite.
Jeu 17 Aoû - 7:14
« Distorsion de l’espace ?
_ Et la Basilique ? Disparue ?
_ Un arbre fait-il du bruit quand il tombe si personne n'est là pour l'entendre ?
_ L'arbre qui s'écroule fait beaucoup plus de bruit que la forêt qui pousse.
_ Plus crédible qu’une dislocation spatio-temporelle.
_ Qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? À quel moment ? Dans quel but ?
_ La faute à la corde. Elle roule pour Epistopoli, je le savais…
_ Personne n’a jamais mentionné ce phénomène !
_ Toujours.
_ Pour qui ? Quelle distance ? Limite ?
_ La Brume. Au diable le rationalisme.
_ La règle de trois : Besoin, opportunité et moyen.
_ Les Hommes Noirs sont forcément dans le coup.
_ L’important, c’est le pourquoi.

_ Chut.
_ Non, écoute-moi.
_ Regarde. »

Le flot de chuchotements de Judicaël s’interrompit tandis qu'il fit exécuter un demi-tour à sa pelle pour en orienter la tête – et donc son reflet présent dessus – vers ce que lui-même voyait. En pure perte, aurait tiqué un esprit rationnel : son propre visage ne fit naturellement que se refléter sur l’envers de la tête de pelle au lieu de rester sur gentiment sur l’autre face. Ce qui n’empêcha pourtant pas le dit reflet d’écarquiller les yeux alors que ses lèvres s’agitaient pour former un ooooh aussi silencieux qu’abasourdi.

Devant lui s’étendait la Brume. Ou plutôt s’était étendue la Brume. Car pour une raison insaisissable, le panorama venait de subitement changer. Particularité naturelle ? Hallucination ? Effet de bord d’un quelconque phénomène explicable ? Peu importait : à cet instant, la luminosité venait de changer et une chaleureuse lueur embrasait brusquement la scène, la nimbant d’une douce aura dorée, transmutant instantanément l’apparence de toute chose visible.

Les vieux cailloux qui parsemaient la zone se révélaient soudainement être d’antiques monolithes de pierre, témoins des éons passés. Les arbres, de nobles géants millénaires, sages et imposants. Un oiseau, irradiant d’une énergie mystique, prit son envol à la périphérie du champs vision, à peine discernable et pourtant tellement évocateur d’une quelconque bête mythologique. Le tissu de la réalité s’était soudainement déchiré, laissant la place à la trame même des légendes ; un espace en dehors de l’espace et du temps, où il n’était pas difficile d’imaginer les Esprits évoluer en personne. En cet instant, en tendant l’oreille, on pouvait clairement entendr…

« Hé ! Le cléricafard ! Au lieu de rester planté comme un con à bayer aux corneilles, tu pourrais peut-être t’occuper un peu de ton expédition de merdeux ! »

Fini. Sous la verve enflammée du nabot de l’expédition, l’instant magique s’était brutalement rompu. Le rayon de soleil passa, les vieux cailloux n’étaient plus que de bêtes caillasses, les arbres mornes et déprimés se perdaient dans nouveau dans la mélasse imperméable à l’œil, des oiseaux s’éparpillaient dans un chaos de plumes et de cacophonie disgracieux. La Brume et la frustre réalité reprenaient leurs droits.

Judicaël soupira. Assis sur une souche fossilisée, à l’écart du groupe, il avait espéré pouvoir avoir un peu de répit pour réfléchir tout son aise à la situation. Mais comme le signalait Kalem avec ses gros sabots, le répit et le calme étaient finis.

L’Inquisiteur se releva et se composa un visage avenant et souriant avant de se retourner vers la Bête.

C’était plus fort que lui, l’insolent nabot le mettait singulièrement mal à l’aise. Ce n’était pas tant du fait de son physique contrefait et ingrat, contrepoint à son intellect hors norme et juste rappel que ce que la Nature donnait d’une main, elle le reprenait inévitablement d’une façon ou d’une autre par ailleurs. Non. Ce n’était pas non plus son caractère de cochon, son verbe acide et sa capacité à maugréer, maudire et injurier en continu son prochain, son environnement, la moitié du monde vivant – et même ceux trépassés pour faire bonne mesure – de façon vulgaire, imagée et choquante sans jamais se répéter ni se lasser. Non plus. C’était une caractéristique autrement plus effroyable et perturbante.
Car Kalem était un médecin.

Judicaël n’avait donc même pas besoin d’y réfléchir pour savoir que ce monstre, comme tout le reste de sa sale engeance, n’attendaient donc qu’une occasion, un instant d’inattention de sa part, un moment de vulnérabilité, pour le neutraliser, le restreindre et le découper en morceaux afin d’exhiber ses organes dans des pots de formols alignés sur une étagère pour ensuite leur faire faire des trucs de médecins dessus.
Le Prêtre serra un peu plus fort que nécessaire ses phalanges autour de sa fidèle pelle, repoussant toute velléité de frappes préventives qui auraient pourtant eu le mérite de mettre un point final à cette menace latente. Mais même s’il ne pouvait frapper le premier sans preuve, il restait paré à riposter séance tenante au moindre mouvement suspect de ce danger ambulant.

« Hé bien, Kalem, que puis-je pour vous ?
_ Que t’assumes un peu ta position, ‘spèce d’étron en soutane. Un chef, c’est fait pour cheffer ! Alors tu te radines fissa et tu dis à l’autre pimbêche de me lâcher la grappe parce que j’ai autre chose à foutre que de materner des connasses hystériques qui servent à rien !
_ Heu… Juste pour être sûr, de quelles "pimbêches" parle-t-on, là ?
_ Oboro, sa poufiasse de daronne, l’autre conne avec sa hallebarde aussi... Ah ! Pis rajoute Sensoph aussi, même si c’est un mec…
_ Ok, je vois le topo… Vous savez, Kalem, plaida l’Inquisiteur, si nous voulons que cette expédition fonctionne au mieux, il faut que nous soyons tous capables de…
_ Mais ta gueule, le coupa le médecin avec véhémence. J’te demande pas un préchi-pécha bisounours façon "aimons-nous les uns les autres" ! Fais péter un peu ton autorité ! Tu sers à quoi, à la fin, merde !?
_ Je suppose que ça signifie que vous et la maman d’Oboro n’êtes pas parvenu à trouver un terrain d’entente ? Soupira Judicaël.
_ Bien joué, Sherlock ! Railla le nabot. Vu qu’elle veut rien entendre quand ça vient de moi, dis-z-y à cette trimardeuse qu’elle est juste là en touriste, alors elle a pas son mot à dire et son opinion, elle peut se la carrer…
_ C’est elle qui a raison, arbitra instantanément le Prêtre.
_ Pardon !?
_ C’est une maman, elle a donc forcément raison, maintint Judicaël avec aplomb.
_ …
_ Ben quoi ? Je fais péter mon autorité.
_ Putain, mais c’est la Brume qui t’as fait dégouliner la cervelle par les oreilles ou bien !? C’est qu’une mégère d’Epistopoli !! Elle…
_ Je ne vous écoute plus. » Signala distraitement l’Inquisiteur en s’en retournant vers le groupe.

Une petite agitation y régnait effectivement, consécutive au retour de la paire d’éclaireurs. Hamza, la Sentinelle expérimentée, avait proposé d’aller jeter un coup d’œil en avant, estimant pouvoir se déplacer bien plus vite que le groupe et parcourir ainsi une plus grande distance sur le même laps de temps. Claudia – qui n’avait pourtant aucune compétence en la matière – avait insisté pour l’accompagner. Qu’elle veuille acquérir de nouvelles compétences par la pratique, estime qu’il soit plus sûr de ne pas laisser quelqu’un s’aventurer seul dans la Brume ou se refuse à laisser un type masculin faire étalage de sa supériorité. Judicaël n’était sûr de rien sur ses motivations mais s’en tenait à l’adage qu’il ne fallait jamais entraver les gens de bonne volonté.

Avant même qu’ils n’ouvrent la bouche, l’Inquisiteur sut à leurs mines dépitées qu’ils n’avaient rien retrouvé. Ils étaient littéralement perdus au beau milieu de nulle part, quelque part entre la Basilique et la Faille, sans pourtant aucune possibilité d’atteindre tant l’un que l’autre. La situation déroutait même Hamza et Sensoph, ce qui n’était pas bon signe. Une certaine anxiété commençait à agiter les membres de l’expédition.

Les avis divergeaient. Certaines voulaient repartir en direction de la Basilique, d’autres de la Faille, certains suspectaient un maléfice de la Brume et proposaient d’essayer de retrouver un repousse-brume d’Epistopoli ou d’Opale, d’autres voulaient faire de grands signaux sonores et lumineux pour appeler à l’aide.

Judicaël laissa Sensoph policer le débat tout en écoutant en silence. Une astuce pour asseoir l’autorité que lui avait glissée Victoria. En tant que chef, il fallait d’abord écouter toutes les propositions mises sur la table puis seulement après prendre la parole pour trancher en faveur d’une solution. Simple, efficace et facile à retenir. Et comme de juste, lorsque tous ceux qui le voulaient eurent exposés leurs opinions et asséner leurs arguments tout leur saoul, toutes les têtes se tournèrent finalement vers l’Inquisiteur.

« Très bien, nous allons nous remettre en route, déclara Judicaël.
_ Par où ? Demanda Hamza. La Basilique ou la Faille ?
_ Ni l’une ni l’autre, révéla l’Inquisiteur, nous allons aller par là ! » Signala le jeune homme en pointant une direction du bout de sa pelle.

Silence et consternation.

Ce fut Sensoph qui se fit le porte-parole de l’opinion générale.

« Heu… pourquoi cette direction particulière ?
_ Parce qu’elle en vaut une autre, tout simplement, répondit naturellement le Prêtre.
_ Et du coup, le plan, c’est d’aller se paumer à l’aveuglette en pleine nature ? Explicita Claudia d’un ton acide.
_ C’est une façon de voir les choses, admit Judicaël. L’important, c’est surtout de ne pas avoir de destination précise. »

Murmures et regards dépités.
Bon, là, comme ça, ce n’était visiblement pas gagné. Mais comment faisaient donc bien les gens pour être aussi peu intuitif ?

« Mais réfléchissez, enfin, c’est évident, s’enflamma Judicaël. La Brume tente d’attirer notre attention pour nous mener quelque part, nous montrer quelque chose. Tant que nous tentons d’atteindre un objectif, que ce soit la Basilique ou la Faille, nos volontés respectives entrent en collision. Nous n’arrivons pas à la destination que nous voulons et la Brume ne parvient pas non plus à nous amener là où elle le voudrait. Nous n’arrivons donc logiquement nulle part. Laissons-la nous guider là où elle le veut et nous n’aurons ensuite plus aucun problème à rallier la Basilique.
_ Hermmm… C’est une solution comme une autre, admit Sensoph.
_ Pourquoi pas, approuva Hamza. On tourne en rond, il faut bien qu’on tente quelque chose.
_ Heu… Attendez, vous êtes d’accord avec ça ? S’inquiéta subitement Oboro en fronçant les sourcils.
_ Sûr : c’est un théologue, il sait réfléchir à ces trucs, approuva Jeanne.
_ Non mais vous êtes complètement malade !? Explosa la transfuge d’Epistopoli. On va partir comme ça, sur une vague intuition ? MAIS C’EST TROP DÉBILE ! SÉRIEUSEMENT, ELLE TIENT PAS DEBOUT UNE SECONDE, SA PUTAIN THÉORIE !
_ Ah. Vous pourriez me le démontrer ? Demanda sincèrement Judicaël.
_ QUE JE VOUS DEMheeuuu… ? Que je vous le démontre ? Qu’elle est fausse ?
_ Oui.
_ Avec des mots et tout ?
_ Oui.
_ … Heuuu… Non mais d’accord, elle est peut-être logique et plausible, j’dis pas, capitula Oboro. Mais elle repose sur rien d’autre qu’une intuition, on a aucune certitude ! Contre-attaqua derechef la jeune femme.
_ Non, aucune, convint Judicaël. Mais j’ai la certitude qu’elle est juste, aussi vais-je la suivre.
_ Mais c’est complètement dingue !
_ Non, c’est ça, avoir la Foi, pontifia l’Inquisiteur.
_ Et nous, on devrait vous suivre aveuglément, juste comme ça ? Grimaça Oboro.
_ Voyez cela comme un acte de foi, proposa le Prête.
_ MAIS J’AI PFmmmmphmmphmphpphhh ! »

Personne ne saurait jamais ce qu’allait dire la jeune femme qui se retrouva promptement bâillonnée de la main par sa chère maman – qui, elle, voyait très bien venir ladite diatribe étouffée et ne perdait pas de vue que tout gentil qu’il soit, hé bien, Judicaël n’en restait pas moins un Inquisiteur Orthodoxe, tout de même, hein, alors elle n’allait pas tenter le diable non plus…

« Ce que veut dire ma fille, traduisit donc diplomatiquement la mère d’Oboro, ce que nous sommes assez peu expérimentées dans la Foi, alors les actes de foi ça… heu… ça met la barre un peu haut, pour nous, là, comme ça, d’entrée de jeu.
_ Il y a un début à tout, compatit Judicaël. Mais ne vous inquiétez pas, vous êtes bien entourées. Ayez confiance, tout se passera bien, vous verrez.
_ … Vous me le promettez ?
_ Avec des certitudes, il n’y aurait pas besoin de Foi, pointa l’Inquisiteur. Néanmoins, je peux vous promettre que nous ferons tout notre possible pour assurer votre sécurité et celle de votre fille.
_ Oh. C’est mieux que rien, je suppose… Pas d’objection, nous vous suivrons bien gentiment. Pas vrai, ma pupuce ?
_ MMPHPMMPHPHMPH !!
_ Mais putain, tu sers à rien, ‘spèce de chieuse au QI de bigornot ! Explosa Kalem. T’as qu’une chose à faire, une seule, et même ça tu la foires !
_ Pardon ?
_ Toi, il t’aurait écouté ! "Gnagnagna les mamans ellezontoujouraison !" Et vous tous, tas de mollusques !? Prit-il à partie le reste du groupe. Le mec, il vous balance une idée moisie tout droit sortie du trou du cul qui lui sert de cervelle et vous opinez bien gentiment avant de courir à la mort avec le sourire !? Hé, ho ! On se réveille : c’est un plan de merde ! La Brume, c’est dan-ge-reux !!
_ MMPHPMMPHPHMPH !!
_ Allons, Kalem, c’est pourtant bien vous qui avez dit qu’un chef, c’était fait pour cheffer, rappela le Prêtre.
_ Un chef, c’est fait pour être destitué ! Lança le nabot à la cantonade dans une brusque bouffée d’espoir.
_ … secoua tristement la tête ladite cantonade.
_ Putain de Pnjs de merde, vous servez à rien. M’en fous, moi je bougerais pas, déclara le médecin. Allez donc vous faire atroçorribiliser la gueule dans la pampa si ça vous chante, mais c’est sans moi !
_ C’est impossible, Kalem, répondit avec patience Judicaël. C’est tous ensemble que nous devons y aller : nous ignorons si c’est l’un d’entre nous en particulier que la Brume veut amener quelque part ou montrer quelque chose. Si s’agit de vous et que nous vous laissons en arrière, nous n’arriverons à rien. Nous devons y aller, nous tous, ensemble, ou cela n’aura aucun sens.
_ Ah ! Donc si je viens pas, personne n’y va ! Fit remarquer le médecin, une lueur de triomphe au fond des yeux. Alors, c’est vite vu, moi, j’héééé ! »

Claudia, bien placée pour savoir qu’ils auraient tous le temps de mourir de leur belle mort avant de bouger s’il fallait compter sur la coopération bienveillante ou l’usure de la volonté de Kalem pour qu’il les accompagne, venait de prendre les choses en main. Par le col, même, pour être plus précis. Le soulevant d’une main, elle le fit passer dans son dos comme un vulgaire sac à patates, totalement sourde et imperméable aux récriminations fleuries du nabot.

