Sam 28 Jan - 22:42
Journal de recherche – Observation sur le protocole J-47, entrée 08
Nous touchons finalement le sujet des mandibules. Les mesures pour ne pas en faire une pure boucherie chirurgicale ont été si nombreuses… J'évoquais la dernière fois l'apport considérable fourni de concert par la vivisection de différentes espèces reptiles aux capacités de régénération et par le recours au cristal de guérison de l'IRBEM, mais ces pistes tendent à augmenter les risques de rejet du cartilage banshee. Nous testons actuellement un nouveau traitement, plus agressif, qui devrait anéantir une bonne part des réactions auto-immunes. Une solution temporaire, il va sans dire. Théoriquement ce protocole n'aurait pas dû être soumis à des candidats humains. Dans la pratique les résultats seront précieux.
Si seulement nous pouvions isoler les marqueurs de la mutation spontanée qui paraît se produire naturellement, il serait possible d'éviter de tels écueils. Malgré la cohorte d'études sur la question les causes semblent toujours aussi surnaturelles. Cet espoir tient probablement plus de la fabulation.
- Tiens ! Dans le genre fabulation, pas plus tard que ce matin, la bouchère qui me raconte qu'elle a vu une sorte de femme ailée nimbée d'un ramage blanc colombe.
Je relève la tête de mes notes, plus étonnée par l'incongrue concomitance du tournant de la discussion que par le propos même.
- La bouchère ? La gnome de l'avenue Hulule ? Pas une source fiable en matière d'observation à distance…
- Détrompe toi ! Elle fait parti de l'association d'astrométrie de la ville ! C'est en pleine prise de notes, armée de son sextant de longue-vue, que c'est arrivé !
- Une femme ailée ?
- Oh... entre la vérité et ce qu'elle pense avoir vu…
- Ouais, un gros oiseau ou je sais pas… un nuage ? Ce ne serait pas une première.
- Encore un cryptide… Au moins si ça fait ornithe il y a moins de chance que ce soit un de nos spécimens qui ait été aperçu.
- Ahah, vrai, le Siège à horreur des fuites…
- Ce genre d'histoire ça n’arrête pas… C'était quoi la dernière fois ? Une dame blanche à l'aura de sang ? C'est fou l'esprit fécond qu'ils ont dans le Nord !
- Boarf... C'est les deux trois même légendes qui sont déclinées tous les ans, ça revient inlassablement… Mais c'est vrai que t'es épistote pur jus, toi, à l'origine !?
Soupire. Test concluant, si je ne bouge pas dix minutes durant, ils finissent par m'oublier et se détendent, reprennent leurs naturels ; et si je claquai le compte-rendu sur la table ou même, sans aller sur des extrêmes bruyants, si je passai, simplement, devant eux, ils reprendraient instantanément ce semblant de discipline qu'ils ont à chaque inspection technocratique. Une manière subtile d'exprimer leur malaise.
Soupire. Une journée tranquille, vraiment, un peu trop banale, un peu trop vide… En comptant le réveil post-opératoire, il faudrait bien deux heures pour pouvoir confirmer la prise de la greffe et surtout si la reconstruction faciale serait viable. Le volontaire 256 était un gnome hargneux qui s'était laissé convaincre par la promesse d'éviter la cour martiale contre une simple participation à une expérience. Un profil typique, mais pas nécessairement de ceux qui se montrent les plus réceptifs lors de la pleine réalisation de leur devenir. Chaque chose en son temps.
Soupire. Bref instant d'hésitation pour un repos. Ni a-t-il rien de plus intéressant à faire ? Si l'air de Marie-du-Val est plus respirable, moins chargé en particule goudronnée, la vie s'y déroule bien plus lentement qu'à Epistopoli. L’effervescence de klaxonne laisse place à un calme quasi-campagnard en comparaison. Ce qui n'est pas pour me déplaire, mais le pli de l'habitude doit jouer : c'est l'ennuie, le manque de la capitale… et d'Eux. Déjà trois jours… mais si tout se passe bien je devrais être de retour pour dimanche.
Je finis par me décider à faire un tour des environs ; mon déplacement produit un gros blancs dans la conversation, des sursauts affolés, bien vite contenus.
Laissons les… Si la promenade ne m’amènera vraisemblablement pas à croiser ce fameux homme-oiseau, au moins me permettra-t-elle d'éviter la suite de la réunion potin de l'équipe valinoise soudée. L'austérité formelle du Pôle me convient bien mieux. Sans un mot, j'échange ma blouse blanche pour un pardessus tout aussi neutre et me coiffe d'un feutre gris ajusté. Un autre des points positifs de la culture épistote : une mode plus pratique, moins guindée qu'à Opale ; enfin, corset ou non, ce n'est pas ce qui me donnera plus envie de rejoindre les sphères mondaines.
L'ouverture du sas est, comme toujours, accompagnée de cette légère appréhension sur l'odeur portée par les effluves de la Céleste, usines chimiques et autres producteurs de pharmacopées y déversant leurs déchets. Rien de bien terrible aujourd'hui, néanmoins le passage de l'environnement aseptisé à l’insidieuse pestilence enflamme mes narines jusqu'à la névralgie. Col rabattu sur le nez, je file réquisitionner un véhicule de service. Suite aux vérifications d'usage, je quitte le complexe scientifico-militaire de l'IRBEM, dans la large périphérie de Marie-du-Val, et prends la direction du centre-ville.
Les miradors menaçants disparaissent bien vite au profit du petit coin boisé qui cache une bonne partie de nos expérimentations aux yeux curieux. Le chemin cahoteux ne permet pas la conduite fluide promise par le nouveau modèle… et au sortir du couvert des arbres, l'agréable petit tour en ville s'annonce par un soleil de face, de ceux des débuts de soirées encore éblouissant… me laissant, un écart plus loin, une soudaine envie de faire demi-tour. À peine à quelques centaines de mètres des premières habitations ? Pare-soleil baissé, je poursuis à une allure ralentie ; une ombre passe dans le ciel, heureux présage sur le moment, épargnant quelques rais de lumière à mes yeux.