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Mirages

Mirages Brandw10
Mer 31 Mai - 18:05
Opale, Magistère
Bureau de Lester Moynihan

- Si tu veux que je t'aide, tu vas devoir faire enregistrer ta demande d'investigation. Y a des formulaires pour ça.
- Jerry...
- Je choisis pas tout seul mes jobs. Tu dois l'enregistrer puis je prendrai l'affaire.
- Je voulais faire ça plus discrètement. Tu sais, le vent a beaucoup tourné ces derniers mois. Je crois qu'ils commencent à se méfier de moi.
- Si je me base sur l'état de ce labo...

Je rejette un coup d'oeil rapide sur les alentours. Les murs couverts de schémas ésotériques et de coups de feutres hystériques. Le sol virant au brun, l'odeur suspecte s'extirpant des cages fermées dans le coin. Le bureau rongé de moisi, bancal et criant pitié. L'homme devant moi, brillant s'il en est, à l'allure de junkie dégénéré.

- ... n'importe qui se méfierait de toi.
- Mais tu es quand même descendu pour m'aider. C'est que tu crois en ce que je fais, et c'est que tu refuses d'écouter tous les mensonges que l'on raconte sur moi.

Je préfère ne pas répondre. Je dois un service à quelqu'un qui te doit un service, Lester. Mais personne t'aime réellement au Magistère. Le jour où tu crèveras, seul et oublié, au fond de ton trou à rat, je parie qu'on le remarquera pas avant quelques années. Je respecte énormément ton travail et ta loyauté à Opale, bien sûr, mais pas la pourriture mégalomane que tu as toujours été.

Cependant, ton allure misérable t'habille d'un aspect humble qui te rend plus humain. C'est vrai ça, Lester, que le malheur te sied étonnement bien au teint.

- Regarde. C'est elle. Prends la photo.

Nous entrons enfin dans le vif du sujet.

- Elle est ado là-dessus. Tu as vraiment rien de plus récent ?
- Héhé, ça ne t'aiderait pas beaucoup. Écoute bien : Lillie est habitée par la Brume depuis qu'elle est descendue dans une mine des Reddington. Elle peut contrôler la sénescence de ses cellules, l'inverser ou l'accélérer à volonté. A l'heure où je te parle, elle est peut-être un bébé, ou peut-être encore plus vieille que moi. Pourquoi tu crois que j'ai insisté pour que ça soit toi qui descende ? Elle peut être n'importe où, et ressembler à n'importe quoi. Ça va être... coriace.

Une portebrume ? Merde, j'aime pas courir après des portebrumes. Ils ont souvent l'esprit tordu, dévoré et digéré par la Brume. Des bestioles imprévisibles. Celle-là n'ira certes pas foutre le feu à Xandrie ni plier l'espace-temps, mais franchement, une apparence physique variable c'est encore plus chiant.  

Yeux verts pétants, cheveux bruns aux reflets violacés. Un regard particulier, aussi. Un sourire coquin. J'imprime dans ma cervelle ces traits invariables que l'âge n'atteint pas. Faut pas que je cherche une gamine, sinon je vais y passer des mois. Je dois chercher... un esprit.

J'espère que t'étais proche d'elle, Lester. Tu restes ma meilleure piste. Je sors mon calepin et je clique mon stylo.

- Tu vas me parler d'elle. Tu vas me raconter tout ce dont tu te souviens. Sa personnalité, ses manières, ses tocs. Tout.
- Alors c'est bon ? Tu vas la retrouver ?
- Ça dépend de toi ! Tu connais ta fille ?

***

Xandrie, Avenue Sichuan
Joyeux marché du Dimanche

Ces hurlements suants, cette fourmilière grouillante, cette pourriture recrachée par les égouts. Ce fumet d'épices qui danse avec les relents de viande avariée des mauvais bouchers. Ces mariages écoeurants de couleurs, aux éclats dévorés par la poussière levée par la foule. Le marché du Dimanche sature chacun de mes sens. Tu sais, je déteste Xandrie. Une ville sale et soumise, que sa grande soeur n'aura jamais réussi à faire resplendir. Un pas après l'autre, je m'impose à travers la foule compacte et bruyante, le marché bat son plein en heures de pointes. Je passe pas inaperçu, surplombant la foule, et je n'en ai cure : certains grouillots de la Révolution savent qui je suis, pour eux je suis une mauvaise nouvelle.

Ne vous excitez pas, pour une fois, je ne suis pas ici pour vous. Enfin, qui sait ? Bah, on verra.

Lester, il a pas vraiment su me la décrire en profondeur, sa propre fille. Ça m'a pas surpris, un parent ça sait jamais de quel bois est vraiment fait son enfant. Après la mort de sa femme, Lester s'est noyé dans son travail, déconnecté de sa fille. Délaissée par son père et témoin des actions d'Opale et du Magistère, sans jamais vouloir s'impliquer dedans, probablement a-t-elle voulu changer d'air ; elle s'est barrée, disparue, d'abord à Xandrie puis peut-être n'importe où dans le monde, parce que si tu veux reprendre ta vie à zéro Xandrie est toujours un bon pari.

C'est ce genre d'enquêtes que je préfère. C'est stimulant, non ? Le Magistère m'a donné un mois pour la retrouver ; au-delà, ils considéreront que je perds mon temps et me ramèneront au pays. C'est déjà bien beau qu'ils me laissent gambader après la fille d'un chercheur. Un mois ? Ça sera peut-être suffisant, ou peut-être complètement impossible. C'est ça qui est drôle dans le métier.

Courir après des mirages.

Par où commencer ? Tu crois qu'elle aurait donné son nom aux sociétés ferroviaires si elle voulait vadrouiller, ou elle est plutôt du genre baluchon et camping ? Tu crois qu'elle aurait fait des bêtises et que son nom pourrait apparaître dans des rapports de police ? Tu crois qu'elle s'est mariée avec je-ne-sais-quel marchand de tapis pour couler des jours heureux dans un bidonville crasseux ?

Tellement de possibilités.

Je m'arrête devant un stand dont les couleurs caressent mes rétines.

- Il est joli, le collier, là. C'est combien ?
- Euh... 50 astras, monsieur.
- Je le prends.

C'est hors de prix pour une telle camelote, mais ça m'a tapé dans l'oeil. Un petit collier avec un chien qui danse quand on chatouille son ventre ? Tordant. Au moins, même si je me foire, je rentrerais à Opale avec un souvenir traditionnel.
Jeu 1 Juin - 14:51
L'arrivée de Jerry à Xandrie n'était évidemment pas passé inaperçue. Non pas qu'il était rare de voir en basse ville se promener des mutants en tous genres, mais lui était de ceux dont se méfiait une bonne partie de la population. Et pour cause, lui travaillait pour Opale, ce qui suffisait à le rendre plus repoussant encore que son apparence pour le moins unique. « Les rumeurs à Xandrie sont comme le vent dans les Monts d'Argent : elles ne faiblissent jamais ! » Elles se faisaient même tempête ce jour là sur l'avenue Sichuan après le passage du tant redouté. Marchands et passants échangeaient des oeillades méfiantes, ponctuaient leurs échanges de crachats dédaigneux et laissaient filer par delà les ruelles la nouvelle. L'inconnu rôdait.

Lillie n'avait plus quitté sa planque depuis trois jours. Les contrôles douaniers lors de son dernier retour d'Epistopoli l'avaient plongé dans une sorte d'anxiété paranoïaque dont elle peinait à s'extirper. Le gouvernement la cherchait et, même s'il ne disposait d'aucun élément tangible quant à son identité, il finirait bien par la trouver. Les restes de ses précédents repas, bien que fugaces, s'amoncelaient sur le sol. On frappa à sa porte. Trois fois, puis huit fois, et une fois. Un code simple connu de ses seuls lieutenants. Ils n'étaient que trois, en plus de la princesse et d'Ekiel, à connaître le rôle véritable de Lillie. Ses ordres passaient par eux et par eux seuls. Ils étaient les seuls informés de ses mouvements et de ses entrevues avec Elsbeth.

L'homme à qui elle ouvrit la porte n'avait pas encore trente ans. Il était petit, trapu et dissimulait mal une hâte certaine derrière ses yeux fatigués et sa barbe mal taillée. Elle le fit entrer, l'interrogea d'un simple mouvement du menton.

- Elles, ça craint. Opale a renvoyé le gros Jerry. On ne sait pas ce qu'il vient faire là, mais il traîne en basse ville.
- Tu crois que c'est pour nous ? Qu'est-ce que le Magistère peut bien nous vouloir ? On longe les murs depuis des mois, on arrive à tenir tranquille les plus énervés. Pourquoi ils viendraient nous chercher les poux maintenant ?
- J'en sais rien. Qu'est-ce qu'on fait ?


Lillie glissa nerveusement la main dans ses cheveux. L'énigme semblait n'avoir aucune réponse logique. À moins qu'Ekiel soit passé à l'action seul dans son coin, Opale n'avait aucune raison tangible de venir risquer quoi que ce soit dans la poudrière des quartiers mal famés. La Révolution parvenait tant bien que mal à garder sous sa coupe les franges les plus violentes de la population, mais à la première provocation, Xandrie prendrait feu comme un fétu de paille.

