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Fils d'Araignée

Fils d'Araignée Brandw10
Sam 18 Mai - 23:07
Le sang giclait à une lenteur stupéfiante. Chaque goutte voletant paresseusement dans les airs sans se presser. Tout l'inverse des poings du Baron, qui fusaient vifs comme l'éclair, s'écrasant sur le visage de l'Inquisitrice, martelant tant et plus sa carcasse. Le combat s'était conclu avant même que de commencer. Il n'était pas certain que l’ecclésiaste eut seulement réalisé ce qu'il venait de se passer.

Délaissant le corps inerte qui s'affaissait au ralenti, le baron Michael d'Ocreterre reporta son attention sur le second Inquisiteur. Il allait maintenant lui falloir faire preuve d'un minimum de prudence : aussi ralenti soit-il, celui-là devait avoir saisi ce qu'il se passait. Qui sait s'il n'allait pas sortir un atout de sa manche ? Une contre-mesure, une bascule réciproque en temps relatif, un… un pouce levé ?

D'Ocreterre fronça ses épais sourcils broussailleux. Non, il n'avait pas la berlue. Ce grand blondinet d'Inquisiteur était présentement en train de lever le pouce devant lui, comme dans un jeu d'enfant. Que… ?
C'était incongru. C'était foncièrement absurde et totalement incongru. Et pourtant. À bien y regarder, le jeune homme ne faisait montre d'aucune peur ou inquiétude dans ses yeux. Confiant. Serein. Souriant, même. On aurait pu le croire assistant tranquillement à une représentation théâtrale de qualité. C'était… intriguant. Soit ce type bluffait comme personne, soit il disposait d'une carte à jouer dont le Baron ignorait tout à la fois l'existence ainsi que la portée.

Le Baron était un homme prudent, qui n'aimait rien laisser au hasard. Il n'eut qu'une infime hésitation. D'une façon ou d'une autre, l'Inquisiteur savait quelque chose. Quelque chose qui lui échappait, à lui, là, en cet instant. Quelque chose qu'il n'arrivait tout simplement même pas à imaginer.
Sa décision était donc déjà prise. Ils pouvaient bien prendre le temps d'accorder leurs violons : le jeu de massacre pourrait reprendre à tout moment si nécessaire.

Michael d'Ocreterre inspira profondément, s'enfonçant au-dedans de lui-même jusqu'à retrouver la source de son pouvoir. Il sentit la Nebula regimber et tenter de le submerger mais toute la rage du fragment de brume s'écrasa en vain contre sa résolution d'acier et il eut tôt fait de l'étouffer et l’assujettir à sa volonté. Ainsi mit-il fin au temps relatif.