« C’est bon, on est paré à y aller, fit laconiquement la jeune femme.
_ Bien, il nous reste un dernier détail à régler, alors, signala Judicaël.
_ Lequel ? Soupira une Claudia qui commençait à être à bout de patience – Mère, donnez-moi la force!
_ Ryosuke. » Rappela le Prêtre en le désignant de sa pelle.

Beaucoup de monde avait oublié presque jusqu’à l’existence du Porte-brume, quasi-relégué au rang de bagage, ligoté comme il l’était sur le Drake de la Sentinelle.

« Et ? Demanda Claudia qui ne voyait pas bien où était le problème.
_ Comment ça marche, son pouvoir ? Demanda Judicaël. C’est un genre de rembobinage automatique qui le ramène directement à son corps ? Ou bien il faut qu’il le retrouve par ses propres moyens ? Peut-il localiser son corps tout seul ou va-t-il devoir le rechercher par lui-même ? Bref, comment qu’on le récupère, l’esprit du monsieur ?
_ …, se tortura le reste du groupe, en pure perte : personne n’avait la réponse.
_ Nan mais on s’en fiche, balaya Oboro relâchée par sa mère une fois calmée. Si c’est automatique, on a pas de question à se poser. Si ça ne l’est pas, c’est un grand garçon, il doit bien savoir que quand on est perdu, il faut rester là où on va se faire retrouver. Au pire, il nous attendra à la Basilique, ayez confiance. Acte de foi, tout ça, tout ça, tout pareil.
_ Notons qu’étant nous-mêmes perdus, on s’apprête à faire pourtant exactement le contraire, hein… Autre question, intervint Claudia. Quid des Epistopolistes ? Si la Brume les dédaigne – voire les aide – ils pourraient investir la Basilique avant nous.
_ Ce n’est pas un souci, balaya l’Inquisiteur. Nous avons la Relique, ce qui est le principal. Et même s’ils désacralisent l’enceinte, Sensoph et moi sommes qualifiés pour la sacraliser de nouveau lorsque nous les aurons boutés hors du bâtiment.
_ Ok, je vois le genre. On est du type sans-soucis, hein ?
_ Bon, hé bien si tout est réglé, en route ! » S’exclama joyeusement Judicaël.
Sam 2 Sep - 22:30
-Alors, qu’est-ce que je vous avais dit?, sourit-il de bon coeur.
-Nan.
-La Foi, rayonna Judicaël. Ce qui guide les hommes devant le doute et l’incertitude. Le questionnement est utile, car il conduit naturellement à trouver des réponses. Mais le doute est un venin qui paralyse ses proies, et les rend vulnérables. La réponse est la Foi. Épîtres de Sarabhai, XIIème.
-Naaaaaaaan, répéta Oboro d’un ton signifiant va-te-faire-foutre. Tu te fous de ma gueule. N'a eu de la chance, c'tout.

Et malgré tout, elle souriait elle aussi. Peu importe le pourquoi du comment, le soulagement immense qu’elle ressentit à la vue de l’imposant dôme bombé de la basilique, et des trois minarets qui la coiffaient, étouffait toute envie de protester contre quoi que ce soit. Sentiment partagé par tout le groupe. Les sceptiques ne pouvaient pas se plaindre d’avoir eu de la chance, encore moins quand eux-mêmes n’avaient pas de solution.

-”Et ils récompenseront les pieux jusque là où l’espoir a renoncé”, récita Jeanne. Merci les Douze. ‘Fin, loués soient les Douze.
-Gnagnagna gna les douze. Putain, tuez-moi.
-Eh, du respect s’il te plaît. On dit “Gnagnagna gna les Douze”, avec la majuscule.
-Alors la valseuse, j’peux te dire que si je me gène pas pour insulter sa mère, fut le nain en désignant Claudia, c’est pas tes bouses qui vont gagner au change. Gnagnagna gna les bouses.
-Kalem, ta gueule s’il te plaît, lâcha Oboro.
-Ben alors l’autruche, t’es plus de mon bord d’un coup?
-Ils ont raison, appuya tranquillement Claudia. Arrête de provoquer tout le monde. Montre-leur plutôt comme tu es agréable quand tu leur fais la tête.
-Jeeeeeeeeee… tsss.

C’est qu’il commençait à taper sur les nerfs de pas mal de monde, à force. Même le triton, toujours de bonne humeur, bienveillant et dispensant énormément de conseils à tous ceux qui vivaient leur première expédition, l’évitait soigneusement, au point de ne lui adresser ni regard ni parole même quand sollicité. Le sentiment était partagé par les autres sentinelles, chacun le manifestant à sa manière. D’autant plus que contrairement aux apparences, ils n’avaient pas eu la chance d’avoir juste une ligne droite à suivre depuis que leur meneur avait pointé une direction. De fait, leurs nerfs étaient trop en pelote pour qu'ils aient encore la patience de se coltiner un connard ronchonnant.

En bonne partie parce qu’ils avaient dû faire un détour pour s’épargner un énième précipice. Et un autre pour contourner ce qui leur était apparu à tous comme une gigantesque saloperie translucide hérissée de picots, que la brume leur avait masquée jusqu'à ce qu'ils arrivent à une soixantaine de mètres d'elle - dangereusement près vu la taille de la chose, mais pas encore trop tard. Tous s'étaient instantanément figés en distinguant les contours mal dessinés de la créature au corps allongé, un genre de serpent géant au derme proche de celui d’un homme, flottant dans la brume à hauteur de canopé, bardée d’une trentaine de pattes, de crochets et d’antennes sur les anneaux qui composaient son tiers antérieur. Un peu comme la crinière d'un lion... façon pattes d'araignée. C'était... grand? Pour ce qu'ils en voyaient de là où ils se tenaient, la bête pouvait bien faire trente mètres de long. Et ne les avait pas vus. A moins qu'elle n'ait simplement pas réagi à leur présence ; le corps de l’ophidien était ponctué, à intervalles réguliers de peut-être cinq mètres, d’écailles amovibles rouge vif qui ressemblaient désagréablement à des pupilles dans leur façon de pivoter autour d’un point central. Mais c’était impossible?

Sans un mot, Hamza avait ostensiblement levé la main et amorcé un demi-tour, rapidement imité par les autres. Seul Judicael traina à réagir, forçant Jeanne et Claudia à le tracter de force - en douceur mais fermement - pour qu'il leur emboîte le pas. Et même ainsi, le grand dadais se retourna trois-quatre fois pour contempler la bête, la tête pleine de questions. Questions qu'il n'avait pas besoin de formuler pour comprendre que les autres y avaient répondu d'un grand “nope” unanime. Et ils avaient raison, pas besoin de le convaincre. Même s'il était déçu.

Ce n'est que trois kilomètres plus loin qu'ils osèrent enfin se remettre à parler, seulement à voix basse. Scolopendre à tête de mort, lamproie tricéphale, anguille à dents de sabre, chacun y était allé de sa propre impression sans que rien ne les mette d'accord. Parce que le crâne de la créature, que seuls certains avaient entraperçu (ou cru voir?) pendant quelques secondes, n’avait rien de descriptible tant elle puait la mort. En tout cas, ça les avait calmés, et mis sur le qui-vive. Une leçon d'apprise à peu de frais pour les débutants, et un rappel de bon ton pour les autres. Dans la brume, il y avait des horreurs impossibles à décrire, en plus de la brume elle-même.

Après ça, ils avaient simplement marché trois quarts d'heure sans que rien d’inquiétant ou du moins de carnivore ne se présente à eux, un répis le bienvenu. Même les charognards qui planaient dans leurs environs avaient fini par s’en aller. Et cette fois, aucune plante aux fruits gorgés de gélatine mielleuse sur les abords de leur route - des essences aux parfums toxiques, comme le leur avait signalé Sensoph sur le trajet aller. Pour prospérer, ces arbres carnivores nourrissaient eux-mêmes la terre environnante en usant des carcasses de leur victimes comme engrais, leurs racines se contentant de puiser passivement sur un large périmètre. Et si un charognard approchait d’une carcasse dans l’espoir de se repaître… eh bien, tant pis pour lui.

Indépendamment de cette anecdote, c’était l'idée de s'être définitivement perdus qui commençait à poindre dans les esprits, et à semer l’inquiétude. Les deux experts du groupe savaient qu'ils finiraient par retomber sur leurs pattes, mais ce serait fastidieux.

Jusqu'à ce qu'ils arrivent finalement non loin de la basilique, impossible à rater au milieu de la campagne. D’une manière ou d’une autre, ils avaient réussi. Doublement soulagés. Malgré l’envie de presser le pas, le groupe s’autorisa une halte le temps de boire et de souffler un peu.

Comme les épistopoles il y a une heure de cela, ils aperçurent une petite lueur fuser dans leur direction, depuis la basilique. Mais contrairement à ces derniers, les aramilans n’eurent pas à paniquer. Personne n’eut la présence d’esprit d’aller détacher Ryosuke lorsqu’il commença à remuer, étrangement. Pas avant qu’il n’en fasse la demande. Ou plutôt, qu’il se mette à tousser abondamment en essayant de s’exprimer. La gorge sèche, le timbre scié.

-Re!, lui lança joyeusement la sergente.
-’éta’hez-’oi.
-Qu’est-ce qu’il y a?, lui demanda la sergente. J’ai pas entendu.
-...
-Je plaisante. Euh, quelqu’un pour m’aider?

Maintenant qu’il avait retrouvé son corps, se faire transporter sur le dos d’un dragon apparaissait comme une une idée immensément stupide, qu’il n’était pas près de suggérer ou d’accepter à nouveau. Pour avoir déjà eu plusieurs fois l’occasion de dormir à la dure, à même le sol, sur des dalles de pierre ou des coins terreux entremêlés de racines qui lui rentraient dans le dos… eh bien, se faire bringuebaler comme un sac de céréales par un lézard volant qui faisait juste le minimum pour ne pas lui disloquer le cou par mégarde, c’était inconfortable. Ses muscles hurlaient de douleur, il avait la nausée jusque dans les narines et un mal de crâne intarissable. En temps normal, il abandonnait son corps sur un lit, un siège, un tapis, ou allongé sur de l’herbe.

-Et ‘e ‘eau.
-Cadeau, glissa Claudia en obtempérant.
-Merci.
-Ça va ?
-Non.
-J’arrêtais pas de me dire que ça devait être hyper horrible pour toi, sourit Jeanne sur un ton étrangement enjoué. A un moment ton corps s’est mis à remuer et tu faisais des bruits j’ai cru que t’allais vomir tout seul. Hamza a ralenti.
-Nikol a ralenti, précisa le concerné en cajolant l’encolure de son drake.
-...

Il ne réagit pas. Peu lui importaient les détails. Soutenu par Claudia, Ryosuke se laissa tomber un peu plus loin, quelques pas en retrait du dragon auprès duquel il ne se sentait pas à l’aise. Déjà que les animaux n’étaient pas son fort et qu’il en faisait de même avec les chevaux, alors une grosse bête aussi intimidante que celle-ci, encore moins volontiers.

Sans le vouloir, il allongea la halte à lui seul, visiblement trop faible pour pouvoir se lever et tellement sonné que les autres le prirent en pitié. Personne n’osa proposer de reprendre la route, même si la majorité d’entre eux avaient hâte de retourner dans l’abri (somme toute très relatif, mais bien mieux que le reste) des murs de la basilique.

-Question pour ma culture sur les portebrumes, comment tu nous as retrouvés?, demanda Judicaël. On se posait plein de questions. Est-ce que tu peux sentir où est ton corps quand tu es en bouboule?
-Non. J'étais en haut de la tour, je vous guettais.
-Ah. Pas pratique, ça.
-Je sais que certains le peuvent. Ca viendra peut-être.
-Et le fait que tu ne nous aies pas rejoints, demanda Sensoph. On a hésité à t’attendre. Tu restais derrière pour espionner les épistopoliens?
-C’était l’idée. Au début. Je leur ai fait perdre du temps et de l'énergie, en fin de compte.
-Ah?
-Mh.
-...
-...
-Qu’est-ce qui s’est passé?, continua le triton.
-Ils ont dû croire que j’étais une nebula, un bout de brume agressif, un spectre ou je ne sais pas quoi. Alors j’ai insisté.
-Euh. Et tu as..?
-...
-... fait quoi?, compléta Judicaël pour l’inviter à répondre.
-J’ai juste… fait le fantôme.

Une image improbable traversa le crâne de l’inquisiteur en cet instant fugace. Ryosuke, recouvert d’un drap blanc avec deux trous pour laisser passer ses yeux inexpressifs, qui tendait les bras en ouuuuhant sans conviction pour intimider une bande de soldats.

Naaan.

Au regard qu’il échangea avec le triton, pourtant, il comprit qu’il n’était pas le seul. Et à l’expression hilare d’Oboro située un peu derrière, à faire le guet avec Jeanne et Claudia, qu’ils étaient au moins trois.

-Combien de temps?, gloussa le triton.
-Aucune idée.
-Quoi, vraiment aucune idée?
-Je n’avais pas de montre sur moi pour regarder, rétorqua le moine. Ca a duré un bon moment. Et vous, qu’est-ce que vous avez fait? Vous auriez dû arriver avant moi. De beaucoup.
-Ah. Eeuh…

A tour de rôle, les deux aramilans relatèrent leur parcours et les quelques déconfitures rencontrées sur le chemin. Et qui, rétrospectivement, leur semblaient d’autant plus étranges que le moine leur expliquait maintenant avoir simplement tracé une quasi ligne droite en remontant leur trajet initial jusqu’à la cathédrale sans jamais se retrouver à devoir se poser des questions sur le chemin à suivre. Malheureusement, il était incapable de dire s’il avait vu leurs traces à eux, si celles-ci avaient disparu à un moment donné, ou si elles n’avaient simplement jamais été sur ce sentier.