- Suis-le, Rico. Il te connaît forcément. Demande-lui ce qu'il vient foutre ici. Il... Il ne serait pas venu seul pour mettre à mal le mouvement. Il veut peut-être juste des informations. Des billes, j'en sais rien. Donne-lui ce qu'il veut. Du vent. Dis-lui que ça gronde, qu'on fait ce qu'on peut, mais qu'on sera responsables de rien.

Rico se leva en hochant la tête. Son imperméable en cuir abimé lui permettait de cacher une partie de son armement. Il soupira, puis laisse échapper un rire maussade à l'attention de sa supérieure.

- Et je fais quoi, si c'est moi qu'il veut ?
- Je serai pas loin.


Elle le laisse quitter la planque en lui offrant un regard plus ou moins assuré. Elle s'habilla, regroupa ses cheveux dans un chignon serré et rejoignit le grand extérieur qui lui faisait si peur. Ça sentait la pluie à venir et les emmerdes déjà présentes.
Dim 4 Juin - 13:43
- Eh, Jerry. On veut tous savoir pourquoi t'es là, et si t'es seul. Y a rien de neuf depuis la dernière fois que t'es passé. Si Opale vient foutre la merde dans nos affaires, ça va encore envenimer les...
- Calme toi, Rico. Je viens en touriste.

Pourquoi c'est toi qu'ils ont envoyé ? T'es l'un des minus du troupeau, je pourrais t'arracher un bras en soufflant dessus. C'est bon signe, cependant, qu'ils cherchent pas à m'intimider en m'envoyant un groupe et des mecs surarmés. Ça veut dire qu'on va discuter.

J'étais posé à un stand de nouilles lorsque Rico s'est ramené, fébrile et le souffle court. Sous son gros manteau, je peux deviner qu'il doit planquer de quoi calmer le bon Jerry si sa mission de reconnaissance venait à déraper. T'y crois ça ? Il me laisse même pas finir mon bol de spaghettos.

- Assieds-toi ! Tu peux demander à la dame ce que tu veux.  On va juste manger et parler, et à la fin je payerai l'addition.

Il s'empare d'un tabouret et s'assoit comme il peut à côté de moi. C'est que je prends beaucoup de place et qu'on est pas les seuls clients, alors le voilà écrasé en sandwich entre moi et un vieillard aux cheveux gras rempli d'alcool et dont les rôts frénétiques me laissent à penser qu'il ne va pas tarder à renvoyer ce qu'il essaye d'avaler.

Rico continue à me regarder du coin de l'oeil pendant qu'il passe sa commande. Tu prends qu'un thé, Rico ? Je comprends. La bouffe ici est infecte, ça a rien à voir avec les tripots d'Opale.

- Dis moi ce que tu veux, qu'on en finisse...
- Regarde cette photo, s'il te plaît. As-tu déjà vu cette personne ?

Que je lui montre la photo. Ce gars est désastreux quand il s'agit de planquer des émotions. Ça en fait un excellent indic à traire.
Je perçois de l'étonnement, et il s'empresse de me répondre. Il ne veut pas me laisser penser que sa mémoire travaille.
Ou bien je l'intimide énormément ? Mais non, quand même pas. Je lui ai déjà présenté tous les drapeaux blancs qu'il fallait. Je lui paye même à bouffer.

- Ça me dit rien.
- Réfléchis mieux, prends le temps.

Il se fait servir son thé. Tendu, très tendu, le Rico. Moi aussi, je l'observe, pendant qu'il porte le liquide brûlant à ses lèvres. Il devine que mes mirettes noires sont pointées vers lui et il évite de les croiser. C'est bizarre, parce qu'en fait, j'espère rien de Rico. Ça serait une coïncidence délirante qu'il sache me renseigner. Mais t'as vu, tout ce stress ? Cette surprise ? Pourquoi il est aussi effaré ? Là, il commence à se reprendre. Il retrouve le courage de me regarder. Il a perdu ses couilles l'espace d'une minute, et il vient tout juste de les ramasser.

- Tu sais, Jerry. Je vais pas t'apprendre ton job, mais va me falloir plus d'informations si tu veux que je t'aide. La photo d'une gamine, c'est que dalle.

Le Rico redevient un petit peu plus lui-même. Pendant qu'il me fait la leçon, il se permet même de froncer les sourcils.

- ... elle a fait quoi, cette gamine ? C'est comme ça qu'Opale utilise ton temps ? Tu traques des enfants ?
- Elle n'a rien fait. C'est un service que je rends à son père, un chercheur du Magistère du nom de Lester Moynihan. Elle s'appelle Lillie. Elle doit avoir la trentaine, aujourd'hui. Elle est venue avec son père ici, est repartie sur Opale, puis serait repassée par là il y a environ douze ans. Lester et Lillie Moynihan. Ces noms te disent quelque chose ?
- Euh, non.

Tu ne veux pas partager tes doutes avec moi, coquin. Je te constate, hésitant, introspectif, méfiant, tu sens le doute. La vérité et le doute ont souvent des odeurs très similaires.

Tu ne serais pas autant sur tes gardes si on parlait d'une totale inconnue au bataillon. Elle a quand même des caractéristiques reconnaissables, si on suppose qu'elle ne s'est pas fait teindre la crinière ni coller d'implants. Mais pourquoi elle aurait cherché à changer aussi drastiquement d'apparence avant de partir à l'aventure ? Son paternel est pas si menaçant que ça, quoi ?

... et puis, pourquoi ce minable voudrait m'empêcher de la retrouver ? Pourquoi je perds mon temps avec ce type ?
Roh, mon pauvre Jerry. Cette situation n'a aucun sens. C'est une fausse piste, évidemment que c'en est une ! Mais c'est plus fort que moi, je dois creuser pour m'en assurer. Si le doute subsiste, je ne serai pas tranquille.

- C'est joli ces reflets violets dans ses cheveux hein ? Si j'avais des cheveux, j'en voudrais des comme ça moi aussi.
- Ah, d'accord.
- Ton thé va refroidir, Rico.
- Tant mieux. Là, il est trop chaud.
- Ah ben oui c'est vrai qu'il doit être chaud, parce que t'es en sueur, Rico.
Lun 5 Juin - 16:59
La pluie ne s'était pas faite attendre. Les grosses gouttes grises s'écrasaient sur les quelques morceaux de peau des joues de Lillie qui n'étaient pas masqués par sa capuche. Ses bottes noires frappaient le pavé glissant des trottoirs encombrés. Tout pouvait arriver à Xandrie entre chien et loup. Les honnêtes gens – s'il en existait encore – regagnait leurs domiciles, laissant place aux trop nombreux malfrats, badauds désabusés et passants aux intentions difficiles à dicerner. Enveloppée dans son grand imperméable – qui ne l'était plus tant – Lillie faisait clairement partie de ceux-là. Ses mèches magentas lui collaient au front, rappelant étrangement les lueurs colorées des néons des enseignes sur les flaques noirâtres. Elle s'installa dans le bar qui faisait face au restaurant dans lequel Rico était entré en charmante compagnie. Elle ne le quitta pas des yeux.

**

- J'suis pas habitué à manger épicé. Admit Rico après avoir eu toutes les peines du monde à déglutir correctement.

Les révélations de Jerry l'avaient complètement désarçonné. Premièrement, parce qu'il ne s'attendait pas du tout à ce que l'enquêteur soit là pour Elles. Il était à peu près persuadé jusqu'à cet instant qu'Opale ignorait tout de la véritable identité des hauts gradés de la Révolution. Ensuite, parce qu'il ignorait tout de l'histoire de Elles. Il ignorait d'où elle venait, ne savait rien de ses motivations et n'avait de toute façon jamais pensé à la questionner. Il aurait pourtant pu le faire, profitant des quelques moments d'intimité que les deux avaient partagé dans une planque ou une autre. Mas tout dans le regard de sa supérieure lui avait indiqué qu'elle ne se livrerait pas à lui. Ses sentiments personnels pour Elles n'étaient pas réciproques et il s'estimait déjà heureux d'avoir pu partager quelques fois sa couche.

- T'as conscience que ça revient à chercher le flocon de neige bleu au milieu des Monts d'Argent, Jerry ? T'as fait quoi en douze ans, toi, à part nous emmerder ? Elle peut être à l'autre bout du monde ta gamine, les doigts de pieds en éventail à Lapis, morte en mer, n'importe où !

Il aurait du se lever, quitter l'établissement. Il avait eu ce qu'il voulait, la certitude que Jerry n'était pas là pour la Révolution. L'enquêteur l'aurait sans doute laissé repartir. Mais quelque chose le fit rester. Un excès de zèle ? L'envie de continuer à brouiller les pistes en pensant bien faire ? Ou sa curiosité, fraichement ravivée par l'histoire de Jerry.

- Et puis quand même, on te préférait quand t'étais pas baby sitter. Pourquoi il la cherche pas lui-même, sa gosse, ton Lester Moynitruc ? C'est une trop grosse pointure, il a pas le droit de sortir d'Opale ? Ou c'est juste un peureux, bien planqués dans son labo pendant que des crève-la-dalle crèvent aux mines pour lui apporter tout le Myste dont il a besoin ?

Il aurait du se lever. Mais il ne l'avait pas fait. D'un regard qu'il espéra furtif, il essaya de s'assurer que Elles n'était effectivement pas loin.