« Auriez-vous donc une dernière volonté à formuler ? Railla le Baron.
_ Je me mêle sûrement de ce qui ne me regarde pas – 'fin, certainement, même. Mais j'suis un Inquisiteur, après tout – mais j'ai l'impression que vous êtes sur le point de faire une grossière erreur, signala Judicaël.
_ Juste sur le point ? Releva d'Ocreterre. Juste parce que, vous, vous alliez soudainement courir un danger ? Votre collègue appréciera.
_ Roooh, dit comme ça, ça fait super-opportuniste, grimaça l'Inquisiteur. Non, moi, je pensais plutôt aux conditions nécessaires à la validation d'une Ordalie. Ça sonne quand même nettement mieux, formulé ainsi, n'est-ce pas ?
_ Un… un duel judiciaire ?? Tenta de démêler Michael.
_ Tout à fait, opina l'Inquisiteur. Le Concile Œcuménique vous accuse d'avoir saisi injustement des biens du Temple, vous affirmez être dans votre bon droit, il y a donc bien conflit. L'Inquisitrice de Varange ayant été mandatée par ledit Concile, elle constitue de fait leur championne. Et vous vous êtes affrontés face à face, dans les règles, en présence d'un membre du Clergé. En l'occurrence, moi. Tout y est. Bon, sauf le décorum, mais hé ! Ça ne sert jamais qu'à épater la galerie, ça, ça n'a aucune valeur juridique.
_ Une interprétation originale, convint le Baron. Et qui présente l'insigne avantage de m'obliger à vous laisser la vie sauve en votre qualité de témoin.
_ Qui présente l'insigne avantage d'éviter une escalade de la violence, nuance, rectifia derechef Judicaël. Tant que nous en restons dans le cadre d'une Ordalie classique, tout va bien. Mais si vous m'exécutez, cela devient un meurtre. Et je puis vous assurer que l'Ordre du Griffon Pourpre ne laissera pas passer ça. Or si deux Inquisiteurs n'ont pu gérer la menace, dites-vous bien que ce sera l'un de nos plus puissants champions qui se chargera d'égaliser les comptes. Et même vous, vous ne vaudrez pas mieux qu'un gamin armé d'un bâton face à eux, croyez-moi.
_ Une logique imparable, admit Michael. Mais je crains que le Concile ne se range à votre avis. S'il avait voulu un duel judiciaire, c'est ce qu'il aurait fait. Je doute qu'il se satisfasse de ce… petit arrangement.
_ Aaah, là, permettez-moi de vous contredire, seigneur, se prit à sourire l'Inquisiteur avec… oui, avec une pointe de jubilation bien réelle, constata un Baron quelque peu désarçonné par cette découverte – il lui semblait que le jeune homme prenait sincèrement plaisir à se faire l'avocat du diable et à justifier ce qui n'aurait pas du, ni même pu, se défendre de son point de vue – Écoutez bien, c'est là que les choses deviennent intéressantes : en réalité, le Temple ne peut pas réellement rouspéter plus que ça pour la perte de biens matériels, bâtiment, breloques onéreuses, tout ça… parce qu'en définitive, le temporel n'est d'aucune importance face au spirituel. C'est un revers mineur et une Ordalie est tout à fait légitime pour régler définitivement l'affaire, d'une façon ou d'une autre. Non, le seul véritable angle d'attaque du Concile, c'est avant tout le bien-être spirituel de vos ouailles : rappelez-vous ce qu'a dit mon mentor juste avant de se jeter sur vous. En ayant chassé le prêtre de la paroisse, "vous mettez en danger l'âme de vos gens". Sauf que – coup de bol ! –, un prêtre pour prendre soin des âmes du coin, vous en avez justement un sous la main : moi.
_ Vous… Vous voulez vous mettre à mon service ? N'en revînt pas Michael.
_ Oh non, balaya Judicaël, ça serait aussi maladroit que suspect. Maaaaais… Siiii j'étais obligé de rester dans les parages quelque temps – disons la durée de la convalescence de mon mentor, que je ne puis décemment pas abandonner jusqu'à ce qu'elle soit pleinement remise – Hé bien, quitte à être présent, forcément, je me sentirai alors obligé d'endosser mes responsabilités spirituelles et de prendre temporairement relais du poste vacant. Et, vu ce que vous avez mis à mon mentor… oui, il se pourrait que cela prennent bien plusieurs semaines pour qu'elle ne s'en remette. 'fin, si vous ne tardez pas trop à mander votre guérisseur, si je puis me permettre.
_ Ainsi donc, si je consentais à épargner votre collègue, vous me serviriez de bouclier. Voilà qui serait fort pratique, n'est-ce pas ? Esquissa avec un sourire entendu le Baron. Mais cela ne me semble être qu'une demie-solution si je suis votre raisonnement : en effet, qu'adviendrait-il donc après ? Une fois votre amie de nouveau sur pied ?
_ C'est vrai, acquiesça l'Inquisiteur. Ça n'est qu'une solution temporaire. Mais si on suppose que la saisie des biens et richesses de l'église locale a pour vocation d'exceptionnelles entrées d'argents, qu'on suppose que cette manne ponctuelle permette l'enrôlement de combattants valeureux, du genre à monnayer leur allégeance, et qu'on suppose en sus que cette force armée vous permette de surpasser celles du Baron de Liadoc – tout à fait au hasard, hein… Ce n'est pas comme si votre inimitié avec ledit Baron étant de notoriété commune – et bien on pourrait supposer que vous annexiez purement et simplement ses terres pour les ajouter aux vôtres.