Ce qui lui semblait particulièrement étrange, réalisa Ryosuke en l’expliquant placidement aux deux autres. Parce qu’il y avait fait attention, et qu’il avait bien observé la piste et ses alentours. Et pourtant, il était incapable de se prononcer sur ce qu’il avait constaté. Ca n’était pas qu’il ne s’en souvenait pas, s’il les avait vues ou pas, ces traces. Mais le sentiment était proche. C’était juste qu’il ne le savait pas. Ou qu’il ne le savait plus.

-J’ai pas compris, demanda Sensoph. T’as oublié?
-... on peut dire ça, éluda finalement Ryosuke. Mais ça n’est pas normal.
-T’as observé et tu n’étais pas sûr?
-Non. J’ai su et j’étais sûr.
-Et maintenant tu ne sais pas?
-Oui.
-Alors… j’imagine que c’est la brume qui t’a tapé le cerveau. Ca arrive, des fois. Ou probablement plus souvent qu’on pense, en fait, juste qu’on le remarque pas. Intéressant de voir que ça peut même arriver aux esprits, par contre. ‘Fin, aux portebrumes en forme astrale, quoi.

Le petit moine ne réagit pas. Oui, c’était à peu près ce sur quoi il s’était arrêté, au final. Comme conclusion. Ca restait intéressant de voir l’avis partagé par quelqu’un qui avait de l’expérience. Mais comme bien souvent, il ne ressentait pas le besoin de discuter davantage du sujet, de poser des questions, d’émettre des hypothèses, de partager des idées. C’était comme ça. C’était tout.

Judicaël, au contraire, en avait des tonnes, des idées, des hypothèses et des questions qui fusaient dans son crâne. Un peu trop en même temps, comme toujours. Si la brume était capable de déplacer les gens sans qu’ils ne s’en rendent compte, comme ils soupçonnaient que ça leur était arrivé… et de jouer avec leur mémoire de court terme, comme Sensoph le suggérait… alors de quoi pouvaient-ils être sûrs? Si ça se trouve, c’était bien pire que ça. Il pourrait commencer à prendre des notes, des mesures, à tenir un journal… mais si ça se trouve, la brume pourrait aussi changer ça? Mais en fait, heureusement qu’ils exploraient en groupe, parce que seul, ça devait être la mort!

Fascinant, tout ça.

-Et les épistopoles, du coup?, continua le rouquin.
-Je les ai laissés au moment où ils se sont fait approcher par des bêtes. On aurait dit des cerfs. Sauf qu'ils étaient… très épais. Un peu comme… des taureaux. Larges. Très musclés.
-Des wargs?
-Pas des wargs. Plus petits, en meute. Plus intelligents? Ils commençaient à encercler les soldats en faisant profil bas quand on les a repérés. Comme des loups ou des lionnes. En chasse.
-”On” les a repérés. Tu les as aidés?
-Ils les ont vus tous seuls, mais j’ai fait un petit tour pour les mettre en valeur. Avant de partir. Il valait mieux que je ne sois plus là pour les distraire.

Le reste, c'était de leur ressort. Mais nul doute que face à une menace faîte de chair et de sang, donc parfaitement sensibles aux balles, la bande de soldats s’était sentie beaucoup plus à sa place. D'autant plus que les bêtes n’étaient pas suicidaires : face à un ennemi trop fort, elles allaient battre en retraite, pas bêtement insister. Et avec leurs canons d'acier, Ryosuke ne se faisait pas de souci pour eux.

Non pas que leur mort serait regrettée si elle devait arriver. Ils étaient dans la brume, et ils étaient ennemis.


*
* *
*


-Regardez-moi ça, commenta Claudia en pointant une grande mosaïque qui occupait toute une alcôve de la basilique. Vous qui pourriez être mes Soeurs. Qu’est ce que vous voyez?
-Représentation du sacre de Parnashi, la Brève Éclatante, reconnu Jeanne.
-Qui donc?, demanda la maman d’Oboro.
-Une figure historique célèbre, canonisée de son vivant sous la bénédiction des étoiles d’Azoriax et de Raphalos, je crois, pour avoir organisé la résistance de Sancta… en 1634. En gros, elle a sauvé des milliers de vies en organisant et conduisant personnellement l’arrière-garde des caravanes des bannis qui ont dû fuir la cité. C’était une prédicatrice et une guerrière dainsbourgeoise très respectée à son époque. Crainte, aussi. Ou surtout. Plutôt surtout en fait.

1634, c’était la date qui constituait l’an zéro d’Epistopoli la scientifique. Qui avait commencé par un génocide sans sommation de ses communautés religieuses qui se montraient activement réfractaires à la révolution laïque. Pas besoin d’épiloguer pour quiconque avait des notions respectables d’histoire épistote ou panthéiste. Ce qui était le cas de tout le monde ici, d’un coté comme de l’autre.

-Ah. Oui. Non. Je vois de qui vous parlez. Mais chez nous, c’est plutôt le contraire, on en a l’image de… d’une fondamentaliste extrême, du genre guerre civile et massacres de foules. Quelqu’un dont les discours et les actions ont fait infiniment plus de mal que de bien. Un exemple souvent cité pour mettre en évidence les défauts de la religion. Et de la foi, expliqua délicatement Mme Muromachi. Ca et les centaines ou milliers de morts qu’on lui attribue directement de notre côté.
-Oh tiens. Chez vous aussi ça surenchérit sur les prouesses guerrières?
-Chez nous on l’appelle la Brève Sanglante, pas l’éclatante. On ne sait pas pourquoi on l’appelle la brève. Mais on devine le reste.
-La même chez nous!

Heureusement, s’agissant d’évènements qui avaient eu lieu il y a des lustres, personne ici ne s’empara du sujet pour accuser qui que ce soit. Après, certaines personnes étaient plus fines que d’autres :

-Ca n’est pas ça que je voulais dire, rejeta Claudia. Mais je ne savais pas qu’il s’agissait de la Sainte Éclatante. Merci beaucoup.

Le plus naturellement du monde, elle adressa une rapide succession de gestes rituels en direction du mur, en respect à une femme qui n’avait pas été une Fille au service de la Mère, mais qui avait tout autant de mérite que la majorité d’entre elles, et certainement bien plus. Et en sa qualité de Soeur Claudia Amugenze, elle était naturellement ravie de rencontrer cette figure. Morte il y a trois siècles, certes. Mais toujours louée à ce jour. Et toujours inspirante. C’était donc un honneur.

-Mais vous cherchez trop loin, je ne parlais pas de ça, continua-t-elle au sujet de la mosaïque. Simplement de ce que vous pouvez voir. Rien qui ne vous saute aux yeux? Quelqu’un?
-C’est très beau, commenta la mère d’Oboro. J’aime en particulier ce choix d’utiliser des coquillages pour mettre en valeur le cadre de l’oeuvre. Et les détails que l’on peut voir dans la foule qui l’acclame. C’est vivant. Ca attire le regard. Ca rend curieux. Pas du tout le genre de choses que l’on voit à Epistopoli. Nous n’avons pas beaucoup de musées, et encore moins de musées d’art. Et encore moins d’arts anciens.
-On a quasi que du street art, ouais, précisa sa fille.
-Enfin, appeler ça de l’art, c’est au-delà de généreux.
-Dixit le dinosaure. C’est une forme d’art, M’man, ptêtre pas ce qui te plaît mais c’est ce qui se fait.
-Ce sont des racailles qui salissent des espaces publics avec des peintures vulgaires jusqu’à ce l’on abandonne l’idée de nettoyer les murs. Ca n’est pas de l’art.
-Y’a de ça, beaucoup, mais y’a aussi des gens qui font des trucs infiniment plus oufissimes que tout ce qui se trouve dans cette pièce.
-Des tags et des graffitis.
-Et y’en a qui déchirent.
-Qu’est-ce que c’est que vous parlez?, demanda Jeanne. Street art?
-Euh… j’te monterai un jour, si tu veux.
-Ah, tu sais en faire? Je t’aurais pas cru artistique toi.
-Ah bah bravo, merci!
Queud, j’ai essayé quelques fois sans plus avec des copains mais j’ai pas trop poussé. Mais j’peux quand même te montrer. Mais mon truc c’est plutôt… j’aime bien scribouiller au crayon, j’ai commencé ado’.
-Mais non ma puce, tu as commencé quand tu portais encore des cou…
-P’tain M’man commence pas.
-Mais si, même que tu savais tenir un crayon correctement avant de monter sur le p…
-LALALALALALALALALA PERSONNE NE T’ENTEND ‘SPECE DE VIEUX BOUDIN SENILE.
-JE NE SUIS PAS VIEILLE!
-BAH NON, TU VAS JUSTE FÊTER TON VINGTIÈME ANNIVERSAIRE POUR LA V...
-LALALALALALALALA PERSONNE NE T’ENTEND CRETINE D’ASPERGE ECERVELEE.
-...TIÈME FOIS CONSÉCUTIVE!

Elle avait beau faire deux, trois têtes de moins que sa fille, la fière épistote n’avait aucun mal à déployer autant d’envergure que cette dernière quand elle se tenait droit. D’autant plus qu’un affront impardonnable venait d’être commis.

Qu’on ne connaisse pas son prénom, c’était déjà quelque chose. Mais c’était tolérable.

Qu’on révèle son âge, par contre. C’était hors de question. Strictement hors de question. Indiscutablement. Hors. De. Question.

-D’accord pour que je ferme ma gueule, M’man. Mais alors toi aussi tu coucouches panier gentiment les provocs, négocia la grande brune.
-...
-...
-...
-...
-Va.
-Yeeeeees.

Et aussi vite qu’elles s’étaient enflammées au quart de tour, les deux femmes se calmèrent d’un seul coup, sans que la moindre trace d’animosité ne soit distinguable dans leur nouvelle tenue. Elles avaient tout de même laissé quelques relents d’atmosphère électrique dans l’humeur ambiante. Jeanne et Claudia n’étaient pas sûres de ce qu’elles venaient de voir, mais commençaient à s’y habituer - à peine. Quant à ceux qui se tenaient plus loin, certains s’étaient brièvement retournés avant de laisser couler, pas vraiment intéressés. Seul Hamza s’était rapproché, intrigué et méfiant.

Pour rompre le silence, Claudia, légèrement peinée que toutes échouent à son test, prit sur elle de dévoiler ce qu’elle tenait tant à faire remarquer sur la fameuse mosaïque :

-Je veux dire, regardez les bien. Les archevêques qui dominent tout le monde depuis leur promontoire. Les masses des fidèles amassés à leurs pieds. Ils ont la parité, mais vous avez vu comment les hommes se tiennent systématiquement devant les femmes? Ils occupent les trois quarts de l’espace qu’ils partagent. A chaque fois.
-Aaaaah çaaaa? Ouais, typique, j’y faisais même plus gaffe.
-Classico-classique, même.
-Par les hommes, pour les hommes.
-Mais la femme est plus belle, signala naïvement Hamza.

Ce qui lui valut, évidemment, de se faire instantanément fusiller du regard par le peloton qu’il venait de rejoindre. Forcément, il comprit son erreur. Ca ne lui ressemblait pas. A lui, le respectable vétéran des sentinelles, plus souvent dans la brume qu’en dehors, d’un genre réservé mais toujours arrangeant, fiable et efficace. Et puis, grand et fort comme un roc, avec une musculature fort bien entretenue.

Il venait de rétrécir à vue d’oeil face à l’aura de mort émanant des quatre harpies malveillantes.

-Euh… L'archevêque, je veux dire... Ses cheveux sont magnifiques… On dirait… Une traînée… de… Une traînée…
-Un traînée?, menaça Claudia.
-Une traînée d’épis de blé blondis sous le soleil d’été, compléta l’autre précipitamment. C’est une très belle couleur. Et c’est systématiquement le cas. Plus bas, L'Éclatante est splendide, mais toutes les femmes le sont. Les hommes sont fades, en comparaison. De toutes les femmes.
-Mais ils ont tous les attributs de la puissance. Et sont représentés comme tels, appuya la Soeur. Alors que les femmes ont pour seule vocation d’être belles.

En dépit des huits yeux qui le toisaient avec insistance, Hamza ne répondit pas. Parce qu’il n’avait pas envie de répondre. Parce qu’il n’avait rien à répondre. Parce qu’il n’avait pas à répondre, d’abord. Est-ce que c’était sa faute? Est-ce qu’il y avait une faute? Il ne comprenait pas. Alors il tenta autre chose :

-Claudia. Je sais, et tu sais que je sais, et je sais que tu sais que je sais, que tu pourrais me tuer à mains nues sans problème plusieurs fois d'affilée. Alors pas besoin de ça. Je m'excuse. Bien sûr que non, les femmes n’ont pas juste vocation à être belles. Tu as raison, c'est injuste que le tableau présente ça.
-Non. Ce n’est pas ça le problème.
-Hein? Merde.
-Bon, dévia Jeanne qui le prenait en pitié, ben je note : “Hamza : fétiche blonde aux yeux bleus. En robe longue de préférence. Cf l'archevêque. Avec de petits pare-chocs”. Je me trompe?
-Mh?, dit-il, inhabituellement gêné.
-Ça fait Judicael en femme quoi.
-Oh putain c’est vrai qu’il pourrait être terrible en travelo, ricana Oboro. Avec du maquillage! Je veux voir.
-On parle de moi?, demanda le concerné depuis l’alcove d’en face, occupé à jouer avec un écureuil.
-Des bêtises, Monsieur l’Inquisiteur. Oublie!

Très subtilement, la sergente embrigada la mère d’Oboro pour continuer le débat avec Claudia, laissant à son maladroit (étonnamment maladroit, se reprit-elle) supérieur le temps de battre en retraite. Un peu pataud et perturbé, il alla se réfugier auprès du triton, assis sur un vieux banc dépoussiéré tant bien que mal, occupé à grignoter un morceau de saucisson. De l’énergie en bloc à mâcher, comme il disait souvent.

-T’en veux un bout?, lui proposa Sensoph.
-Ca ira.
-J’ai des gâteaux aux lentilles sinon. Pas de viande, si c’est ça le problème.
-Merci. Mais pas besoin. Je n’ai pas faim. Je me sens bien.
-Ca je dis pas, mais jeûner pendant une expédition, ça peut être dangereux. Après, je peux comprendre que manier Soeur Marave ça demande autre chose que d’avoir le ventre plein, donc c’est pas le bon exemple.
-La manier. Oh pitié.
-Promis, je fais pas de blague quand elle peut m’entendre.
-Oh, ça sera ton problème, pas le mien.
-Bah, si elle me tue, elle aura affaire à ma femme, je m’inquiète pas.
Bon. Sûr que même pas des fruits secs?
-... non. Je préfère être pur, dans la brume.
-C’est réglo. Mais je te surveille, grand.