**

Elle croisa le regard de Rico et détourna immédiatement le sien. Qu'est-ce qui pouvait bien lui prendre si longtemps, putain ? Il n'avait qu'à savoir ce que Jerry foutait là et se barrer. Pas refaire le monde avec lui. Putain, Rico, tu vas la fermer ta gueule ?
Jeu 8 Juin - 18:56
- Tu attends quelqu'un ?
- Hein ?
- Je te demande si tu attends quelqu'un.


Je n'ai pas su distinguer réellement où il regardait, mais je sais que c'était quelqu'un, un soutien dissimulé, un tireur en embuscade, un collègue.

- Euh... Ce que je disais, c'est que ce Lester, il doit bouger son cul et venir lui-même à la recherche de sa fille, plutôt qu'envoyer le molosse du Magistère. Jerry. Jerry tu m'écoutes ? Putain, Jerry, tu regardes quoi ?

La foule est compacte, difficile de cerner de réels visages sous la pluie. Mes yeux balaient la populace. A cause de ces putains de néons, c'est comme s'ils en avaient tous, des reflets violets, dans leurs cheveux, c'est comme s'ils étaient tous des Lillies.

Mais moi, je cherchais plus le reflet gris d'un flingue qu'on dégainerait sans crier gare. Je suis pas le genre de personne qu'on essaye de descendre dans la rue comme le premier dealer d'opium venu, mais je sous-estimerai jamais la bêtise de mes ennemis. Les révolutionnaires de Xandrie sont imprévisibles, ils passent de la non-violence béate à la guérilla en un claquement de doigts.

- Tu peux inviter celui que tu attends à nous rejoindre, Rico. Y a pas de mal. Je peux payer un thé à tout le monde.
- Mais j'attends personne, putain !
- J'ai l'impression que tu te mets dans de sacrés états Rico, pour une fille dont tu ne sais rien. Je sais que tu me caches quelque chose. Je dis pas que ça a un rapport avec Lillie, mais tu me caches quelque chose, c'est certain, et je trouve ça impoli.


La rue est remplie de silhouettes qui vont et qui viennent, personne n'est statique, personne ne nous mate, personne ne semble partir en vrille. Mais il y a un bar, face au nôtre, et moi, je pense que si j'étais l'ami de ce bouffon, j'irais me terrer là-dedans pour observer ce qu'il fait au chaud tout en justifiant d'avoir le cul vissé sur une chaise.

- On change de resto, j'ai envie de bouffer aramilien, je dis en jetant deux billets à la patronne.

Rico pète un plomb derrière moi, il m'apprend que je suis un dingue, un con, que je respecte pas Xandrie, que ma mère devait être une tyrannosaure nécrophile, que mince j'exagère quand même, mais il ne peut absolument pas m'empêcher de traverser cette rue de cinq larges foulées et de me retrouver sur la terrasse de ce bar que je devine très agréable -entends-tu la douce guitare acoustique qui résonne à l'intérieur ?

- Ta gueule, Rico.

Si je me trompe, j'aurai l'air abruti, ou complètement bourré, à rester là, planté comme un piquet devant la porte. A fureter partout, ma tête grinçant tranquillement sur ma nuque.

Concentre toi, Jerry. Mes yeux rebondissent, alternativement sur la terrasse, puis sur l'intérieur du bar. Mes yeux glissent le long des vitres, à la recherche d'un quelconque indice, de la moindre goutte de sueur qui viendrait perler sur le front d'un copain de Rico déguisé en amateur d'alcools aramiliens.

Concentre toi, Jerry. Le monde se rétrécit autour de moi tandis que je piste la trace de ce copain fantôme. Est-ce que quelqu'un semble pressé de partir ? Ou une envie urgente d'aller aux chiottes ? Qui bouge ? Qui fait semblant de manger ?
Dim 11 Juin - 4:50
Tout ça n'avait aucun sens. Jerry ne pouvait pas avoir rejoint Xandrie pour son seul loisir. Personne vivant à Opale ne viendrait simplement se promener dans la Juste et encore moins un enquêteur du Magistère. Il devait être là pour quelque chose. Et Rico aurait dû déjà le découvrir et quitter les lieux. Alors pourquoi, putain de pourquoi, il était toujours en train de tailler le bout de gras avec Jerry. Et pourquoi, putain de pourquoi, les deux traversaient maintenant la rue pour rejoindre le rade où Lillie était stationnée.

**

Rico a bien du mal à tenir le rythme. Il essaye de rattraper Jerry, mais il est bousculé par la foule compacte. Il prie intérieurement pour que Elles ait réussi à se barrer discrètement avant que le mutant n'atteigne le restaurant. Il a peur. Pour lui, déjà, parce qu'il sait qu'il a merdé. Pour elle, aussi, parce qu'il ne sait pas ce qui l'attend si Opale lui met la main dessus. Il finit par rattraper Jerry tant bien que mal. Il ne la voit nul part. Il est soulagé. Elle n'a pas volé son rang. Des années qu'on la cherche en vain, Elles sait se fondre dans la masse.

- Et maintenant, Jerry, on fait quoi ?

**

Si tôt après avoir croisé le regard de Rico, Lillie avait changé de place. Elle avait troqué son siège usé près de la porte d'entrée contre un tabouret haut au comptoir. Capuche toujours vissée sur la tête, elle avait longuement étudié toutes les possibilités. Elle savait qu'une quelconque fuite serait maintenant trop dangereuse. Jerry avait probablement compris que le regard de Rico n'avait rien d'anecdotique. Il finirait par retourner le quartier s'il avait flairé une piste. Même s'il n'était pas là pour elle, le jeu n'en valait pas la chandelle. Se changer en gamine en plein restaurant n'avait rien de plus logique, et se réfugier aux toilettes pour le faire ne serait pas moins suspect. Alors elle comprit qu'elle allait devoir s'y résoudre. Elle n'y avait encore jamais pensé, mais après tout...

Elle attendit patiemment que le serveur soit occupé à l'autre bout du zinc. Le percolateur en aluminium lui offrait un reflet déformé de la rue, tout droit sorti d'un cauchemar bleuté. L'image n'était pas nette, loin de là, mais elle suffisait à distinguer la silhouette massive de Jerry sur la terrasse. Il fallait agir, maintenant. Elle sera les dents, concentra toute son énergie sur son ventre, implorant la nébula de lui obéir. Celle-ci ne se fit pas prier, heureuse sans doute d'imposer à Lillie le calvaire à venir.

Elle manqua de s'évanouir tant le processus de vieillissement accéléré qu'elle faisait subir à son corps lui était douloureux. Ses os craquèrent un à un, sa colonne vertébrale se déforma comme si elle venait de porter tout le poids du monde sur don dos. Sa trachée se serra, son souffle se fit court, la moindre de ses mouvements était un chemin de croix qui lui semblait durer des heures. Sa vue se troubla, et, finalement, ses cheveux passèrent du magenta au blanc laiteux. Elle rassembla ses dernières forces pour se laisser glisser du tabouret avant que quiconque ne la remarque. Elle voulut hurler de douleur mais se contenta de se morde la joue jusqu'au sang. Elle marcha jusqu'à la porte d'entrée, la poussa et continua sa lente progression.

Une femme de 70 ans frôla Jerry, priant pour que Rico ne la reconnaisse pas et ne trahisse pas une fois de plus sa supérieure.
Dim 11 Juin - 9:10
Une vieille me frôle, boitant péniblement, le souffle grinçant comme si elle avait les poumons remplis de gravier. Si c'est ça, le complice de Jerry, je me faisais du mouron pour rien. J'attends qu'elle s'éloigne pour ne pas la bousculer, puis je rentre dans le bar, talonné par Rico, exaspéré, qui me demande ce que je branle.

Le patron me voit approcher du comptoir, il arrête aussitôt de nettoyer ses verres et me mire de deux grands yeux ronds, l'air de se demander si les vapeurs de liqueurs de prunes ne lui auraient pas croqué la cervelle.

- Inspecteur Mortyr, du Magistère d'Opale, je déclare en dégainant mon badge. Ça fout toujours les chocottes à la populace, ça les incite à me raconter leur vie. Ma carrure, ma gueule et mes fringues de croque-mort participent bien sûr à ce travail d'intimidation.
- Oula, j-je vais avoir des soucis ? Vous... Vous venez inspecter les cuisines ?
- Ben non. Simplement vous demander un petit effort de mémoire.


Il est visiblement très soulagé. Il peut avoir des cafards ou des cadavres dans sa cuisine, à l'instant t, j'en ai rien à péter.
Je lui désigne sa salle.

- Vous vous souvenez d'avoir vu un client partir, dans les cinq dernières minutes ?

Le patron reste pensif quelques secondes, mais je sais qu'il aura quelque chose à me répondre. Y a rien qui développe plus la mémoire à court terme que de diriger un restaurant en heures de pointes.

- Je crois qu'il y avait une fille, là, assise au comptoir. Encapuchonnée, en intérieur, ça m'a paru bizarre.
- Elle a bu quoi, la fille ?
- ... rien ? Elle venait tout juste d'arriver. Pas eu le temps de m'occuper d'elle.


Et voilà qu'un doute immense écrase le gros Jerry. Moi, la seule personne que j'ai vu sortir, c'est une vieille, une vieille avec du gravier dans les poumons. Pas de fille.

- Vous vous souvenez de la vieille femme ? Celle qui galérait à marcher ?
- Hein ?
- Ben elle vient juste de sortir. Elle était lente, grabataire. Vous ne vous rappelez pas d'elle ?
- Une vieille croulante ? Ça m'dit rien. Ici, z'êtes sûr ?


Le doute, une fois qu'il est bien installé, il reste et grossit, il te ronge les neurones. Ça se transforme en obsession qui rebondit sous ta boîte crânienne en faisant un barouf d'enfer. Tu te demandes en boucle : putain, est-ce que c'est si simple ? Qu'est-ce que j'ai manqué ?

- Tu patines, Jerry. Tu me parlais d'une gamine, et maintenant tu cherches une vieille. Tu perds ton temps et le mien avec. Faut que j'y aille.

Qu'est-ce que je donnerais pas pour obtenir l'un de ces psychomètres haute-technologie du Magistère, pour ouvrir cette tête de linotte et en extraire le jus. Rico m'énerve, il me fait tourner en bourrique, et devient plus arrogant lorsqu'il me sent perdu. Il sue des barils entiers depuis que j'ai commencé à essayer de lui tirer les vers du nez. Voilà une dangereuse danse Rico, une danse avec un dinosaure assez malin.

Note que la menace physique est une technique d'interrogatoire de dernier recours que je maîtrise, mais le lieu ne s'y prête pas, et puis, la menace et la torture font sortir plus de mensonges que de vérités. Ce sont des méthodes de sauvages, pas d'inspecteurs assermentés.

- Bon, c'est tout c'qui vous fallait, inspecteur ? Le barman a entendu ce que m'a dit Rico, et se demande sûrement à quoi tout ça rime. Il s'impatiente.
- Oui. Merci et bon courage, que je le libère. Il m'a fait plus avancer en une minute que Rico en quinze.

Évidemment, je ne vais pas partager mes conclusions avec Rico. Alors je m'en vais lui offrir la satisfaction de m'avoir floué, ça lui fera une chouette victoire dont il pourra se gargariser auprès de ses potes lorsqu'ils iront coller des posters mal orthographiés dans leurs bidonvilles.

- Tu peux te barrer, Rico. Je vais nulle part, là.
- Ouais ? Bah, voilà, enfin... Je peux pas t'aider, là-dessus. Je l'aurais fais, si je pouvais. Mais je peux pas. T'as compris hein ?

Tu veux pas m'aider, surtout.

- Bien compris.

Ma meilleure piste est une hypothèse grotesque : Lillie m'a précédée dans ce bar, était assise sur l'une de ces places, et a utilisé sa capacité pour s'extraire du lieu en tant que vieille dame sans se faire repérer par le barman.

Pourquoi elle serait ici ? Pourquoi elle m'aurait fuie ? J'en sais foutre rien. Un rapport avec Rico ?

Vois-tu la coïncidence ? Vois-tu l'ironie grinçante ? C'est improbable mais j'ai envie d'y croire. Ce serait si... merveilleusement parfait, de résoudre aussi vite un mystère qui s'annonçait labyrinthique. Ce serait aussi parfait que ces beaux accords dont les musicos du bar nous régalent, penchés au-dessus de leurs guitares sèches, leurs corps dodelinant au rythme de leur mélodie.

- On vit dans un monde de fou, Rico, quand même.
- Ouais, c'est sûr. Bon, à plus, hein, Jerry. C'était... sympa... de traîner avec toi, je suppose...

Dit-il en s'éloignant prudemment. Pas tranquille, il garde un oeil sur moi tandis qu'il sort du bar. Il a surement peur que j'aie une révélation de dernière minute. Tu as fais tellement d'efforts ce soir, Rico ! Quelle bataille ça a été. Ton secret doit être drôlement important, car tu t'es surpassé pour le protéger.

Tu sors du bar, tu t'élances sous la pluie battante sans même prendre le temps de relever ta capuche. Et moi, je me demande où tu t'en vas maintenant...
Mar 13 Juin - 5:06
Le contact avec Jerry lui avait arraché un frisson désagréable. Il avait parcouru tout son corps abattu de fatigue comme une mauvaise nouvelle aurait parcouru un quartier de commères. Elle n'avait pas tourné la tête du côté de Rico, n'avait pris aucun risque. Elle savait qu'elle devait maintenant regagner sa planque au plus vite. D'ici quelques minutes, l'enquêteur aurait probablement compris qu'il avait été dupé.

Si tôt le premier croisement de rues rejoint, elle accéléra le pas. Chaque mouvement lui arrachait maintenant des grimaces de douleur. Ce qui l'habitait semblait prendre un malin plaisir à la torturer. Son pied gauche heurta un trottoir et elle sentit tous ses orteils craquer. Elle tourna de l’œil, ne parvint à rester consciente qu'au détriment d'un effort colossal. Mais quand un passant bourru lui asséna un coup d'épaule violent, elle ne put rien faire. Elle s'écroula à même le trottoir. Les passants ne lui prêtèrent qu'une attention très mince. Par chance, une ruelle s'ouvrait devant elle. Elle rampa jusqu'à l'atteindre puis, une fois adossée à une poubelle de restaurant, elle s'abandonna à la douleur et à la fatigue.

**

Rico est au moins aussi perdu que Jerry. Il n'a pas la moindre idée de comment Elles a pu se débrouiller, mais elle n'est plus là. Il ne l'a pourtant pas vu filer. Qu'importe. C'est à son tour de fuir, maintenant. Il a déjà bien assez traîné. Une fois Jerry derrière lui, il cherche frénétiquement un signe de sa supérieure. Il faut absolument qu'il lui raconte, absolument qu'il la mette au courant. Au diable la Révolution, pour l'heure, c'est elle qui est en danger.

Il n'est pas toujours malin, Rico. Et ce soir, il l'a sans doute été moins que d'habitude. Mais il est perdu. Il ne sait pas ce que tout ça veut dire. Pourquoi Elles aurait caché son histoire à tous les membres de la Révolution ? Elsbeth était-elle au courant, au moins ? Et puis, pourquoi son père voudrait-il la retrouver maintenant ? Et si... Et si Elles était un agent double ? Et si elle bossait pour Opale depuis le début ? Non, putain, Rico, c'est impossible. Pas après tout ça. Merde, Rico, merde. Faut que tu tires ça au clair. Faut que tu la retrouves !

**

Quand elle revint à elle, Lillie avait retrouvé son apparence normale. Une femme de 33 ans, mal en point, assoupie dans une ruelle sombre d'une ville qui l'était tout autant. Un filet de sang séché courait au bas de sa lèvre. Son pied gauche lui faisait un mal de chien. Douleur amplifiée quand elle essaya en vain de se relever. L'utilisation de son pouvoir l'avait littéralement vidée de ses forces. Elle se laissa retomber au sol, essayant de ne pas perdre son sang-froid. Elle était encore assez loin de sa planque, et elle ne pouvait définitivement pas aller frapper à la porte d'Ekiel en ayant quelqu'un sur les talons. Rameuter un autre membre du mouvement était aussi un risque inutile.

Elle n'avait pas le choix. Il allait falloir qu'elle se débrouille seule. Elle attendit encore quelques minutes avant de se redresser à nouveau. Elle serra les dents, toujours adossée à la poubelle. Au loin, une silhouette s'arrêta à l'entrée de la ruelle.
Lun 19 Juin - 15:01
J'aperçois Rico, tout là-bas. Il regarde partout autour de lui en haletant, comme un clébard qui a perdu son maître. Il n'a pas compris ce qui s'était passé, et y a deux options : soit il connaît pas la capacité de Lillie, soit ce n'est pas du tout elle qu'il cherche et je suis complètement à la masse. L'un ou l'autre, je dois en avoir le coeur net.

Suivre Rico dans son aventure de clébard ne m'apportera rien -en plus d'être impossible, au vu de ma carrure, faut être aveugle et sourd pour pas remarquer que je suis sur tes talons. Personne n'irait confier ses secrets à un tocard pareil : c'est pas contre toi, Rico, hein, mais bon, t'es un peu un tocard quand même, faut se l'avouer.

Je me fraye un chemin dans la foule, dans la direction dans laquelle je soupçonne la vieille d'être partie tout à l'heure. Au vu de son état, elle peut pas être allée bien loin. Si c'est elle, Lillie, elle sera probablement allée se cacher. Elle se sera réfugiée dans un bâtiment, ou dans une ruelle, un coin où elle pourrait inverser son vieillissement au calme.

Ça fait une bonne dizaine de minutes que je l'ai vue sortir du bar. Dans ce laps de temps, elle n'a pu réussir qu'à se traîner dans un rayon de trois cent mètres maximum autour, j'estime. C'est déjà un nombre colossal de cachettes potentielles, ou d'éventuels complices dissimulés pour faciliter son extraction. Mon cerveau est capable de dessiner le labyrinthe opalin de mémoire, mais Xandrie, non. Je connais pas assez.