Ca allait faire deux jours, qu’Hamza n’avait rien mangé. De même pour Jeanne, en fait. Sans que personne dans le groupe ne s’en offusque outre mesure. Sauf les deux épistotes, qui avaient simplement accepté la chose sans vraiment la comprendre, et encore moins y adhérer. Pour cause : c’était une pratique courante au sein d’Aramila, autant comme acte de foi du quotidien que comme technique pour se prémunir contre les affres de la brume. Sur une durée de quelques jours, et en consommant une quantité respectable d’eau, de jus et bouillons de légumes, le jeûne purifiait le corps, lui donnant le temps de se débarasser de toutes ses impuretés. Et purifiait l’esprit, en plus de le renforcer. Pendant un temps, on résistait à la tentation de se précipiter sur la nourriture, et on arrêtait de vivre aux dépends des autres formes de vie. Notamment animales.

En fait, l’idée que cette pratique pouvait être bénéfique quand on s’aventurait dans la brume rejoingnait, sur un angle différent, l’idée qui avait conduit Judicaël à leur demander de ne pas tuer gratuitement leurs ennemis tant qu’ils pouvaient se le permettre. La différence, c’est qu’ils étaient habitués à opérer à jeûn le temps de quelques jours, et qu’ils connaissaient parfaitement leurs limites. Chacun y allait à sa hauteur. Pour sa part, Ryosuke se contentait de manger maigre le temps de l’expédition. Pas de viande, de poisson ou de fruits de mer tant qu’ils avaient autre chose à se mettre sous la dent. Mais lui devait manger, pour tenir les longues marches.

C’est pourquoi il accepta les biscuits aux lentilles que lui tendit le triton, le temps qu’ils se reposent. Bientôt rejoints par Oboro, elle aussi attirée par les victuailles de Sensoph. Qui partageait d’autant plus volontiers qu’il aimait discuter en même temps qu’il mangeait.

-Alors, vous le vivez comment jusque-là? La brume, l’expédition, tout ça? Pas trop horrible?
-Toujours beaucoup de marche, résuma Ryosuke. Mais ça va. Mieux.
-Euh… ben comme il dit en fait. Mais j’encaisse, c’est pas dur. Le pire c’est le manque de sommeil, j’ai hyper mal dormi, trop la flippe. J’avais l’impression que la brume me léchait la tronche toutes les deux minutes, c’était hyper chelou. Comme des moustiques en pire. Et si on fait une nuit de plus je sais déjà de quoi je vais rêver ce soir, j’ai vraiment trop pas hâte.
-La lamproie géante?, devina le triton.
-La putain de ventouse à tronche de crochets, ouais.
-Vu sa taille, j’ose même pas imaginer la taille de ce à quoi elle est équipée pour s’accrocher.

Oboro ne releva même pas, se contentant de mourir intérieurement à l’idée de… non, ça se saurait, si ça existait. Ouais, plutôt pas en parler, hein.

-’Fin à part ça, au global… en fait c’est zarb, je m’attendais à ce que ça pullule de merdes à unga bunga, mais c’est pas du tout ça.
-Unga bunga?
-Ah. C’est… avoir un problème et taper dessus tellement fort que y’a plus de problème.
-La science épistopole, commenta distraitement Ryo.
-Oh bah là tu serais surpris mon coco. Nan mais j’veux dire, on envoie des soldats dans la brume, tu t’attendrais à ce que ça se fritte H24. Mais quand le problème c’est de se paumer complètement parce que le paysage change d’un coup en mode sorti de mon cul, de tomber sur des fleurs qui sniffent bon le somnifère ou des nids de saloperies hypertrophiées qui se planquent dans les arbres, ben tu peux pas, et ton fusil tu le trimballes pour queud’. Et ça c’est avant de parler de ce que la brume fait de chelou. J’blaire vraiment vraiment pas quand elle joue bleu fluo.
-Mmh. Et ta brume à toi, tu la sens comment?, demanda le moine.
-C’est Ryo l’humain ou c’est le prof de yoga qui me pose cette question?
-...
-’Videmment. Oui prof’. Bah ça va très bien en fait. Je le sens moins que d’hab, et quand il bouge il est… moins… pas violent… et détendu, ce qu’est pas du tout habituel? Chuis sûre que ce connard est content d’être là. J’imagine que c’est l’histoire du nebula qui est content d’être tout proche de la brume d’où il vient et qui est en chien maintenant qu’il est tout prêt du but. Mais du coup il devrait être cinquante fois plus vénère que d’hab pour tenter de prendre les commandes pour passer l’arrivée, non? Là on dirait un tox’ qui a eu sa dose de came et qui est dans les vappes. Ca fait ça une brume, normalement?
-... je ne sais pas. Mais tant mieux.

En fait, il avait peur que ça se passe mal pour elle. Que le scénario qu’elle venait de décrire aie précisément lieu. Mais visiblement pas, contre toutes ses attentes. Les sous-prieurs, qui avaient proposé qu’Oboro se joigne aux expéditions pour se rendre utile de la meilleure manière possible, tout en continuant à apprendre à vivre avec son bout de brume, savaient donc ce qu’ils faisaient.

Ce qui ne faisait aucun doute, en fait. Pour ce qu’il avait toujours pu constater.

Mais quand ils lui avaient demandé son avis, il avait refusé, arguant que c’était impossible. De toutes leurs tentatives, elle n’avait pratiquement aucun contrôle sur sa brume et ils ne faisaient que tricher et user d’artifices pour engourdir son parasite autant que possible. Alors maintenant… il ne comprenait pas. Tout le monde était différent, il l’avait vite appris. Mais elle, c’était trop différent.

-Toi ça te fait quel effet?, demanda-t-elle à son tour.
-...

Quelque part en Ryo, dans les tréfonds de son corps, le parasite de brume qui nichait là depuis qu’il avait quatre ans remua vigoureusement en réponse à ces mots, s’accrochant aux maigres tissus de muscles et aux quelques brins de pensée qu’il pouvait agripper. En vain. Il ne parvint pas à se hisser d’une quelconque manière, aussi bien physiquement que métaphoriquement. Comme toujours. En fait, il ne savait même pas pourquoi il venait d’essayer. Bon. Tant pis. Ne restait que le plan Z, que son hôte finisse par mourir d’une manière ou d’une autre. Ca viendrait forcément, s’agissait juste d’attendre.

Le plus tôt serait le mieux. Quand vous voulez.

-Rien du tout, conclut-il. Mais c’est la quatrième fois que je viens dans la brume.
-Même pas à force d’utiliser tes pouvoirs?
-Non. Je vérifierai plus tard. Rien pour l’instant.
-Bah ‘tain. ‘Fin c’est bon signe. ‘Têtre j’en serai là un jour.

Probablement pas, songèrent les trois sans le formuler. Même pour le triton, Ryo apparaissait comme un cas extrême. Avec des défauts en conséquence, à voir sa piètre maîtrise de son don de portebrume. Toutes les limitations qui le frappaient, il ne se souvenait pas que les autres avaient à s’en soucier. Mais il n’en avait pas du tout rencontré assez pour se faire une idée.

-Au fait, rien à voir. Regarde Judicaël.
-Ouais?
-L’écureuil qui est en face de lui.
-Ouais? ‘Ttends, il est en train de lui parler ou je rêve? ‘Tain ce mec. Il est très bien hein, j’dis pas. Mais je sais pas s’il est marrant ou s’il fait pitié, quand il vire en autiste. ‘Fin toi aussi, l’moinillon. Et puis Claudia aussi. Et puis Kalem auss… et Hamz… ah putaaaaiiiiin.
-Peu importe. Tu saurais l’attraper? L’écureuil.
-Proba’. Pourkwa?
-Juste comme ça. Je trouve ça bizarre. Un écureuil qui se tient aussi près d’un humain, pendant aussi longtemps, alors que l’humain bouge et fait du bruit.
-Ben Judicaël a un truc avec les animaux. J’veux dire, oui je comprends, mais…
-...

Oui, d’accord. L’argument n’avait pas vraiment de sens.

-Nan mais c’est complètement con.
-Oui.
-C’est juste un écureuil.
-Tu peux?

Elle le regarda étrangement, pas entièrement sûre de s’il se payait sa tête ou si… non, évidemment. Alors, la grande brune se leva, l’air mine de rien. Ajusta ses cheveux, sans avoir aucune raison de le faire - mais c’était machinal, on ne discutait pas. Elle accepta le grand sac de toile que lui tendit le petit moine. Puis s’approcha doucement, discrètement du dos de l’inquisiteur, en faisant le moins de bruit possible à chaque pas.

Pour avaler les dix derniers mètres en une fraction de seconde, et se fracasser le flanc contre un tas de marches surélevant un autel couvert de cierges poussiéreux.

Mais elle avait réussi : même à plat ventre par terre, elle maintenait le sac scellé de ses deux mains, et à l’intérieur, l’animal qui se débattait furieusement en poussant de petits cris.

-M’ENFIN?! OBORO!?

Il était toujours calme. Mais il n’aimait pas du tout que l’on fasse du mal à un animal. Ou à un enfant. Alors, il s’emporta un peu.

-C’est Ryo’ qu’m’a demandé!
-Ryosuke?!
-Oui.
-Kézakokessakevousfaîtes!?
-Derrière toi.

Toujours aussi impassible qu’à l’accoutumée, le moine. Il ne le formula pas, il ne l’afficha pas, il n’en tira même pas de satisfaction particulière. Mais très visiblement : Ryo avait vu juste.

Sans donner de signe avant-coureur, le sac enfla et gonfla jusqu’à exploser de l’intérieur, libérant un amas de chairs grossissantes qui continua à croître jusqu’à adopter une forme quadrupède aussi épaisse qu’un buffle. Une masse de muscles sanguinolants aux veines et aux tendons saillants, dotée d’une mâchoire terrible, hérissée de canines particulièrement épaisses qu’on avait jamais vu que sur des morts-viv…

Ah non, elle finit par se faire recouvrir d’une peau on ne peut plus ordinaire, quoi que rudement épaisse. Pour enfin prendre la forme…

D’un hippopotame. Qui menaçait maintenant son ex-geôlière de sa gueule béante, prête à lui gober le crâne. C’est d’ailleurs dans ce but qu’elle lui fonça dessus.

-Oh bord…

Aussi vite qu’elle avait approché, Oboro, rampa sur cinq mètres en arrière le temps d’un claquement de doigt, allant s’écraser piteusement contre un trio de chaises qui n’avaient rien demandé. L’animal essaya de la suivre en grondant, pleine de rage, mais l’autre se carapata encore plus loin tandis que les autres réagirent entremps, menaçant la grande bête en dégainant leurs armes. Deux mousquets, un arc, une pelle et quelques armes blanches.

Ce qui, de façon complètement abherante, suffit à convaincre l’animal de se tenir en respect. La gueule entrouverte, il se recroquevilla, perturbé.

-Baisse ton… baisse ta mâchoire!, somma Judicaël. Nous ne voulons pas te faire du mal, mais nous ne pouvons pas prendre de risque. Alors s’il te plaît, coopère. Et recule jusqu’au mur. Et… je sais pas trop ensuite. Pose les mains au sol? Qu’est-ce qu’on dit à un hippopotame? Tu n’es pas un hippopotame. Pas un normal, en tout cas. Tu peux me dire ce que tu es?

L’hippo brailla mollement, sans qu’on puisse rien n’en faire. Son regard parcouru ses assaillants l’un après l’autre, à toute vitesse, sûrement à tenter de deviser un plan, à se trouver un otage, à créer une issue…

Mais en vain.

Alors la bête ferma les yeux, et se laissa glisser, s’affaisant jusqu’à choir flanc au sol, immobile.

Et ainsi laissée à l’abandon, concentrée au maximum de ses aptitude, la créature muta aussi vite que possible dans un nouvel amalgame de viande mal positionnée pour devenir un corbeau qui s’éleva dans les airs. Mais pas assez vite pour Oboro, qui le gifla en vol comme une joueuse de volley avant de s’écraser à nouveau contre un mur. Elle avait amorti d’une épaule, cette fois. Et grogna de douleur.

Contrairement au tas de plumes qui s’écrasa de plein fouet sur le sol de marbre, dans un claquement sec à faire grincer des dents. Et cette fois, il ne se releva pas. A la place, ses muscles gonflèrent une dernière fois, pour prendre l’apparence…

-Un homme, cracha Claudia.

Un homme nu, au teint hâlé, yeux bridés, pratiquement imberbe et les cheveux coupés raz. Pas bien grand, mais solidement charpenté. Et dans une position inconvenante, en plus d’inconfortable. Non pas qu’il soit en mesure de s’en offusquer : pour s’être pris une dalle de marbre en pleine face, il était complètement dans les vappes, incapable de réagir à quoi que ce soit tant la douleur lui fendait le crâne.

Et ce fut… le silence.

-Trente astras que c’est un portebrume d’épisto’, lança Jeanne.
-Vu sa tronche, il doit venir de Xandrie, objecta le triton.
-Ouais ‘fin vu ma tronche moi aussi je dois venir de Xandrie, répliqua Oboro. La même pour le moinillon, et pourtant c’du terroir du désert, nourri au sable bio. Donc ça veut pas tout dire.
-...
-Eh bien, nous n’avons qu’une façon de le savoir. Bonjour?, tenta gaillament Judicaël auprès de leur prisonnier.

Pas de réponse. Soit il était hagard, soit il ne voulait pas répondre. Vu qu’il leur présentait actuellement son postérieur et ses attributs masculins de façon très saillante, il était excusé : le bénéfice du doute. Etrangement, personne n’eut en tête de faire une blague là-dessus, vu la situation.

Au lieu de ça, Ryosuke se fit presque bousculer par sa meilleure élève, pas dans son meilleur jour.

-’Kay, juste pour être sûre, l’moinillon. Tu t’attendais à quoi quand tu m’as demandé de le chopper?

A ce que l’écureuil se révèle être une monstruosité des brumes hérissée de griffes et de crocs qui les broie tous les trois sous ses cinq mâchoires tentaculaires avant même qu’ils n’aient le temps de cerner ses contours.

-Rien en particulier, mentit-il.

Ca, ou encore autre chose, et peut être juste à rien, en effet. Pour la quantité d’horreurs qui rodaient ici, et au nombre de récits plus ou moins surenchéris qu’il avait entendu à propos de la brume, il s’attendait à tout.

Mais maintenant, plus vraiment.