J'arrive à un carrefour. C'est bondé. Saturé de crétins incapables de se causer sans hurler. Deux mégères se crient dessus, derrière moi, à propos du prix d'un poisson. Un homme pisse contre la vitrine d'un restaurant : à l'intérieur, un serveur l'a vu, et appelle le patron en panique. La masse crasseuse coule autour de moi, des têtes disgracieuses sur des corps laids et squelettiques ; hagards comme une armée de jiangshis. L'air xandrien, visqueux, puant, brûlant, je peux le sentir physiquement dégouliner dans mes poumons.

Lillie, dans son état, n'aurait pas pu circuler à son aise dans ce chaos poisseux, elle aurait voulu s'en extraire le plus vite possible pour aller reconstituer tranquillement la fougue de sa jeunesse.

Généralement, quand un inspecteur espère un coup de chance, c'est qu'il a mal fait son boulot. Mais on arrive souvent à ces moments où le temps manque, alors faut se lancer et prier le dieu de suspense pour qu'il résolve ton intrigue à ta place.

Je me fraye un chemin dans la foule, arrachant des "ah" et des "oh" aux badauds que je pousse.
Sur ma gauche, une ruelle. Une arrière-cour de restaurant, quatre mecs qui fument leurs clopes l'air hagards, me calculent à peine quand je viens zyeuter à travers la porte de leur cuisine.
Sur ma droite, une autre ruelle. Une longue ruelle, parcourue de cachettes odorantes, des bennes grandes ouvertes qui avalent la pluie.

Une goutte de sang, discrète mais d'un rouge éclatant. Elle est fraîche, tombée d'une veine il y a pas longtemps, la flotte n'a pas encore eu le temps de la nettoyer. Peut-être que c'est un crime qui n'a rien à voir avec mon histoire, peut-être que c'est un vrai indice ou peut-être que l'adrénaline me monte à la tête. Peu importe car je dois en avoir le coeur net.

J'y vais, rapido, de grands pas dans la ruelle, secouant un brin les bennes et les poubelles qui me tombent à portée de main. Une silhouette, à l'autre bout de la rue, attire mon attention. Un homme, qu'on dirait, raide bourré, une énorme bouteille à la main, qui me hurle de m'arrêter là. On dirait qu'il délire. Tétanisé, ses cris s'amplifient, je crois qu'il voit en moi une sorte de démon.

Évidemment, je l'ignore ; et j'avance, inexorable. La lumière inonde la ruelle et derrière, l'orage éclate. J'ai aperçu, grâce à ce bref éclairage tombé du ciel, une deuxième silhouette humanoïde se glisser derrière un monticule de déchets. La pluie se change en averse, les gouttières de mon chapeau melon commencent déjà à déborder.
Sam 24 Juin - 4:41
Le sang continuait de perler à la commissure de ses lèvres. Elle entendait au loin le brouhaha indélicat de la rue principale. Bris de verre, cris heureux de ceux qui en l'alcool ont trouvé une libération temporaire et insultes grasses se mélangeaient indistinctement pour animer la nuit xandrienne. L'odeur des déchets lui montait au nez. La silhouette s'immobilisa puis continua sa route. Un ivrogne de plus qui cherchait sans doute une ruelle désertée pour pisser. Elle grimaça de douleur en finissant de se relever. Se montrer en pleine rue dans cet état attirerait forcément l'attention. Mais compter sur le flair de Rico pour la retrouver là lui semblait plus risqué encore.

Elle n'eut pas le temps de réfléchir plus en amont à la question. Les deux ivrognes qui passèrent dans la ruelle à leur tour n'étaient pas là pour soulager leurs vessies. Ils puaient encore plus que les poubelles environnantes et ils ricanaient comme deux enfants mauvais dans la cour de récréation. Le genre de marmots qui sourient bizarrement après avoir arraché les ailes et les pattes d'une mouche à moitié morte.

- Alors, la... La belle... T'es perdue.. ? T'as pas.. Pas l'air en bon état. Ton mec t'a frappée ? C'est qu'il avait de bonnes raisons !

La bouteille de liqueur qui pendait au bout de son bras était presque vide. En temps normal, il n'aurait pas représenté une grande menace pour Lillie. Mais dans son état, il lui aurait été difficile de fuir. D'autant plus que le second larron venait de sortir une lame émoussée de sa poche et qu'il s'approchait à son tour. Lillie mit la main à sa ceinture et attrapa son revolver. Elle mit en joug les deux hommes en essayant de rester calme.

- Écoutez-moi bien, les affreux. Vous allez tranquillement passer votre chemin et m'oublier, d'accord ? J'ai pas le temps de m'occuper de vous, et croyez-moi, c'est préférable.

Elle voyait dans leurs yeux vitreux que son petit discours n'avait pas eu l'effet escompté. Elle pensa un instant leur mettre deux balles dans la tête et se débarrasser du problème rapidement. Mais elle se rappela qu'elle n'était pas n'importe quel truand de ruelle. Qu'elle oeuvrait pour quelque chose qui la dépassait. Qu'Elsbeth ne lui pardonnerait pas un acte aussi inconsidéré. Quelle tannée, de se battre pour le bien commun, quand on découvre ce qu'il contient d'abrutis !

Les deux hommes continuèrent d'approcher du mur. Elle leva le canon de son pistolet et tira en l'air sans les quitter des yeux. Leur ivre courage s'envola et ils prirent leurs jambes à leurs cous. Lillie venait de révéler assez clairement sa position et elle en avait conscience. Elle rangea son revolver et entreprit de faire quelques pas en direction de la rue la plus animée. Il allait falloir faire avec la douleur jusqu'à ce qu'elle soit tirée d'affaire.
Lun 26 Juin - 10:32
Des coups de feu, on en entend souvent à Xandrie. Mais aussi tôt et dans un quartier aussi bondé ? C'est étonnant, même pour ce ghetto puant. Tu penses bien que j'ai décidé de suivre l'écho dès qu'il est venu secouer mes tympans.

Et tu penses bien que la rencontre impromptue dans une ruelle de deux ivrognes moches à faire peur, qui semblaient fuir on-ne-sait-quoi tout en communiquant entre eux par grognements et par jurons, ça me fait pas mal plaisir dans ce contexte.

- P-Putain... Vous êtes... C'est...
- Hein ?


Le lascar aux dents pourries m'a reconnu, dirait-on, et il se carapate aussitôt. J'ai surement déjà eu affaire à lui sur une autre affaire, et vu sa gueule, c'était probablement pas pour lui faire des papouilles. Il plante son copain là, le copain a pas l'air de savoir s'il a affaire à une hallucination ou à un vrai gars costaud qui pourrait lui casser les deux jambes en une seule balayette.

Dans le doute le copain dégaine une sorte de couteau à beurre, qu'il tend dans ma direction, tremblant. C'est pas si évident, mais je crois qu'il veut me menacer. J'attrape le bout de la lame et le plie ; le couteau se casse entre ses mains, croustillant comme un biscuit. Il m'a regardé faire sans rien tenter, plongé qu'il est dans son cauchemar éthylique.

- Qui a tiré ? je lui demande gentiment.

Il fait volte-face et commence à courir, mais je suis bon lorsqu'il s'agit d'anticiper les réactions d'un crétin cuité : j'avais déjà attrapé son col, et il se ramasse par terre. Son crâne a brutalement rebondi sur le bitume, mais bon, c'est pas comme si ça pouvait le rendre plus con qu'il ne l'est déjà.

- Qui a tiré ? je lui redemande gentiment.
- Pas moi ! Pas moi ! Une fille !
- Elle a tiré pour se défendre ?
- Oui...
- De vous ?


Mi honteux mi terrifié, il hoche la tête en évitant de croiser mon regard. C'est si typique qu'en les voyant, j'avais déjà dessiné ce scénario précis dans ma caboche. La différence, c'est que d'habitude, les filles ont pas de flingues pour se défendre.

On dirait que la "Lillie" a fait une mauvaise rencontre. Elle a tiré et les a fait fuir. En fuyant, ils ont eu le bon goût de croiser mon chemin. Je suis proche, très proche du but, et j'ai appris que si c'est bien Lillie, alors elle est armée, et ça, ça correspond pas trop au portrait que Lester m'avait peint : mais bon, en douze ans, les gens changent.

Je largue le minable ici et continue à galoper dans la ruelle, puante et interminable. Quand j'en sors enfin, c'est sur une nouvelle grande avenue que je débouche, saturée de couleurs et de badauds. Certains d'entre eux ont entendu le tir et ont l'air vaguement inquiets, mais on est loin de la panique générale. Ils sont habitués aux coups de feu comme les opalins sont habitués aux explosions de piles à Myste : ça surprend et c'est dangereux, mais c'est la vie ma bonne dame on peut rien y faire.

Le tir venait d'une ruelle adjacente à cette avenue, je pense. Je m'y élance, rempli d'adrénaline. Une bonne course-poursuite, ça t'inonde d'excitation : lorsque chaque seconde compte, tu vis chacune d'entre elle à fond, tes sens s'étendent et le Temps ralentit autour de toi. Tu sais que tu te rapproches de ta cible, inexorablement, et tu ne veux SURTOUT pas la perdre parce que si tu la perds tu auras envie de te cogner la tête contre les murs.

Je descends la rue, dans la direction supposée du coup de feu, j'espère que la cible aura décidé d'utiliser la foule pour se cacher car je suis bon en décorticage de foule ; aux aguets, regardant partout, tout le monde, mes yeux rebondissent de visage en visage, je jette des oeil d'yeux furtifs à travers toutes les vitrines, je suis tout proche, je le sens, maintenant il suffit d'observer et de trouver, concentre toi, Jerry, ne laisse aucun détail t'échapper, apprécie chaque couleur, chaque visage, chaque son...