-Ouais bah la prochaine fois, tu m’préviens si c’est une idée de merde. Moi je t’ai fait confiance, et j’ai failli clamser.
-C’était une bonne idée, et ça a marché.
-DE QUOI!?
-Mais oui. Tu as raison.
-Connard.
-...
-Putain de grande gueule de merde. Nan mais t’as vu ses dents? Il allait me craquer le crâne comme on pète une noix, clac! Mec, mais t’es complètement con!
-Mh hm. Oui. Je comprends.
Ven 13 Oct - 16:01
Les lueurs du soleil couchant avaient quelque chose de si particulier, au cœur de la brume. Celle-ci démultipliait les couleurs, faisait bruisser les reflets, éclairait les ombres et faisait étinceler les ténèbres qui s’abattaient lentement sur la basilique, magistrale bâtisse inamovible au milieu du bougeant, du changeant, du vivant. Il semblait invraisemblable que le bâtiment de pierre fût posé là, au milieu de nulle-part. Toute la civilisation qui avait dû s’installer ici des années auparavant avait disparu, balayée par des années d’enfoncement au cœur de la brume.

À l’écart de l’édifice, peu effrayée par les volutes brumeuses qui l’encadraient, Claudia psalmodiait quelques phrases aux accents énigmatiques. Un chant grave et sourd s’élevait de sa gorge, saccadé régulièrement par le claquement sec de sa langue et le raclement sonore de son palais qui intervenaient occasionnellement, produisant un effet musical tout à fait étrange mais qui épousait parfaitement les lieux environnants. Accompagnant sa mélodie, son long corps finement musclé semblait mû par une force extérieure, un ballotement irrésistible qui s’accordait au tempo de l’ensemble. Dans sa main, une de ses dagues, objet central de ce rituel, dessinait dans l’air les runes sacrées destinées à la Mère.

Sa prière, à mi-chemin entre démonstration guerrière et danse sacrée, durait depuis déjà vingt bonnes minutes, ininterrompue, quand quelque-chose vint déséquilibrer l’ensemble du tableau musical. L’expression de sa foi, qu’elle effectuait chaque jour au coucher du soleil, ne supportait pas la présence d’éléments extérieurs, aussi petits fussent-il.

La dague glissa de ses doigts, comme échappée par erreur, et fusa délicatement vers l’intrus importun pour se planter tout juste entre ses deux courtes jambes. Tout aussi vive que l’arme blanche, l’injure fleurie s’échappa de la langue du nabot acariâtre.

« Je croyais avoir été claire sur mon désir d’être seule.
-Je croyais avoir été clair sur mon désir de ne pas être la cible d’un gros couteau effilé.
-Si tu avais été la cible…
-Oui, je sais, je sais… Madame a un sixième sens très développé qui lui donne la position de n’importe quel connard respirant entrant dans sa zone de proximité. La rengaine est presque aussi connue que ta chansonnette aux esprits. La comédie musicale ayant été interrompue par l’affreux nain bécile, puis-je me faire le messager de cette bande de trou de l’urètre qui ont insisté pendant dix minutes pour que je vienne te chercher ? Sans doute dans leur envie intensément sensée de ne pas finir en brochettes…
-Je t’écoute.
-Ta présence est requise en salle d’interrogatoire.
-C’est tout ? Ça ne pouvait pas attendre un quart d’heure de plus ?
-Pourquoi c’est toujours à moi qu’on demande des comptes ? Je ne suis que le colporteur – non volontaire ça va de soi – d’un ordre du gugusse à la pelle. Va te plaindre directement à ton supérieur.
-Ce n’est pas mon supérieur.
-Ça m’en touche une sans ébranler le conduit d’évacuation.
-… »

Claudia incendia du regard son petit partenaire avant faire quelques enjambées pour le rejoindre, récupérer son arme plantée au sol afin de la ranger dans son étui et se diriger vers l’intérieur de la basilique. Pourquoi les hommes étaient ils incapables d’être autonomes et avaient forcément besoin de son aide pour quelque-chose qui ne relevait pas de ses compétences. C’était clair pourtant, non ? Elle était la sécurité du groupe dans la brume. Faire parler un otage, très peu pour elle. À moins qu’on l’appelle pour ses talents d’émasculation, mais elle en doutait fortement, les hommes étaient de telles petites natures, que la simple mention d’une extraction testiculaire, fut-elle faite dans un cadre médical, les effrayait au plus haut point. Quant à apporter une présence intimidante pour faire craquer le bonhomme, ils avaient assez de la pelle, de la boule lumineuse et du duo mère/fille de la compagnie pour ne pas s’enquérir de son aide. Non, au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de la petite salle de prière qui avait été aménagée pour l’interrogatoire, ses conclusions convergeaient vers deux solutions envisageables. Soit ils avaient été assez stupides pour libérer le prisonnier, mais le calme de Kalem pour venir la chercher serait inopportun, soit ils avaient le syndrome récurrent du mâle inapte à la moindre tâche qui ne soit pas dans leur liste des choses à faire.

***

« Il s’agirait de ne pas se moquer de nous, monsieur métamorphe, essaya Judicaël. Nous vous avons donné hospitalité au sein de ce temple, ne faites pas de vagues.
-AU SECOURS, AU SECOURS, FAITES QUELQUE CHOSE, IL VA ME BOUFFER !
-Mmmgmmg, mgggmmmghhhmmm.
-Qu’est-ce qu’il est mal élevé, à parler la bouche pleine…
-On est bien d’accord que c’est votre fille, là, qui gesticule au milieu de cette mâchoire immense ? Demanda Jeanne.
-Oui, c’est bien elle. Elle s’agite souvent pour rien, tout l’inverse de moi. J’interviendrai quand ce sera nécessaire.
-Mais vous n’avez pas peur qu’elle y reste ?
-Elle bouge encore, et ça lui apprendra à parler avec des étrangers… Si ça tarde, j’interviendrai.
-Des nouvelles de Kalem et Claudia ? Demanda le prêtre à la pelle.
-Vu la nonchalance avec laquelle il est parti quand vous lui avez demandé, ça ne m’étonnerait pas qu’il soit encore en chemin. »

En disant ces mots, le triton passa une tête dans le couloir pour le trouver encore vide. L’ambiance était particulière dans la salle. D’un côté la prise d’otage d’Oboro par une immense tête d’hippopotame pouvait sembler dramatique. De l’autre, les tentatives paisibles de parvenir à un accord avec l’opposant et les commentaires de l’audience, semblaient relativiser le danger. On était même allé jusqu’à se demander ce qui était pire, entre la mâchoire du mastodonte qui leur faisait face et celle du crocodile. Les avis divergeaient. Ce qu’on ne parvenait pas à comprendre, c’étaient les revendications du métamorphe. En effet, il ne semblait pas vouloir de mal à la jeune femme dans ses hachoirs, mais ne voulait pas la relâcher pour autant. Tout comme ses interlocuteurs, il était tiraillé entre deux choix impossibles. Il ne souhaitait pas relâcher sa proie, seul moyen de pression qu’il possédait, et il souhaitait parler, ce qui, la gueule pleine, d’hippo qui plus est, était complexe.

Au milieu de ces débats existentiels qui opposaient le métamorphe et le reste du groupe, dont la tête pensante était Judicaël, le jeune moinillon, bien que présent, restait silencieux. Les questions qu’il se posait, il les gardait pour lui, et avait d’ailleurs répondu à la plupart en alliant sens de l’observation, déduction et absence de distractions inutiles. C’était fort pratique quand on ne pouvait rien entendre ni rien dire. Il avait laissé son corps au repos dans une des chambres rudimentaires du bâtiment, et s’était approché, boule lumineuse, du spectacle muet. L’Hippo n’attaquerait pas, il en était désormais sûr. La délicatesse dont il faisait preuve pour essayer de mouvoir ses grosses lèvres sans abîmer la grande gigue gigotant au milieu d’entre elles ainsi que l’absence de réaction épidermique de la Maman en attestaient. Au contraire, il avait peur de ce qu’on pourrait lui faire. De petits mouvements à peine perceptibles laissaient voir les réactions d’une bête traquée, effrayée, mais peu dangereuse. Une des dernières questions qui restaient en suspens n’obtiendrait pas de réponse par une simple observation externe ; quelles étaient ses motivations initiales ? Toujours songeur, il ne remarqua pas l’arrivée de la fille de Brume dans la pièce.

Pourtant celle-ci se fit avec un certain bruit. En voyant ce pourquoi on l’avait appelé, elle incendia à la fois le groupe d’impotents qui lui faisait face et le nabot qui la talonnait pour son manque total d’urgence dans sa façon de venir la chercher. Elle considéra quelques secondes la configuration de la pièce, nota les trois torches qui en illuminaient faiblement l’ensemble, examina la position de toutes les personnes présentes dans la pièce et agit. Tchac. Torche au sol. Drap sur une autre. La dernière lancée à l’opposé. Regards suivant sa courbe. Rideau qui s’enflamme. Et couteau sous gorge du pachyderme.

« Toi, tu ouvres ta grande gueule et tu relâches l’amie. Les autres gogos, vous m’éteignez ce feu.
-Euh… Je… Avec quoi ?
-Avec vos tronches s’il le faut.
-Y a la grosse cuve là…
-C’est de l’eau bénite…
-Les dieux ne l’ont sûrement pas bénite ici pour rien, balancez ça, nous serons tous sauvés.
FLOUCH.
-Je pensais pas que ça ferait ce bruit…
-Tu t’attendais à entendre des hallelujah ?
-Ben…
-QUEL BONHEUR ! POURQUOI IL VOUS A FALLU SI LONGTEMPS POUR ME LIBERER ?
-Parce que ce sont des hommes…
-Ça schlinguait là-dedans. Faudrait peut-être songer à un lavage de dents, monsieur Potam.
-Pardon, fit l’Hippo, fondant en larmes et on ne savait pas trop si c’était face à la situation ou si ça concernait son hygiène buco-dentaire.
-Tout le monde se calme. Quelqu’un peut-il rallumer ? L’eau bénite nous a sauvés du feu, mais a éteint nos lumières, réfléchir dans les ténèbres ne nous rend pas plus éclairés, intervint Judicaël, reprenant le contrôle d’une situation qui l’avait dépassé depuis quelques temps déjà. »

La petite boule de lumière qu’était Ryosuke restait la seule source éclairante dans la pièce. La lune était cachée par la brume et la fenêtre ne laissait passer qu’une obscurité profonde et oppressante. On se bouscula un peu, chacun souhaitant rapporter une torche d’ailleurs. Ce qui libéra la pièce surchargée d’une bonne moitié de sa population. Une fois les bousculades terminées, un léger silence se fit entendre, avant de laisser place au profond bourdonnement d’insultes de Kalem qui trouvait toujours de quoi tempêter, en quelque circonstance que ce soit.

« Bon, monsieur Potam, reprit Oboro, où en était-je avant d’être gobée ?
-Je… Je… Chouina l’intéressé.
-Roh, mais cessez de pleurer. Est-ce que moi je pleure que vous ayez ruiné ma coiffure, déglingué mes vêtements et que je sois bonne pour quelques semaines de douche ?
-C’est le couteau. Ça me fait peur.
-Mais si on ne vous menace pas, vous attaquez. Comment voulez-vous qu’on vous fasse confiance ?
-Je… Pardon… C’est… Ils m’ont pris ma compagne, j’étais censé leur ramener la relique en échange.
-Mmh… Une Hippopodame ? Qu’est-ce que vous en pensez Judicaël. »

L’intéressé fronça les sourcils. Ce qui ne se remarqua absolument pas puisque les torches n’étaient toujours pas revenues. Le seul souci qu’il avait en tant que chef de cette expédition brumaire, c’est qu’il avait des objectifs à accomplir. Et bien qu’il aimât les animaux, les retrouvailles d’un couple d’Hippopotames n’en faisaient pas partie. Cependant, le regard de Claudia, si intense qu’il le vit traverser la salle de prière jusqu’à l’atteindre de plein fouet malgré les lumières qui tardaient à arriver, le convainquit que c’était la bonne route à prendre.

Ryosuke, toujours silencieux, toujours sourd et désormais aveugle, n’avait rien compris aux derniers événements. En échouant à hausser des épaules en l’absence de celles-ci, il choisit d’aller retrouver son enveloppe corporelle. Une vingtaine de minutes plus tard, ayant repris son corps et ses esprits, il était mis en courant de tout ce qui s’était dit. On décida d’aller se coucher afin d’affronter la journée qui suivrait avec plus d’énergie.
Dim 19 Nov - 8:52
« Halte-là ! »

L'ordre était tombé en même temps qu'une méchante dague à l'allure peu engageante, proféré d'une voix tout aussi froide et menaçante que la lame de ladite arme. Judicaël poussa un long soupir intérieur tout en arborant son plus beau sourire pour faire face à la psychopathe de service…

« Excusez-moi, ma dame, mais je crois que vous avez fait tomber quelque chose. » Signala joyeusement l'inquisiteur.

Claudia se laissa tomber du ciel – bon, plus probablement du linteau de la porte, mais ça, Judicaël ne pourrait jamais en avoir réellement le cœur net – et se réceptionna souplement au sol, récupérant naturellement dans le même mouvement son arme fichée en terre aux pieds de l’ecclésiaste. Le prêtre se fit une nouvelle fois la réflexion que s'il avait souvent entendu des expressions du genre « démarche féline », c'était bien la première fois qu'il ressentait la justesse de cette image vis-à-vis de quelqu'un. La jeune femme lui évoquait immanquablement un chat. Un chat avec de grosses griffes et une humeur massacrante, certes, mais un chat quand même.
Or Judicaël pouvait justement s'enorgueillir de n'avoir jamais été ni griffé ni mordu par aucun des innombrables matous qu'il avait croisés dans sa vie. Avec un peu de chance, cette comparaison allait donc se poursuivre jusqu'au bout !

« Je peux savoir ce que vous fichez là, demanda la fauve en puissance tout en lui jetant un regard peu amène.
_ Balade nocturne, éluda le Prêtre. Vous savez, quand on parlait de monter la garde, c'était plus pour surveiller l'extérieur que l'intérieur, hein…
_ C'st bien une réflexion de mâle : le danger est partout. C'est dangereux dehors, retournez à l'intérieur, intima Claudia d'un ton sans appel.
_ C'est surtout dangereux quand vous balancez votre arme au pif sur les gens ! Ne vous inquiétez, je suis un grand garçon, je saurai me débrouiller. Je peux y aller ? Insista innocemment Judicaël.
_ Aucun risque que je m'inquiète pour votre engeance. Non, vous ne pouv… Hé, qu'est-ce que c'est que ça !? »

Joignant le geste à la question, un puissant revers de dague jaillit en direction de l'épaule de l'Inquisiteur, pour être intercepté in extremis par un tournoiement de pelle et une gerbe d'étincelles. Le prêtre recula vivement d'un pas, autant pour temporiser que reprendre contenance.

« Non, sérieusement, arrêtez avec cette dague, vous allez finir par blesser quelqu'un ! ça vous prend souvent d'essayer d'égorger les gens sans raison ?
_ Avec les mecs, y'a toujours d'excellentes raisons. Qu'est-ce que ce qui se cache derrière votre épaulette ? Gronda Claudia d'une voix lourde de menace.
_ Relaaax : c'est mon écureuil de compagnie, lui répondit Judicaël dans un grand sourire. J'étais jaloux du drake d'Hamza.
_ Ne vous fichez pas de moi, cet écureuil, c'est le type d'Epistopoli !
_ Mouais, c'est vrai que la basilique manque cruellement d'écureuils pour laisser planer le doute…
_ Je peux savoir ce que vous fichez avec l'écureuil sur votre épaule ?! Vociféra l'experte en couteau.
_ Hé bien, pour être tout à fait honnête, admit l'Inquisiteur, c'est nettement plus pratique que de se promener avec l'hippopotame sur l'épaule.
_ Je… J… Non mais rassurez-moi, vous le faites exprès, hein ? … Je veux savoir ce que vous fichez avec le prisonnier, s'efforça d'articuler calmement Claudia après une longue inspiration pour se donner de la patience.
_ Mission top-secrète, assura le Prête en lui adressant un clin d’œil malicieux. Je pourrais vous le dire, mais après il faudrait que… que… Ouais, nan, oubliez. Même pour la boutade, c'est probablement moi qui me ferais tuer.
_ Je me permets d'insister, rétorqua la fanatique. Lourdement, souligna-t-elle en soupesant ostensiblement sa dague.
_ Que voilà un argument de poids. Très bien, très bien, capitula derechef l'Inquisiteur. Mais je vous préviens : vous n'avez vraiment pas envie que je vous en dise plus. Je vous le promets sur tout ce qui m'est sacré : vous allez amèrement le regretter.
_ C'est toi qui vas amèrement le regretter si tu continues à tester ma patience ! Je vais prendre le risque. Crache le morceau, intima Claudia.
_ Nous partons en mission de sauvetage, révéla Judicaël avec un hochement de tête volontaire.
_ Pardon !?
_ J'ai dit : nous partons en miss…
_ Non, non, non, ça, j'ai compris ! Balaya d'un geste la fanatique. Je… Déjà, comment ça, nous ? Voulut savoir la spécialiste du couteau.
_ Ça me paraît plutôt évident, non ? » Fit Judicaël en désignant d'un geste désinvolte quelque chose derrière lui.

Rapide coup d’œil de Claudia. Non, à moins qu'elle n'ait la berlue, rien n'avait échappé à ses sens aux aguets. Le seuil derrière l'Inquisiteur était absolument et désespéramment vide.
Moue dubitative et gros regard noir ponctué d'un haussement de sourcil évocateur firent subtilement comprendre au prêtre que quelque chose n'allait pas.

« M'enfin, grommela l'intéressé en se retournant, je ne vois pas ce que… Oooh… ! Mmmh… Ok, alors c'était pas du tout l'effet que j'escomptais obtenir. Heu… Je vous assure qu'à la base, je n'étais pas tout seul, hein…
_ Tiens donc, fit Claudia d'un ton lourd de sous-entendu.
_ Quoi, vous pensez que je me raconte des histoires, peut-être ? Se défendit Judicaël. Que je m'imagine des trucs ?
_ "Vous n'avez vraiment pas envie que je vous en dise plus"… Singea l'artiste du couteau.
_ Haha, très drôle, grommela l'Inquisiteur, l'air songeur. Nan mais… Rooooh, mais, quand même je l'aurais remarqué si ç'avait été un ami imaginaire, pour le coup, nan ? … Nan ??
_ …
_ Bon, d'accord, admettons que je me sois gouré, enchaîna le Prêtre. Pas de soucis, ça ne change rien : je pars en mission de sauvetage ! Et pis tout seul, hein, du coup. »

Claudia se frotta les yeux d'une main en maugréant dans sa barbe. À son corps défendant, l'Inquisiteur avait effectivement raison : elle commençait déjà à regretter amèrement de vouloir poursuivre cette conversation !

« En mission de sauvetage ? Vérifia la fanatique.
_ En mission de sauvetage, acquiesça Judicaël.
_ Vous vous foutez de ma gueule ? Vous savez ce que je leur fais, moi, aux connards qui se foutent de ma gueule ?
_ Non, mais étrangement, je soupçonne que ça implique ce grand méchant couteau que vous agitez constamment dans tous les sens. Écoutez, les choses sont simples : madame Hippopotame…
_ Heu… Ma femme n'est pas une hippopotame, hein…
_ ... est retenue de force par Epistopoli qui s'en sert de moyen de pression sur ce pauvre homme. Je la délivre, fin du moyen de pression, happy end, tout le monde est content.
_ Et vous ne vous êtes pas dit qu'il vous racontait juste des salades pour s'attirer votre compassion et vous piéger !? S'exclama Claudia. T'es vraiment sûr d'être un orthodoxe, merde ?
_ Bah, balaya le Prêtre d'un haussement d'épaule, si c'était le cas, il me suffirait de mettre un point final à cette affaire d'un grand coup de pelle, tout simplement. C'est pas parce que je ne menace pas tout le monde avec qu'elle est moins dangereuse que votre dague, hein… Bon, ce n'est pas tout, mais si vous voulez bien m'excusez, Madamé nous attend.
_ M… Madamé ? 'ttends, j'ai loupé un truc, là ?
_ Madamé Cureuil. On va pas l'appeler madame Hippopotame constamment, hein…
_ Non mais ma femme n'est pas une hippopotame !
_ … Ok, adjugé-vendu, t'es irrécupérable. Non mais stop, ça suffit les conneries ! Déclara la fanatique. Vous n'allez pas vous aventurer seul, dans la Brume, de nuit, pour je ne sais quelle chimère, pondu par un mec, du camp d'en face qui plus est ! Appuya lourdement Claudia sur chaque mot pour bien souligner l'empilement de stupidités de cette seule idée.
_ Oui, non, mais présenté comme ça, forcément…
_ Mais merde, y'a pas d'autres façons de présenter ça, abruti !!
_ Tout ça, c'est du détail, rétorqua Judicaël.
_ Du "détail" ??
_ La seule chose qui compte, c'est qu'une pauvre et malheureuse hippopotame…
_ Vous m'écoutez ? Elle n'est PAS une hippopotame.
_ … souffre et nous appelle à l'aide, décréta l'Inquisiteur en réajustant ses lunettes du bout des doigts. Aussi, la seule chose qui vaille, la grande question qui importe, c'est comment allons-nous répondre à cet appel à l'aide ? C'est ici et maintenant que chacun va révéler son vrai visage.
_ Hein !? Fronça l'experte en couteau, un peu perdue.
_ C'est facile de tenir de beaux discours dans le confort d'un salon ou autour d'une table entre amis, s'enflamma le Prêtre Mais ce qui compte, en définitive, ce sont nos actes, pas nos paroles. Une âme malheureuse a besoin d'aide et se tient devant nous. C'est maintenant que votre conception du monde est mise à l'épreuve, Claudia ! Qu'allez-vous défendre ? Un monde d'hypocrites où chacun se tourne le dos et ignore superbement les problèmes des autres ? Ou bien un monde où les gens s'unissent pour lutter contre la vilenie et bâtir ensemble un avenir meilleur !?
_ Heu… Hésita la fanatique.
_ Il n'y a pas à tergiverser, il faut choisir ici et maintenant ! La bouscula derechef Judicaël.
_ C'est un ennemi, se raccrocha piteusement Claudia.
_ Si on l'aide, il deviendra notre allié.
_ C'est… c'est un mec ! Rétorqua la fanatique à court d'idées sur le vif.
_ Ah oui, je comprends, opina ostensiblement l'Inquisiteur. Quelle idiote aussi, cette Madamé, d'avoir épousé un mâle ! Non mais vous avez raison, laissons-là donc plutôt pourrir dans une geôle sordide à la merci des soldats Epistopoli, nul doute qu'elle comprendra bien la leçon, comme ça.
_ C'est pas du tout ce que je voulais dire !
_ Non, mais c'est tout à fait ce que vous avez dit. Hé, mais c'est pas votre faute, compatit le Prêtre : ils sont mariés, ils partagent forcément le même destin, maintenant… Alors quoi ? On abandonne Madamé à son sort ou on fonce la tirer de là avant que les Epistopoliens ne constatent l'échec de leur plan et ne concluent qu'elle ne leur sert plus à rien comme moyen de pression ?
_ …
_ … Alooors ?
_ Merde, c'est dégueulasse de prendre les gens par les sentiments ! Grommela hargneusement Claudia. … Très bien, j'en suis.
_ Super ! S'enthousiasma Judicaël. Je savais que je pouvais compter sur vous.
_ Tsss… Dire qu'en plus, il m'avait bien prévenue que je regretterai de vouloir en savoir plus… »

Claudia poussa un long soupir blasé. Elle songea un instant à arguer que s'aventurer dans la Brume de nuit était une mauvaise idée, mais ce taré d'Inquisiteur allait sûrement lui rétorquer qu'on n'y verrait pas mieux en plein jour et qu'on y courait autant de risque de tomber sur des sales trucs comme l'avait montré la journée précédente. Ou bien que le devoir n'attendait pas et qu'il fallait voler au secours de Madamé le plus vite possible. Ou bien encore que la Brume était leur ami et qu'il fallait croire en l'âme des Cartes et le pouvoir de l'Amitié ou une connerie du même acabit…
Non, impossible de discuter avec un type pareil. Pour traiter avec lui, le plus simple devait être encore de lui casser la mâchoire et de l'assommer pour le compte. Sauf que sous ses airs nonchalants et baba cool, il avait l'air de rudement bien se défendre avec sa pelle, ça ne serait pas aussi simple…

Et puis la petite voix de la raison murmurait à l'esprit de la fanatique que l'argument du Prêtre avait fait mouche : tout ça, ça n'était effectivement que du détail. Non, bien évidemment que non, jamais elle ne laisserait une de ses sœurs prisonnières aux mains d'haïssables mâles. Elle devait aller la tirer de là, c'était son devoir et son sacerdoce.
N'empêche qu'elle avait l'impression de se faire manipuler en beauté, ce qui n'améliorait pas son humeur massacrante.
Humpf, Epistopoli ferait mieux de ne pas se mettre en travers de son chemin !

« Bien, puisque la situation est claire, allons-y ! S'exclama joyeusement Judicaël.
_ Gnoussah ? »

Prêtre et experte en couteau se retournèrent d'un bloc, pour apercevoir l'immense bâillement et les yeux encore gonflé de sommeil d'une Oboro qui émergeait tant bien que mal d'un réveil beaucoup trop prématuré à son goût. Suivait silencieusement Ryosuke, aussi frais, alerte et renfrogné qu'à son habitude.

L'inquisiteur plissa des yeux pour mieux voir tout en rajustant ses lunettes – après tout, ce n'était pas parce qu'elles étaient fausses qu'il devait se priver des mimiques associées. Après une demi-seconde  d'hésitation, il se pencha vers sa consœur.

« Vous en pensez quoi ? Réel ou hallucination collective ?
_ Crétin !
_ Ok, réel, donc. Vous avez pris votre temps, dites donc, lança Judicaël à l'intention du moine.
_ Maintenant, nous sommes là. » Rétorqua laconiquement Ryosuke en haussant les épaules. Oh, pas physiquement, bien sûr, mais il était on ne peut plus palpable dans sa voix pour le Prêtre.

Le moine n'avait pas l'intention de s'étendre sur les propres difficultés qu'il avait rencontrées. Oboro avait le sommeil plus lourd que prévu et la réveiller sans réveiller autrui avait posé son lot de complications absurdes. Mais Ryo était comme ça : la conscienciosité faite homme. On lui avait demandé de réveiller la portebrume, il estimait préférable que le reste de l'escadron ait son content de sommeil – tout le monde n'avait pas à pâtir des idées rocambolesques de l'Inquisiteur – il avait donc œuvré pour allier à la perfection ces deux contraintes, peu importe les péripéties engendrées et le retard accumulé.

« Keskiss'passe ? Demanda Oboro en étouffant un nouveau bâillement.
_ Nous partons sauver Madamé ! Annonça joyeusement Judicaël.
_ Gné ? Grogna la transfuge d'Epistopoli en hypotension.
_ L'épouse de monsieur l'écureuil.
_ …
_ Madame Hippopotame ?
_ Ma femme n'est pas… Oh, et puis zut.
_ On va délivrer Hippopodame ? S'éclaira Oboro. Il fallait le dire tout de suite !
_ J'espérais vaguement que Ryosuke vous ait mise au parfum, concéda l'Inquisiteur.
_ C'est sûr, c'est bien son genre de taper la discut', le chambra direct la jeune femme.
_ …, se tut l'intéressé, manière de dire qu'il se fichait des babillages inutiles et ne changerait pas ses habitudes.
_ Heu… par contre, je ne vois pas le reste de l'escouade, s'inquiéta Oboro. Vous voulez que j'aille les réveiller ? Je peux prendre un seau d'eau ?
_ Pas d'escouade, on y va en petit comité.
_ Ah. Combien ?
_ Hé bien, juste nous.
_ … Vous vous foutez de ma gueule ?
_ Heu… Non.
_ J ! »

Les protestations grossières et véhémentes d'Oboro n'eurent pas le temps de jaillir de sa gorge : à  peine eût-elle pris une grande inspiration en préambule de sa gueulante que Claudia, vive comme l'éclair, lui avait plaqué une main sur la bouche tout en lui faisant signe de l'autre de rester silencieux, le tout accompagné d'une fusillade en règle de ses gros yeux pour bien lui faire comprendre qu'il y avait un temps pour les conneries et un temps pour l'efficacité.

« MRGHNGNHHHMRGNGMMMH !! Explosa tout de même la Portebrume.
_ C'est l'idée la plus stupide qu'elle n'ait jamais entendu, traduisit Ryosuke.
_ Vous comprenez ce qu'elle dit ? S'étonna Claudia.
_ Vous pensez que j'invente n'importe quoi pour rajouter un quiproquo ?
_ C'est le manque de sommeil qui vous rend désagréable ou vous êtes naturellement un gros con ?
_ MNGMMMNGNHHHMRRGHMRGH !!
_ Puisque nous ne disposons que d'équipements vétustes et obsolètes, nous ne devrions pas renoncer à l'avantage numérique, poursuivit le moine.
_ MMRRGHMMNGMRGNGNHHHMH !!
_ Là, elle signale avoir une opinion franchement déplorable nous concernant tous les trois.
_ Oui, elle a sûrement tout formulé comme ça, sûr… Ok, fit Judicaël, voilà ce que je vous propose : vous arrêtez de hurler le temps que je vous explique la situation, et après, si vous n'êtes pas d'accord, là vous pourrez m'agonir d'insultes autant qu'il vous plaira ? D'accord ? »

Hochement de tête vigoureux d'Oboro. Coup d’œil hésitant de Claudia, confirmation du prêtre. L'experte en couteau haussa mentalement les épaules tout en relâchant sa consœur. Si cette andouille d'Inquisiteur voulait prendre le risque de planter sa petite balade en laissant la Portebrume rameuter tout le quartier, hé bien, au fond, ça n'était peut-être pas plus mal.