... c'est ainsi que devant moi, à une vingtaine de mètres, je repère une silhouette encapuchonnée, cape noire, petite taille, avance lentement, me tourne le dos, me tape aux yeux.

Je me hasarde à l'interpeller à travers la foule, cherchant une réaction.

- ... Lillie ?
Jeu 29 Juin - 12:05
Dans la rue encombrée, les gens se regardaient tous du coin de l’œil. Sans doute se soupçonnaient-ils tous d'être l'auteur du coup de feu entendu quelques secondes plus tôt. Dans les bas quartiers de Xandrie, tout le monde était un criminel supposé et chacun de ceux-là se pensaient moins dangereux que tous les autres. L'histoire n'avait pourtant rien d'anormale. On retrouverait plus tard dans la soirée un corps inanimé derrière une poubelle malodorante. Pas trop tôt, histoire que personne n'ait à appeler le Guet ou à jouer aux témoins lors d'une enquête qui n'aboutirait de toute façon jamais. Non, il fallait laisser le temps aux principaux concernés de régler leurs affaires.

Lillie continua son chemin, capuche vissée sur la tête et main jamais trop loin du mur le plus proche. Elle était persuadée qu'elle avait réussi à fuir mais ne prit pas la peine de se retourner pour confirmer son impression. Elle avançait toujours aussi lentement. C'était sans doute pour le mieux, pensa-t-elle pour se rassurer. Si elle avait été capable de courir au milieu de la foule, elle aurait attiré bien trop de regards sur elle. Elle soupirait de soulagement quand son nom retentit au loin derrière elle.

Cette fois, le petit jeu du chat et de la souris n'irait pas plus loin. Elle était incapable d'accélérer et aucune porte de sortie ne lui apparut dans son champ de vision. Merde, putain, fais chier ! éructa-t-elle silencieusement. Tous ses efforts anéantis résonnaient dans ce prénom qu'elle pensait ne jamais entendre dans ce quartier de Xandrie. Comment diable ce putain de Jerry pouvait-il connaître son prénom ? La question lui traversa la tête et bouleversa ses certitudes. Son identité avait-elle été mise à jour ? Les services de renseignement d'Opale avait percé à jour son rôle, son secret ? C'était impossible. Elle n'avait jamais pris le moindre risque, n'avait communiqué son prénom qu'à une poignée de personnes.

Elle se retourna et vit la silhouette imposante du mutant à quelques pas de la sienne. Elle le toisa de haut en bas, le laissa venir à elle. Quelques secondes qui lui permirent de se calmer avant de prendre la parole.

- On va dire que ça dépend qui la demande. Et surtout de pourquoi. J'ai le pied en vrac et je voudrais bien le soigner avant de le perdre. Je passe pas la meilleure soirée de ma vie et je pense que t'as mieux à foutre aussi. Alors, si on essayait de finir ça vite ?
Ven 30 Juin - 20:10
- Inspecteur Mortyr, du Magistère d'Opale, je lui annonce tandis que j'arrive à son niveau, lui présentant mon badge. Elle a pas l'air d'aimer l'introduction, mais malgré l'excitation j'oublie pas que je suis sur mes heures de travail, et que sans mon protocole, je ne serais qu'un vulgaire fouille-merde. Tu peux te détendre, Lillie, on a tout notre temps. Je viens pas t'arrêter.

Tu veux finir ça vite ? Franchement, je suis déjà content de la vitesse démentielle à laquelle j'ai résolu cette affaire. Les astres se sont alignés au-dessus du gentil Jerry, et lui ont dessiné un superbe petit miracle. Merci les astres, et merci Rico, parce que sans ce sacré Rico, je serais encore là-bas à bouffer des nouilles fadasses et à me demander quoi foutre.

Voir son visage dissipe mes derniers doutes. La crinière magenta est là, l'expression narquoise aussi. C'est Lillie. Bravo, c'était une belle course. On peut être fiers de nous.

- Ton père, Lester Moynihan, m'a demandé de te retrouver. Il a conscience de t'avoir perdu et souhaiterait que tu lui accordes une nouvelle chance.

Il vaut mieux la jouer franc jeu. Lester est un minable et elle le sait. Faudrait que sa vie ici soit encore plus minable que Lester pour qu'elle accepte de me suivre. C'est pas gagné.

- Ça m'arrangerait que tu acceptes de venir à Opale avec moi pour laisser cette nouvelle chance à ton papa.

C'est la partie délicate, celle où je m'insère dans leurs très moches histoires de familles. J'ai une tête de conseiller familial ? Non, je suis pas un putain de conseiller familial. Mais si je le deviens pas ce soir, je pourrai pas boucler mon affaire.

Puisqu'elle semble liée à Rico, peut-être qu'elle s'est maquée avec les rebelles, de gré ou de force, mais je sais pas à quel point elle aurait pu souscrire à leur baratin. J'ai du mal à la croire dangereuse, même si manifestement, elle a un flingue. Mais elle traîne avec Rico, quoi. Qui peut supporter cette petite frappe sans en être une soi-même ?

- J'avoue ne pas comprendre pourquoi tu m'as fais autant courir. Je sais que j'ai pas une gueule d'amour, mais je crois pas avoir la réputation d'un gars avec qui on peut pas du tout discuter.

Et si on allait soigner ton pied quelque part où on pourrait bavarder ?
Lun 10 Juil - 12:21
Durant ses années passées à la tête de la Révolution, Lillie avait appris à détacher son expression faciale de ses émotions. Le masque froid qu'elle arborait en permanence ne se fissurait jamais, empêchant ses alliés comme ses adversaires de deviner la moindre de ses pensées. C'était un atout certain mais pas infaillible. Aussi, quand elle entendit le nom de son père, le masque se détacha. Il ne tomba pas à ses pieds. Ce ne fut qu'un simple rictus, un mouvement presqu'imperceptible de la lippe. Rien de ce qui venait de se passer n'aurait pu la préparer à une telle révélation.

Elle analysa la situation rapidement. Le plus important demeurait : Jerry, et par extension Opale, ne connaissait pas son rôle au sein de la Révolution – ou le cachait drôlement bien. Rico, malgré son trouble, n'avait manifestement trahi aucun secret. Elle avait donc encore toutes les cartes entre les mains. Si elle avait su dès le début ce que le grand inspecteur venait faire là, elle se serait économisé une course poursuite et bien des douleurs.

- Alors les services de police d'Opale sont maintenant chargés de faire les nounous ? Félicitations, Inspecteur, la population doit se sentir en sécurité grâce à vous. Ironisa-t-elle pour s'offrir un peu de temps.

Toutes les solutions défilèrent à une vitesse vertigineuse sans qu'elle ne quitte Jerry des yeux. Tenter de s'enfuir était vain. Un combat semblait perdu d'avance. Appeler des renforts vendrait immédiatement la mèche de sa réelle identité et de son rôle à Xandrie. Il fallait qu'elle quitte les lieux au plus vite et sans croiser aucun membre de la Révolution.

- Mais soit, allons rendre une visite à ce vieux Lester. Je suis certaine que vous avez des tonnes de choses à me dire à son sujet ! Est-ce qu'il est toujours aussi laid ? Le dos vouté, le teint jaune et le regard vide ? J'en ai un parfait souvenir.

Elle avait pris les devants. Elle marchait, toujours le long du mur, le long de l'avenue Sichuan. Plus elle se rapprochait des quartiers résidentiels, moins elle risquait de croiser des partisans. Si l'un d'entre eux la reconnaissait aux côtés de Jerry, il engagerait forcément une opération pour la secourir et sa couverture tomberait instantanément. Il fallait qu'elle atteigne son appartement désert du centre-ville sans être vue. Elle pria pour que Rico n'ait pas réussi à retrouver sa trace.

- Vous savez ce qu'il me veut, à tout hasard ? La dernière fois que je l'ai vu, il avait tué ma mère et voulait savoir ce que j'abritais sous mon nombril. Je ne doute pas qu'un grand gaillard comme vous apprécie les contes de fées et les histoires de repentance mais quand même... Vous pensez vraiment qu'il m'emmènera manger une glace à la fraise ?

Son grand sourire mutin rajoutait à son sarcasme. C'était pour l'heure sa seule réponse. Elle n'avait absolument pas digéré la résurgence de ce nom qu'elle pensait à jamais oublié. Seule comptait pour l'heure la survie du mouvement. Elle penserait à ses traumatismes d'enfant plus tard.

Le drôle de duo atteignit un appartement modeste loin du tumulte des vilains quartiers après plusieurs minutes de marche. L'endroit n'avait rien de cossu, mais il avait l'avantage de ne pas ressembler comme deux gouttes d'eau à une planque insalubre d'un Général de la Révolution. L'ameublement y était sommaire, et la décoration celle qu'on pouvait attendre d'une femme sans histoire : quelques plantes vertes à moitié mortes, des affiches de grands classiques du cinéma et une photo en noir et blanc des immeubles d'Epistopoli. Dans la salle de bain, Lillie attrapa de quoi bander son pied blessé.