« Tout d'abord, je suis ravi que vous pensiez que ce soit une idée stupide, signala le Prêtre. Étant donné que vous êtes une ex-Epistopolienne, nul doute que nos adversaires doivent penser de même : voilà pour l'effet de surprise.
_ En pleine nuit, ils vont nous voir arriver à des kilomètres. Bonjour l'effet de surprise ! Cracha Oboro avec aigreur.
_ Ooooh, jamais entendu parler des lanternes sourdes ?
_ Kézessé ?
_ Tadaa ! Fit joyeusement Judicaël en dévoilant la bête. Je l'ai piqué à Hamza. Les spécialistes vous en parleront mieux que moi, mais c'est un type de lanterne qui permet de voir sans être vu. Pas de rayonnement en dehors du cône de lumière que nous voyons. Entre ça et la Brume, nous ne serons pas détectable… contrairement aux gros spots électriques dont Epistopoli aime s'entourer. Ils doivent sûrement avoir peur du noir.
_ D'accord, va pour l'effet de surprise, admit Oboro. Mais le timing ? Et le nombre ? Ou le pas nombre, en l'occurrence.
_ Hé bien, pour le timing, c'est une évidence : pour le moment, nos adversaires attendent le retour de leur espion, donc ils sont dans l'expectative. Dès demain matin, ils concluront à l'échec de leur stratégie et passeront à la suivante, dont nous ignorons tout. C'est donc cette nuit et cette nuit seulement que nous avons l'avantage. Quant au nombre… hé bien, je préfère réunir une petite équipe d'experts pour cette mission d'infiltration. Je ne veux pas me vanter mais je me débrouille assez bien dans ce domaine. De même pour Claudia. Et Ryosuke nous sera bien utile avec sa capacité à se désincarner. Et puis il y a vous…
_ Moi ?
_ Vous avez déjà construit des zeppelins…
_ Non, non, j'ai travaillé dans un chantier pour zeppelins, c'st pas pareil du tout, hein…
_ … vous saurez donc comment nous guider jusqu'à Madamé, mais aussi comment neutraliser cette menace, conclut Judicaël.
_ Neutraliser… le zeppelin ? Percuta la portebrume.
_ Hé bien, nous serons à l'endroit idéal, ce serait dommage de s'en priver, non ? Fit joyeusement remarquer l'Inquisiteur. Et je pense que ce sera plus facile d'en disposer sur place plutôt que lorsqu'ils nous pilonneront depuis les airs quand nous nous serons retranchés dans la basilique.
_ Ben oui, m'enfin… ch'ais pas comment… 'fin j'ai pas d'idées précises de…
_ Mais ne vous inquiétez pas, soupira Judicaël, je n'ai pas non plus l'intention de vous forcer la main. Si vous ne souhaitez pas venir, on saura se débrouiller d'une façon ou d'une autre.
_ Hé, et pourquoi elle, elle a le choix ?
_ Parce qu'elle, elle n'est pas une psychopathe.
_ J'vais te buter !
_ Ah, vous voyez !
_ J'ai vraiiiiiiment le choix ? S'enquit Oboro d'un air suspicieux.
_ Ah ben bonjour la confiance… Totalement, admit Judicaël. Je rechigne à vous séparer de votre mère et, puisqu'elle va prendre le commandement en mon absence, vous…
_ Vous avez refilé le commandement à ma mère !? N'en revint pas la portebrume.
_ Oui, j'en ai discuté avec Sensoph et Hamza, elle a de fortes prédispositions en la matière, alors on se doit de lui donner de l'expérience le plus vite possibl…
_ Je viens !! Clama haut et fort Oboro.
_ Heu… Vous êtes sûre ?
_ Oui, oui, sauvetage d'hippo, sabotage de zeppelin, tout ça, tout ça. Totalement dans mes cordes, hein. Vous avez besoin de moi, clair. 'Vais pas me défiler. Je peux venir ? Siouplé ?
_ Mais bien entendu, je suis ravi que vous nous accompagniez, fit Judicaël. Et puis, pas d'inquiétude, ça ne sera pas si dangereux que ça : la preuve, Ryosuke a accepté de nous accompagner. Et il s'était carapaté se cacher-désincarner pendant l'épisode de l'Hippo, hein...
_ Hein ? S'inquiéta l'intéressé dans un froncement de sourcil. Ah non, non, j'ai dit que je vous accompagnais mais simplement sous forme désincarnée, nia aussitôt le moine. Je ne…
_ Tatata ! L'interrompit immédiatement Oboro. Te suivre en mode fantôme, on a déjà essayé et c'était une idée de merde, on ne recommence pas ça !
_ Mais…
_ En plus, on sera pas assez nombreux, on aura besoin de toutes les paires de bras possibles, poursuivit implacablement la portebrume. D'autant que… »

Judicaël assista avec satisfaction au spectacle d'Oboro poursuivant implacablement son déroulé, forçant littéralement le moine à les accompagner sans qu'il n'arrive à s'y soustraire. L'Inquisiteur n'avait pas prévu ça, mais c'était pour le mieux : comme ça, ce n'était pas à lui de s'en charger.

« Saboter le zeppelin, fit une voix froide et tranchante à ses côtés.
_ Oui. Nous ne sommes pas équipés pour un combat aérien.
_ Et pourquoi vous le lui avez dit ça à elle ? S'enquit d'une voix menaçante Claudia.
_ Vous êtes jalouse ? Tenta d'éluder Judicaël.
_ Oui. Répondez à la question.
_ Avec les gens passionnés, on utilise les argumentes émotionnels. Et pour les gens raisonnables, les arguments rationnels, expliqua calmement le Prêtre.
_ Vous êtes en train de dire que je ne suis pas rationnelle !? Gronda l'experte en couteaux.
_ Nous nous définissons tous les deux par le fait d'avoir choisi de croire en quelque chose qu'on ne pourra jamais prouver, rappela Judicaël. Je ne crois pas qu'on puisse nous qualifier de "rationnels".
_ Et certains moins que d'autres, même.
_ Roooh, vous dénigrez pas comme ça, j'ai croisé des gens pire que vous, vous savez ?
_ Laissez-moi devinez : tous les matins devant une glace ? Puisqu'on parle de rationnel : pourquoi avoir refilé le commandement à la seule civile du groupe ?
_ Pour la même raison que j'ai manœuvré pour qu'Oboro nous accompagne.
_ 'faut que je taillade pour avoir une explication de texte ?
_ Psychopathe. Un Inquisiteur ou même un simple prêtre un peu tatillon pourrait tiquer du manque de ferveur de nos deux amies. De fil en aiguille, il pourrait penser leur conversion factice et leur migration de confort, uniquement pour bénéficier de l'expertise d'Aramila en portebrume pour aider au mieux Oboro. Et vous n'êtes pas sans savoir que le Concile n'est pas tendre avec les mécréants de ce genre. Ceci dit, si dès leur première mission, toutes les deux s'impliquent activement et au mépris du danger – contre leurs anciens coreligionnaires qui plus est ! – plus aucun cerbère ne pourra leur aboyer dessus et elles devraient être tranquille un moment.
_ Sérieux ? Et vous, ça ne vous dérange pas qu'elles n'aient pas la Foi ?
_ Ça viendra. On convertit mieux les gens par l'exemple que par la contrainte.
_ Vous êtes vraiment un Inquisiteur Orthodoxe ?
_ Ben, y'avait pas de cursus Paladin à l'Université…
_ Mais alors du coup, le sabotage du zeppelin, c'est juste une excuse ?
_ Ah non, non, ça, ça fait partie du plan. 'fin, pas le même, hein. En tout cas, pas tout à fait.
_ Mais la libération de Madamé…
_ Même chose. 'fin, encore un autre plan. Mais y'a des recouvrements, forcément…
_ Attendez, mais vous jouez sur combien de tableaux à la fois, en fait ??
_ Mmmh… Quatorze. … On parle bien uniquement de ceux liés à cette mission, hein ?
_ Vous êtes un fou furieux.
_ Foutaise, je ne suis pas furieux…
_ Voilà, c'est bon ! On est prêt ! » Signala joyeusement Oboro.

Effectivement, la mine renfrognée du moine semblait indiquer qu'il s'était fait une raison et allait les accompagner. Les arguments de la Portebrume avait visiblement fait mouche. Ça et le fait qu'elle lui enserrait fermement le poignet et était prête à le tracter de force derrière elle sur tout le chemin s'il n'était pas d'accord.
Qu'importe : à cheval donné, on ne regarde pas les dents. Le résultat était là et c'était tout ce qui comptait.
Restait juste un dernier détail à régler.

« Donc… On y va ? S'enquit prudemment l'Inquisiteur.
_ Non, restons plutôt planté devant l'entrée tous ensemble jusqu'au petit matin, c'est nettement plus trépidant, grommela une Claudia qui commençait à en avoir franchement marre d'attendre sans rien faire.
_ Vous savez, j'ai dit que ce ne serait pas si dangereux, mais ça le sera quand même un peu, louvoya Judicaël.
_ Et donc… ? Fit Oboro en levant un sourcil interrogateur.
_ Donc il est probablement préférable d'annuler cette désastreuse idée, proposa innocemment Ryosuke.
_ Mmoui, mais je pensais plutôt à emmener en plus un… un… un médecin, lâcha le Prêtre.
_ Un médecin ? Répéta Oboro.
_ Non mais je dis ça pour vous, hein… Moi, j'ai pas l'intention de le laisser me toucher, vous pouvez me croire.
_ Mais on a pas de médecin, pointa la Portebrume.
_ Si, mais c'est pas le problème, balaya Claudia. Vous vous foutez de notre gueule, là ?
_ Heu… non, assura Judicaël.
_ Comment ça, on a un médecin ? Insista Oboro.
_ Kalem, lâcha l'experte en couteau.
_ C… Ce type a une vraie utilité ??
_ Avouez que ça serait un ajout fort pratique dans notre petite équipe, signala l'Inquisiteur.
_ Non, rétorqua derechef Claudia. Non, non, non et non, oubliez ça, c'est mort.
_ Je suis sûr que ça rassurerait Ryosuke.
_ …, ne répondit pas l'intéressé même s'il n'en pensait pas moins au demeurant.
_ Il faut qu'on progresse vite, il est court-pattu. Il faut qu'on soit discret, il râle non-stop et se fait entendre à dix kilomètres à la ronde, énuméra l'experte en couteau.
_ Justement, c'est rigol… 'fin, j'veux dire… certes, mais il dispose de compétences fort utiles qui…
_ C'est un nain, compris ?!
_ Oui mais c'est surtout un nain capable !
_ C'est n'importe quoi, cette discussion. Je pense pareil que Claudia, intervint Oboro. Pas besoin de lui pour une frappe éclaire !
_ Mais Ryosuke ne partage sûrement pas cet avis, suggéra un Judicaël plein d'espoir en se tournant vers l'intéressé.
_ …, rétorqua illico le moine d'un regard aussi placide qu'éloquent.
_ Ouais, bon, d'accord, espérer un soutien enflammé, c'était un peu une gageure, pour le coup… Sérieusement, il n'y a que moi qui… qui… Bon, bon, très bien, on fera sans. » Capitula Judicaël.

L'Inquisiteur arbora une moue boudeuse. Il ne s'était pas attendu à ce que les choses tournent ainsi. Il avait espéré que ce soit Claudia qui insiste pour emmener son comparse avec eux par amitié ou sinon que Ryosuke évoque cette possibilité par prudence. Il y avait même une probabilité non nulle que ce soit Oboro qui y pense pour mitiger les conséquences de son côté casse-cou.
Mais non, raté. Et étant donné son aversion pour les médecins, ce n'était pas lui qui risquait de les convaincre proprement de la nécessité d'en embarquer un.
Et maintenant, sans le nabot, il lui fallait élaguer un bon tiers des branches de son arbre de possibilités… Trop dommage.

Finalement, un sourire satisfait revint jouer sur les lèvres de Judicaël. Après tout, trois sur quatre, c'était déjà un excellent résultat. Il n'était pas un être divin et la perfection n'était pas son lot. Leurs chances de succès restaient infiniment plus élevés maintenant que s'il avait dû tenter le coup en solo ou en binôme.

C'est donc en confiance que le Prêtre suivit ses compagnons tandis qu'ils s'enfonçaient dans la brume en direction du camp d'Epistopoli.
Sam 13 Jan - 21:59
En bonne epistopolitaine nourrie au grain (certes bourré d’engrais ainsi que de résidus chimiques trop agressifs pour sa conservation), Oboro avait naturellement bénéficié d’un certain confort au cours de sa vie. Dont notamment, le fait d’habiter dans une métropole illuminée à toute heure, de jour comme de nuit, par un éclairage public digne de ce nom et alimenté par une énergie du futur, foisonnante et maîtrisée : l’électricité.

A Aramila, elle avait découvert que les dinosaures utilisaient plutôt des lampes à huile disséminées aux carrefours les plus usités, en quantité largement insuffisante pour couvrir l’intégralité de la ville, et que celles-ci étaient susceptibles de s’embraser d’elles-mêmes dans leurs plus mauvais jours - occasionnant, rarement, des débuts d’incendies heureusement vite maîtrisés. A certains endroits, on s’en tenait au bon vouloir des habitants, qui laissaient un cierge ou une loupiote devant leur porte, au rebord d’une fenêtre, le long d’une allée... mais cela finissait par coûter à ces volontaires, et pour la quantité d’incidents qui pouvaient arriver, la majorité des aramilans ne s’y hasardaient pas.

On lui avait aussi montré qu’en cas de défaillance, une lampe pouvait passer de nombreux jours en rade sans que personne n’en soit surpris, malgré le mécontentement. De sorte qu’il existait encore une poche résiduelle de “porteurs de flambeaux” oeuvrant dans la cité, dont la fonction était tout simplement d’accompagner les gens dans le noir, contre paiement.

Du peu qu’elle avait vu de la campagne environnante, les dispositions y étaient encore plus misérables, au point de virer à “juste rien du tout” dans de nombreuses bourgades. Par miracle, la criminalité ridiculement basse du pays des pieux lui épargnait de devenir un gigantesque coupe gorge après le crépuscule.

Contrairement aux trois autres qui avaient grandi là, tout ça, pour elle, ça restait très bizarre.