- Vous savez au moins qu'il veut probablement me découper en morceaux, oui ?
Lun 17 Juil - 4:52
- Le Magistère n'est pas une jungle, Lillie. Ton père ne se soustraira pas aux règlements. On n'y découpe pas n'importe qui sans avoir les autorisations nécessaires. Mon travail s'arrête à organiser votre rencontre. La suite ne me concerne pas, vos affaires de famille non plus, et te passer des chaînes aux pieds encore moins. Je ne suis pas au service de ton père, juste un intermédiaire.

Là, je mens un peu, parce que je rends effectivement un service à ton père, et que ça me casse les genoux de l'admettre, je suis effectivement un peu trop qualifié pour servir de nounou à cet abruti. J'ai commis une erreur en demandant un service à quelqu'un qui devait un service à Lester, et me voilà ici, à jouer du violon à une petite dame paumée dans un appart miteux de Xandrie. On tombe difficilement plus bas. On m'y reprendra pas deux fois, je redemanderai jamais de services. Reste dans les clous, Jerry, reste dans les clous, n'en sors plus jamais.

Je me dis bien souvent que le règlement et les protocoles sont ce qui sépare le Magistère d'un vulgaire réseau de trafiquant d'êtres humains. En vérité, ils sont souvent détournés. Seule compte ma propre intégrité, puisque je suis la main du Magistère en dehors d'Opale, puisque mes actions traduisent la volonté du cerveau au-dessus de moi. Mon enfer serait de ne devenir que le porte-flingue brutal et crasseux que les révolutionnaires du coin semblent voir en moi. Mais quand je marche dans les protocoles officiels et que je n'outrepasse pas mes accréditations, je ne crains rien.

- Tu ne seras pas une cobaye, mais une visiteuse. J'ai parlé des heures à ton père, et il m'a bassiné avec ses regrets. Je ne prétendrai pas qu'il m'a paru sympathique. Tu vas passer un moment étrange, tu le sais et je te ferai pas croire le contraire. Aujourd'hui, Lester est un pauvre type, ce n'est pas un savant fou assoiffé de sang.

Bref, tu n'as pas à avoir peur de ce qu'il pourrait te faire. Je pense même que tu pourrais être surprise.


Un minable obsessif barricadé derrière ses recherches, qui utilise la science pour fuir sa vie de merde, mais qui n'a somme toutes aucun vrai talent dans son domaine. Le meurtre de sa femme avait fait grand bruit, à l'époque, j'étais minot en ces temps là et pourtant j'avais déjà bien compris à quel point c'était navrant. Ses ambitions l'ont poussé à commettre des horreurs, mais les ambitions se retournent toujours contre ceux qui sont juste trop cons pour les concrétiser correctement. 

Je suis bien content d'avoir bouclé cette enquête, mais la perspective de revoir ce grand singe dégoûtant tapi dans sa caverne ne me ravit pas du tout.

Ça, je ne le dirai pas à Lillie, bien sûr. Le fait que son père soit un grand singe dégoûtant, elle est parfaitement au courant, mais inutile de remuer le couteau dans la plaie.

Je reste à la porte pendant qu'elle se rafistole. Je l'entends soupirer et gémir. Je suis aux aguets, car je me suis demandé si elle allait essayer de se carapater par la petite fenêtre de sa salle de bain, profitant de l'intimité que je lui laisse. On dirait que non, elle a accepté son sort. C'est bizarre, de m'avoir fait galoper une demi-heure, pour finalement accepter ton sort une fois que je t'ai expliqué exactement à quelle sauce tu vas être mangée.

Moi, je suis du genre à me poser des questions sur tout, et ça me torture la cervelle quand je trouve pas les réponses satisfaisantes. J'ai besoin de savoir, de comprendre, de révéler les secrets, c'est obsessif chez moi, tu appelleras ça de l'indiscrétion ou de la grossièreté ou ce que tu veux mais bon, avoue que ça te changera positivement les idées, de parler d'autre chose que de ce gros déchet fumant qui te sert de père.

- Dis moi, que fais-tu de beau à Xandrie ? Entre ce bon vieux Rico qui semblait vouloir te protéger et cette course-poursuite inutile que tu nous a infligé à tous les deux, j'en viendrais presque à croire que tu as tissé des liens avec la Révolution.

J'ai devant moi une femme rebelle déçue et meurtrie par les institutions d'Opale, que je devine intelligente mais impulsive, dotée d'un pouvoir de métamorphose, et je me dis que ce serait une candidate de rêve pour la Révolution, vois-tu. Quand tu relies les points, l'hypothèse apparaît assez évidente.

- La Révolution, c'est une voie séduisante, mais ingrate et dangereuse, remplie d'escrocs et de fruits pourris. Des généraux avides de pouvoirs, des princesses désavouées qui se tapissent dans l'ombre, lâches qu'ils sont, vendant du rêve aux miséreux puis s'en servant comme chair à canon.

Ça me rassurerait de savoir que tu n'es pas tombée là-dedans. Ça gâche tellement de vies, ces conneries-là.


C'est de la provocation, évidemment. T'as l'air un peu secrète, Lillie, mais tu as quand même la langue bien pendue. La meilleure manière de débusquer un révolutionnaire, c'est d'attaquer directement les valeurs qu'il croit défendre.
Jeu 20 Juil - 2:59
Son pied avait enflé. Assez pour rendre le moindre mouvement inconfortable, voire douloureux. Assise sur le rebord de sa baignoire, Lillie le contempla sans trop savoir quoi faire. Elle n'avait jamais vraiment étudié la médecine, et beaucoup de ses blessures avaient juste fini par se résorber d'elles-mêmes. Elle aurait fait une excellente infirmière dans son école d'Opale. Elle se souvint de madame Karups, cette vieille femme au teint jaune, qui renvoyait tous les enfants en classe avec la même prescription : « prends un ibuprofène et bois un peu d'eau ». Cette pensée la fit sourire. Elle ouvrit le placard de la salle de bain et le vida de son maigre contenu. Elle finit par trouver une pommade et un bandage stérile. Si seulement c'était ses blessures qu'elle pouvait faire rajeunir...

- C'est assez dingue... Dit-elle en haussant la voix pour être entendue à travers la porte. Un grand gaillard comme vous, avec une tête solidement ancrée sur les épaules, qui croit absolument tout ce que lui raconte ses employeurs.

Elle s'arrêta juste avant d'ouvrir le tube de pommade. Si elle devait partir un moment, c'était avant tout d'une douche dont elle rêvait. Elle fit couler l'eau et laissa tomber ses vêtements au sol. Un simple coup d'oeil dans le miroir piqué de tâches noires lui fit prendre conscience de l'état lamentable de son corps. Une fois debout sur l'émail blanc de sa baignoire, elle reprit, plus fort.

- Ça me rappelle quand je bossais dans un petit magasin de musique pas loin, là-bas, pas si loin du ministère de la Justice. Vous voyez lequel ? Celui avec tous les instruments un peu farfelus en vitrine ? Bon, je bossais avec un type sympa, quoiqu'un peu naïf sur les bords. Un musicien. Donc pour lui, c'était un peu le métier-passion. Évidemment, le patron en a profité. Il le faisait cravacher comme personne. Mais il lui répétait qu'en bossant bien, il pourrait non seulement toucher à tout, jouer de tout, mais qu'il pourrait même peut-être bénéficier des contacts du patron dans les maisons de disque...

Elle coupa l'eau et prit le temps de se savonner. L'opération était délicate sur un pied. Elle dut s'allonger.

- Alors le brave type en faisait plus que personne. Et ça n'a évidemment jamais rien donné. Il a été viré comme une merde pour un motif bancal quand le patron en a eu marre de jouer avec lui.

Elle se tut le temps de se rincer et de sortir de la douche. Elle s'enveloppa d'une serviette assez grande pour couvrir son corps et s'occupa enfin de son pied.

- Je vais vous dire ce que j'en pense...

Elle entrouvrit la porte de la salle de bain une fois rhabillée. Elle prit appui contre le cadre de la porte et haussa les épaules.

- Je pense que vous deux vous êtes pareils. Vous vous la jouez naïfs, mais vous savez pertinemment ce que vous faites. Vous vous racontez des histoires pour mieux accepter votre sort et, pire encore, je pense que vous savez que vous bossez pour des connards. C'est juste que vous vous cachez derrière votre prétendue passion pour fermer les yeux. J'ai bon, pas vrai ? Et puisque tu te permets de me tutoyer, je vais aussi prendre cette liberté. Tu sais parfaitement que tu racontes de la merde. T'as pleinement conscience de ce qui arrive à la plupart des types que tu livres au Magistère. Et tu sais très bien que Lester n'est pas une exception.

Elle avança jusque dans la chambre attenante au salon, attrapa un sac à dos à la couleur évanouie et y fourra quelques vêtements.

- Je crois même qu'au fond, ça t'excite un peu de livrer tout ce beau monde à des tarés. C'est peut-être une sorte de vengeance pour toi. De quoi, j'en sais rien. Mais je me doute que t'es comme moi, t'as une histoire, et elle est pas forcément jolie. Mais par pitié, viens pas me faire croire qu'un gars comme toi peut accepter de servir la soupe manichéenne d'Opale aussi naïvement. Je m'en cogne, de la Révolution, comme je me cogne du Magistère. Mais croire que c'est deux faces de la même pièce, c'est soit être con comme un balai, soit se foutre de ma gueule.