Alors, se retrouver perdue au milieu du néant, à errer dans la brume en plein coeur de la nuit,sans le moindre repère spatial ou temporel auquel se raccrocher, c’était un désespoir sans nom qui puait totalement la mort. Ici, la lune et les étoiles étaient indiscernables, trop faibles pour percer la purée de pois ambiante qui prenait l’aspect de volutes de fumée fluorescente. Des volutes tantôt rougeoyantes, tantôt jaunâtres qui s’animaient dans une succession de soubresauts lugubres à la lumière des deux lanternes du groupe.

Sans ces lanternes, zéro lumière. Et sans lumière, fini, ils étaient morts.

Trois fois, elle avait demandé d’une voix suppliante à ce qu’ils rebroussent chemin, pour se faire à chaque fois rembarrer par l’optimisme dégoulinant d’abrutisserie de Judicaël le convaincu, et la confiance absolument indésarçonnable de Claudia, sans peur, sans faille, et bien assez compétente - redoutablement compétente, en fait - pour se comporter telle quelle.

Trois fois, Oboro avait capitulé, pour la simple et bonne raison qu’elle était beaucoup trop désemparée pour pouvoir s’énerver ou formuler la moindre résistance. Ca demandait de l’énergie, et elle en était vide.

Mais ça allait de mieux en mieux, le temps aidant, elle commençait à reprendre des couleurs. Il y avait déjà eu quelques fois dans la vie où la grande brune s’était dit que ça y est, elle allait clamser sur un élan de connerie. Surtout ces derniers temps. Surtout ces derniers jours. Mais ce sentiment s’estompait petit à petit au fil de leur avancée.

En bonne partie parce que, putain de bordel de merde tirée du fion des douze, Claudia était vraiment la machine de guerre la mieux foutue du continent, il y avait pas à dire. Oboro avait déjà pu admirer les compétences de son aînée au cours des derniers jours, mais n’en déplaise aux gros cerveaux d’opale et d’episto’, ils avaient beau passer leur vie à se branler la nouille et les neurones dans des académies ronflantes gorgées de grosses tech’ et de subventions, Soeur Amugenze pouvait tout faire tout mieux plus proprement que les jouets militaires qu’ils tricotaient sous formes de croquis et d’algorithmes.

S’orienter dans la mélasse malgré le fait que leur boussole danse le disco, et sans le moindre repère pour s’appuyer? Bien sûr. Faire peur aux saloperies difformes qui rodaient dans la nuit et guettaient les quatre snacks itinérants qui s’y promenaient? Comme une lionne face à des hyènes, et même une meute de lionnes à elle toute seule! Percer un deuxième fion entre les yeux à tout ce qui osait les approcher malgré le dernier point? Naturellement, avec une efficacité mortelle et tellement sobre que c’en semblait facile. Tenir en laisse la curiosité et l’enthousiasme suicidaires de leur meneur, Judicaël, tout en se foutant ouvertement de sa gueule sans être ni vexante ni offensante à ce sujet? Carrément que oui, c’était même drôle à voir. Elle alignait les blagues pour dégonfler l’ambiance, et en ce qui concernait la seule personne réceptive à l’humour parmi son auditoire, c’était vraiment le bienvenu.

Claudia les guidait, Claudia la rassurait, Claudia soulageait régulièrement Ryosuke quand ce dernier avait trop de peine à suivre le groupe, Claudia était la meilleure chose qui existait actuellement en ce bas monde, et certainement la seule ligne de vie tangible à laquelle les trois autres pouvaient se raccrocher en cet instant.

Quelqu’un qui savait faire, putain.

Bien sûr, ce discours pas du tout orienté ne représentait que le point de vue d’Oboro, qui se confondait en compliments assénés secs et sincèrement à chaque fois que l’autre l’époustouflait. Elle en avait déjà eu l’occasion avant, mais maintenant qu’ils étaient en petit groupe et plongés dans la merde, ses élans de gratitude et d’admiration en devenaient plus prégnants.

Pour sa part, sans en piper grand mot, Ryosuke était très certainement de cet avis, lui aussi. Le fait que leur excursion était suprêmement idiote et que sans Soeur Amugenze, ils seraient déjà morts trois fois chacun dans l’heure passée. Et possiblement plus que ça, même, vu que les morts du coin avaient tendance à être réanimés par la brume… pour mourir à nouveau, vu leur état de faiblesse et d’abrutissement prononcés.

Il n’y avait que Judicaël pour rester de marbre face aux tours de force et aux ressources multiples de la prêtresse aramillane. Ca n’était pas qu’il ne les voyait pas, ni qu’il n’estimait pas Claudia à sa juste valeur. Si elle était là, c’est parce qu’il l’avait recrutée, après tout. C’était juste que pour lui, les aptitudes de Claudia et les dangers dont elle triomphait n’étaient que des détails, des apostrophes de points de virgules dans le flot insaisissable de ses pensées et de ses plans. Il regardait plus loin que ça.

Et puis aussi, à sa décharge, lui et sa pelle pouvaient revendiquer un quart du tableau de chasse de sa consoeur. Mais ce qu’on retenait surtout de lui, c’était qu’il prenait le temps de contempler tout ce qui l’approchait. Il avait même tenté de converser avec un genre de goule faite de trois cadavres entrelacés, à l’apparence vaguement bipède (à quelques excroissances près), qui rampa sur leur chemin au détour d’un virage. Mais la chose, aussi horrible que misérable et complètement inadaptée à quoi que ce soit vu la difformité de ses proportions, était trop lourde et trop pataude pour pouvoir faire autre chose que de se traîner laborieusement au sol. Aux tentatives d’interaction de Judicaël, on comprit vite que l’intelligence de la créature était aussi estropiée que son corps : il n’y avait rien, là dedans. Alors, les quatre se contentèrent de la contourner sans perdre plus de temps.

Dans le groupe, Oboro suivait Claudia de très près en se méfiant de tout, en se vidant de son âme au moindre bruissement un peu trop vif. L’autre veillait à ce que la halo de sa lanterne permette aux deux de voir où elles posaient les pieds, et elles avançaient bien.

Derrière, c’était plus laborieux. La faute se partageait entre Ryosuke, vraiment pas au niveau pour une marche soutenue dans ce contexte mais décidé à prendre son temps pour préserver ses forces, et Judicaël, probablement moins habitué à naviguer de la sorte, et certainement plus distrait par tout ce qui l’entourait. Le jeune inquisiteur levait spontanément sa lanterne pour éclairer tel arbre, tel oiseau, telle flaque d’eau qui attirait son attention. Ce qui arrivait beaucoup, beaucoup trop souvent. Mais à vrai dire, rarement de manière injustifiée. L’arbre en question avait une forme qui évoquait irrésistiblement une jeune adulte aux traits terrorisés qu’on aurait momifié sous l’écorce, et d’innombrables insectes grouillaient sous sa surface. L’oiseau avait distinctement articulé “Victoria” à six reprises, tous l’avaient distingué. La flaque luisait d’un éclat turquoise à mi-chemin entre l’eau d’une plage paradisiaque et les éclats électriques de la brume, ou plus précisément de sa forme quasi-apprivoisée, le myste. Sauf qu’elle bullait abondamment comme s’il s’agissait d’un geyser qui n’allait pas tarder à cracher de l’eau.

Autant de bonnes raisons de détourner le faisceau des pieds de Ryosuke et rendre sa progression encore plus laborieuse. Parfaitement conscient de sa condition pas beaucoup plus avantageuse que celle de Kalem, il allait à son rythme pour ne pas se mettre à mal. Et tant pis pour les autres : ils le savaient, ils l’avaient vu ces derniers jours, ça n’avait rien de nouveau. Mais vu le contexte, personne ne le blâma.

Sauf qu’en plus de ça, les trois autres s’étaient vite rendus compte que ce con était tellement silencieux qu’il mettait beaucoup de temps avant de se manifester, quand il traînait derrière - et parfois loin, putain. Comme on ne pouvait pas compter sur son binôme pour le surveiller en permanence, Claudia se sentait d’autant plus sollicitée dans son rôle de chaperonne tout terrain. Mais elle donnait du sien pour assurer la marche.

A un moment, dans un élan de sociabilité dont il avait le secret, Ryosuke avait tenté de régler le problème en demandant à tenir la lanterne qu’il partageait avec Judicaël. Ce que l’autre avait catégoriquement refusé, sans accepter de se justifier, mais avec une véhémence un tantinet… puérile, aussi bizarre que ça puisse paraître. Tellement bizarre que personne ne mis exactement ce mot sur la situation. On parlait d’un inquisiteur. Un Inquisiteur de l’Ordre Réformé des Chevaliers Orthodoxes du Griffon Pourpre, quoi. Et pourtant, même si personne ne le releva, son attitude était la même que celle d’un enfant en bas âge qui refusait de lâcher son doudou. Quelque chose dans l’objet, peut-être son odeur de vieille breloque, le contact de l’acier élimé ou le simple fait que ce soit sa seule source de lumière, réconfortante à sa manière, avaient éveillé les obsessions démentes du grand dadais au manteau pourpre. Même s’il n’en avait pas encore conscience, il ferait tout son possible pour ne pas la rendre à Hamza, cette lanterne. Il s’y était attaché et ne voudrait pas s’en séparer. Alors, la confier à Ryo, jamais de la vie. Il pourrait l'abîmer. Ou la perdre. Ou la garder pour lui. Et il n’en prendrait pas soin. Ca, Judicaël le sentait bien à la manière dont la poignée de la lampe lui léchait la paume maintenant que le métal avait pris sa chaleur, elle ne serait pas heureuse en possession de quelqu’un d’autre que lui. Elle aussi, elle l’aimait bien, en fait. Elle l’aidait même à réfléchir, en ne cessant de l’encourager et de prendre soin de lui.

Mais ça, il n’en dit rien du tout. Il ne voulait pas que les autres le regardent fixement, comme s’il était bizarre à penser de la sorte. Il ne voulait pas les entendre rire et se moquer de lui et de son empathie. Il ne voulait pas non plus qu’ils le considèrent étrangement et commencent à avoir d’autres idées. Des idées dangereuses. Et ça, il ne risquerait pas que…

-Et qu’est-ce qui nous dit qu’il va pas nous amener exprès sur une saloperie carnivore?, répéta Oboro pour la cinquantième fois.

Elle faisait référence à leur ami l’hippopotame, sous forme de corbeau en l'occurrence, qui les guidait avec une assurance injustifiable au milieu de la brume. Lui même était incapable de l’expliquer, mais précisait que c’était instinctif, aussi sûrement que les pigeons voyageurs, les oiseaux migrateurs, ou encore les saumons savaient où se diriger une fois le moment venu.

-Je lui fais confiance, sourit Judicaël avec sa bonhomie habituelle.
-Wooouuuuuh. Ca me rappelle quand on a choisi une direction au pif au milieu du néant, ça.
-Et ça a marché!
-Coup de chance sorti de mon cul. T’as dépassé ton quota de veine pour le mois à venir, le coup de gnagnagna la foi ça marche pas deux fois.
-Ca n’est pas la même foi, objecta Claudia, amusée.
-De quoi?
-La foi, la deuxième fois.

Claudia ne s’inquiétait pas le moins du monde. Elle avait vu les plans, joué de sa boussole (avant qu’elle ne déraille), et se visualisait globalement dans le chemin qu’ils empruntaient. Un exploit, vu comment ils taillaient à travers bois et broussailles en dehors de tout sentier. Mais naturel pour elle, et pas vraiment quelque chose dont elle se gargarisait. Chacun sa place, chacun son rôle, et chacun ses talents, tout simplement.

-Ouais bah moi j’ai les foies, ronchonna la grande brune en levant les yeux au ciel malgré un mince sourire.
-En plus il fait un foie de canard.
-Ha. Ha.
-Moi j’aime bien, commenta l’inquisiteur. Mais c’est vrai qu’il fait de plus en plus froid.
-De plus en plus foie, corrigea leur meneuse.
-Mmmh.
-Beeuah, j’vais pas dire que c’est confort, mais de là à dire qu’on se les caille, q’même pas. Judicaël, grand dadais, gros cerveau, grosses lunettes, ‘tite nature.
-J’ai cru que tu allais dire petite b…
-Wooooh meuf, on se calme, quand même pas.

-Vous dîtes quoi?, s’enquit le concerné.
-Qu’ça m’surprend qu’un grand Inquisiteur doive se couvrir autant pour une petite brise, c’tout.

Un commentaire qu’elle n’aurait jamais adressé à Claudia, malgré le fait qu’elle aussi ait rajouté une surcouche de laine pour se maintenir au chaud. En ce qui concernait Oboro, le simple fait de marcher lui suffisait à se sentir bien, au point d’avoir retroussé les manches de sa chemise. De même pour Ryosuke, aussi frêle qu’il soit. Mais le pauvre devrait transpirer à mort, un coup à tomber malade s’il ne faisait pas gaffe.

-Il neige, commenta simplement le petit moine.
-…?

Il ne plaisantait pas. Un flocon de neige, qui s’était déposé sur l’une des épaulettes de l’inquisiteur de Hautedune. Une autre, que Ryosuke chassa de son nez. Et beaucoup plus, en proportion croissante, qui commençaient à partager l’espace avec la brume pour renforcer l’effet de purée de pois ambiante.

-Rhaaaaa, putain de brume de merde, râla l’autre à haute voix, on avait besoin de ça. On est dans des pentes avec des branches partout et ça va bientôt glisser, wouhouuuu! Va te faire foutre bien profond et…

Le truc étrange, c’est qu’il ne faisait pas si froid que ça. Dix, douze degrés peut-être, ou huit de plus au ressenti des deux portebrumes, soit rien qui ne justifie la présence de flocons. Mais en dehors des frontières du monde normal, ils n’en étaient pas à ça près.

-Allez, ça pourrait être pire, s’exclama gaiement Judicäel. J’ai déjà lu des rapports d’expéditions qui s’étaient retrouvés coincées sous des blizzards et avaient dû attendre des jours avant de…
-Woooh woooh wooooh ta gueule!, clama Oboro. C’est quand on dit des merdes comme ça qu’elles décident d’arriver, alors tente pas le destin.
-Ah, vrai que la brume pourrait m’entendre, correct. Alors, on va faire autrement. C’est très bien comme ça, continue!, clama-t-il en regardant le ciel.
-Nan mais t’complètement con l’encourage pas non plus!, se décomposa l’autre.

Et en effet, comme en réponse à l’inquisiteur, la neige s’intensifia encore. Sans que personne ne ressente une chute de température par rapport à avant. Même au contact, la neige était fraîche, mais pas… glaciale, comme elle aurait dû l’être.

-’Kay j’y comprends plus rien.
-C’est la foire, renchérit Claudia. Mais Jud’ a raison, ça pourrait être pire. Pas de raison de rebrousser chemin. On y sera bientôt. Ca sera peut être plus difficile… mais ça sera peut être à notre avantage, en fait.