Elle réapparut enfin dans la pièce principale. Ses longs cheveux magentas dégoulinaient encore un peu sur son t-shirt propre. Elle faisait ce qu'elle savait faire de mieux : parler, convaincre et, le cas échéant, détourner l'attention.

- Rico a toujours eu l'âme d'un héros. Malheureusement, c'est la carrure qui lui fait défaut. C'est un bon amant, si tu veux l'indiquer dans ton rapport, mais il est plus attaché à moi que je ne le suis à lui. J'imagine qu'il a eu peur pour moi. Y'a de quoi, non ? Si tu veux sauver quelqu'un de la Révolution, concentre-toi sur lui. Il se rêve en libérateur du peuple, mais je crois qu'il aurait déjà du mal à libérer un piaf d'une cage ouverte. Quant à ce que je fais, je te l'ai dit... J'ai vendu des instruments de musique. Aujourd'hui, je bosse dans un cinéma. Tu veux te faire une toile ?

Elle sourit à nouveau. Tout était vrai. Ce que Jerry n'était pas sensé savoir, en revanche, c'est que les propriétaires des commerces en question étaient de mèche avec la Révolution et qu'elle s'était assurée avec eux d'avoir une couverture idéale pour ce genre de situation.
Jeu 20 Juil - 11:39
Elle est bavarde, pour quelqu'un qui s'en cogne. Les innocents parlent beaucoup et s'énervent pour se défendre, mais elle, c'est différent, on dirait qu'elle a quelque chose à prouver. Elle ne se défend pas, elle me défie.

- Je t'avoue que les sensibilités du cinéma xandrien me font ni chaud ni froid, mais j'y penserai, si tu as des recommandations.

Fais ta valise, ensuite, nous irons à la gare. Le dernier Opale Express de la journée part dans trois heures, ça nous laisse tout notre temps.


Elle a l'air presque prête. Calmement, je revisse mon chapeau sur ma tête, maintenant qu'il a séché un peu.

C'est inhabituel, d'oser défier avec autant d'aplomb un inspecteur du Magistère, qui plus est un inspecteur avec ma tête et ma carrure. J'aimerais bien creuser ça, j'aimerais bien savoir d'où elle le tire, tout cet aplomb.

- Opale a déjà bien plus libéré le peuple de Xandrie que la Révolution de la princesse Elsbeth ne le fera jamais. A quoi ressemblerait Xandrie sans les richesses, sans la science, sans la rigueur investies par Opale ? La civilisation est le cadeau le plus libérateur qu'on peut offrir à l'honnête citoyen.

Rico et le petit peuple de Xandrie devraient remercier Opale d'être venue leur donner du travail, des opportunités, de la sécurité et tout un tas de technologies merveilleuses. Sans Opale, cet endroit ne serait qu'un bac à sable de monarques désoeuvrés.

La civilisation nous libère, et la faire tenir debout implique des sacrifices dont je fais partie. Le Magistère imagine et bâtit le futur de l'Humanité. C'est tout ce qui m'importe et c'est ce que je protège.

Je me fiche bien que mes patrons soient des pourris, tant que les résultats de leurs travaux consolident cette civilisation que je chéris tant. Ce ne sont pas les hommes et les femmes du Magistère que je sers, ceux-là sont faibles, vils et malléables, comme n'importe qui.

Opale perce les secrets de la Brume, Opale produit des oeuvres intemporelles, Opale fonde une civilisation lumineuse. C'est Opale que je sers, c'est elle que j'aime. De quoi voudrais-je me venger ? C'est par amour pour ma cité que je fais ce métier.


Tu diras que ce n'est pas très professionnel de se livrer autant, mais parler d'Opale a tendance à vite m'aspirer dans ses lumières. Je ne tomberai jamais amoureux de personne, Opale occupe déjà tout mon coeur.

- Tu sais, lorsque vient le moment où un patron dérive trop loin de la tâche qui lui incombe, s'il devient trop néfaste ou trop dangereux, alors je sais qu'un autre chef, encore plus haut que le premier, viendra à moi me demander de régler le problème qu'il est devenu.

Je te le répète, ton père ne se soustraira pas aux règlements.


Qui sait ? Peut-être qu'un jour, Lester passera de l'état d'employeur à celui de cible. Au vu de son passif sulfureux et de son manque total de discrétion, ça ne m'étonnerait absolument pas. Aujourd'hui, je lui ramène sa fille, mais demain, je viendrai peut-être "l'inviter" à démissionner. Ou bien même "l'inviter" à ne plus exister et à arrêter d'embarrasser tout le monde... Tout peut arriver.

- Tu ne dois pas le comprendre... mais il est doux de servir une cause plus grande que soi.

Et il est tendre d'aimer une faction plus que ses propres parents.

Qu'est-ce qu'elle est forte. Je la fixe depuis tout à l'heure en lui confiant mon amour pour Opale et en insistant sur le bien-fondé de la soumission de Xandrie, je pensais que son visage trahirait une émotion suspecte ; mais il reste placide. C'est suspect, d'être aussi fort. C'est suspect, de savoir aussi longtemps parler pour noyer le poisson. Ce ne sont pas des talents qu'on apprend en vendant des guitares, j'en suis certain. Ou peut-être qu'elle n'en a sincèrement rien à foutre ?

Peut-être que mon intuition est la bonne, mais pour l'instant, je n'ai rien de concret. Ce n'est pas sur la base d'une intuition qu'on lance une perquisition ou qu'on fiche un révolutionnaire. Si Lillie en est une, alors elle le cache formidablement bien. Ça en deviendrait même... un peu agaçant.
Mer 26 Juil - 4:33
Lillie ne put s'empêcher d'éclater d'un rire cristallin. Le genre de rire spontané qu'on ne peut pas vraiment retenir, de ceux qui trahissent soit une nervosité exacerbée soit une naïveté enfantine. Peut-être était-elle à ce moment là quelque part entre les deux. Elle releva sa tête qu'elle avait basculée vers le sol pour se peigner et haussa un peu les épaules en regroupant ses mèches dans un chignon maladroit.

- Tu vois, finalement, je comprends pourquoi tu as accepté de bosser pour Lester. Tu viens de débiter presque mot pour mot ce qu'il me rabâchait quand j'étais mioche.

Elle vérifia une dernière fois le contenu de son sac avant de le balancer sur son épaule gauche et de reprendre.

- Même si c'est très joli et que, crois-moi, j'adorerais que le monde tourne comme ça, je ne peux pas croire un seul instant qu'un type comme toi puisse croire à quelque chose d'aussi manichéen. Je veux dire, regarde-toi. Regarde-nous. Opale n'a pas trop de place pour les gueules cassées ou les marginaux.

Elle le laissa sortir de l'appartement et referma la porte à clé derrière lui. Avec un peu de chance, quelqu'un du mouvement la verrait partir avec Jerry vers la gare et comprendrait. Oui, il fallait qu'elle fasse confiance à ses subordonnés. Elle ne les abandonnait pas, au contraire. Elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour ne pas compromettre sa couverture et pour éloigner Opale de la Révolution, au moins pendant un temps. Et puis, même si elle ne pouvait pas encore l'admettre, elle était mue par une sorte de curiosité malsaine et presque touchante de naïveté. Se pouvait-il que Lester ait vraiment changé ? Qu'il ait des remords ?

Le chemin jusqu'à la gare n'était pas très long. Même dans la moiteur du soir les rues de Xandrie ne désemplissaient pas. Un mendiant édenté s'accrocha presque aux chaussures de Lillie. Elle glissa quelques astras dans la paume de sa main abîmée par le temps.

- Heureusement qu'Opale est là, non ? Sinon ce pauvre monsieur serait en train de mendier en pleine rue... Glissa-t-elle à l'oreille du géant, trop heureuse de pouvoir au moins le taquiner.

À Xandrie, la pauvreté ne connaissait pas la pudeur. Elle se demanda ce qui pouvait bien pousser Jerry à agir de la sorte. Elle se demanda ce qu'il cachait derrière sa gueule de monstre. Les atrocités qu'il avait du connaître. Il ne fallait pas être devin pour savoir qu'il en avait traversé, des saloperies. Partout en Uhr, tout ce qui sortait un peu de l'ordinaire vivait une vie moins paisible que la mort. Que pouvait bien lui avoir promis le Magistère pour s'attacher ses services ? Elle allait avoir tout un voyage pour le découvrir.

La gare était bien moins vivante que les rues qu'ils venaient de traverser. Le train était réservé à ceux qui pouvaient se le payer et ceux-ci n'étaient pas si nombreux. La vapeur noyait le hall central dans un panache blanchâtre. Les annonces criées des chefs de quai résonnaient jusque devant l'entrée principale. Il fallait avoir de bonnes oreilles pour s'y retrouver dans cette cacophonie organisée. Les guichets en bois massif avaient perdu de leur superbe. Les agents d'accueil, eux, semblaient n'avoir jamais connu de glorieux passé. Leurs uniformes étaient impeccables, mais leurs mines trahissaient un ennui profond.

- J'imagine qu'on voyage au frais du Magistère ? Demanda Lillie avec un grand sourire de peste.