_ Simples suppositions, se renfrogna Michael en se demandant comment diable ce type avait pu deviner ses plans : étaient-ils donc si visibles et prévisibles ? De Liadoc avait-il lui-même déjà la puce à l'oreille ?
_ Simples suppositions, acquiesça l'air de rien Judicaël. Néanmoins, si on pousse la réflexion jusqu'au bout, pour la simple beauté du geste, on pourrait supposer qu'une fois à la tête de deux paroisses, convaincre le prêtre local d'assurer la moitié de ses services ici ne devrait être qu'une formalité. Mieux qu'un prêtre errant, moins bien qu'un prêtre à demeure, cette solution vous permettrait néanmoins de gagner encore un temps précieux, jusqu'à pouvoir toucher vos nouveaux impôts et d'avoir ainsi les moyens de restituer l'église après l'avoir dûment restaurée, comme vous en aviez bien évidemment toujours eu l'intention dès le début, lorsque vous l'avez saisi après avoir constaté son état de délabrement lamentable. Joie, bonheur, gratitude infinie du petit peuple et reconnaissance éternelle du Concile : victoire sur tous les tableaux.
_ … Force m'est d'admettre que la proposition mérite qu'on s'y attarde, reconnu le Baron, impressionné – lui-même n'avait jamais poussé le raisonnement aussi loin.
_ Aïe, je sens venir le "mais", prédit l'Inquisiteur.
_ Effectivement : hormis ma garde, personne ne sait pour ma… petite particularité, rappela Michaël. Ce qui s'avère fort pratique quand, au hasard, des fanatiques forcenés tentent de s'en prendre à ma petite personne. Accélérer ma vitesse prése…
_ Ralentir le temps, rectifia derechef Judicaël.
_ Plaît-il ?
_ Le jet de votre fontaine, là-bas, a incroyablement accéléré en même temps que vous, signala l'Inquisiteur. Donc soit c'est aussi une Portebrume dotée, par hasard, du même pouvoir que vous et l'ayant activé – coïncidence – pile en même temps que vous… soit vous avez ralenti notre perception du temps et non accéléré votre vitesse. Honnêtement, à titre personnel, j'avoue que je penche quand même plutôt pour la seconde option. Aaaah, c'est tout moi, ça : je ne crois pas aux coïncidences.
_ Vous… vous avez noté ce détail ? Malgré… N'en revint pas le Baron, stupéfié.
_ L'expérience montre qu'il est généralement plus sûr de noter les petits détails que de paniquer bêtement, hein…
_ Perspicace, opina D'Ocreterre. Et donc, comment pensez-vous résoudre notre petite énigme ?
_ Plaît-il ? S'exclama Judicaël en tendant l'oreille ostensiblement. Vous avez fait péché de gourmandise ce midi ? Allons, faute vénielle, mon enfant, récitez donc deux Pater Spiritus ce soir et qu'on ne vous y reprenne plus !
_ Je… Pardon ?
_ Je viens de vous confesser, grimaça l'Inquisiteur. Vous êtes maintenant couvert par le secret confessionnel. Motus et bouche cousue. Je ne peux plus parler de rien à personne, même si j'en meurs d'envie. Diantre, quel dommage…
_ … Vous êtes sérieux ?
_ Je suis Inquisiteur, vous croyez que je plaisante sur ce genre de sujet ? Mon Ordre a le bûcher facile pour ce genre de conneries, vous savez ?
_ Et votre collègue ?
_ J'en fais mon affaire, affirma Judicaël. Ne vous inquiétez pas, je saurais la convaincre, je vous le promets. Vous n'aurez rien à craindre d'elle.
_ …
_ …
_ …
_ En fait, ma dernière volonté, c'est de me sortir d'ici vivant ; pour répondre à votre toute première question.
_ Gardes ! S'exclama brusquement le Baron à l'intention des deux soldats qui attendaient dans l'expectative près de la porte. Allez quérir d'urgence le guérisseur !
_ Je vous remercie, Baron, flagorna l'Inquisiteur. Je prierai pour votre salut. … Vous avez une chapelle, dans votre château ? Demanda innocemment Judicaël.
_ Bien tenté mais vous serez hébergé au village, répliqua d'Ocreterre avec un mince sourire. Ne le prenez pas mal, mais je ne suis pas tout à fait serein à l'idée de garder un hôte aussi sournois et retors que vous sous mon toit.
_ Décision judicieuse, acquiesça honnêtement l'intéressé. Non mais fallait que je puisse dire à mes supérieurs que j'ai vraiment tout tenté, hein… »

*
*     *

Bénédicte de Varange écarquilla subitement les yeux. Enfin, l’œil droit, puisque son gauche refusait obstinément de s'ouvrir. Sous les combles. L'inquiétude la gagna alors qu'elle n'avait aucune idée d'où elle se trouvait ni même pourquoi. Son corps était lourd et ne lui répondait pas, à la fois tout engourdi et bouillant d'une profonde chaleur, accentuant sa panique. Et puis le choc, le souvenir du face à face avec d'Ocreterre. Affolement !

La chaleur se muait en une sourde douleur qui enflait sans discontinuer. Bénédicte bougea légèrement la tête. Elle était dans une petite chambre spartiate. La lumière tremblotante était assurée par une petite chandelle. Il devait faire nuit. Près du lit, sur une chaise, Judicaël. En train de… sculpter ? Une statuette votive ??

L'Inquisitrice tenta d'interpeller son disciple mais aucun son ne sortit de sa gorge. La douleur sourde n'était plus qu'un lointain souvenir, remplacée par des pulsations de souffrance aiguës qui irradiaient de tout son corps. De Varange aurait voulu hurler, mais seul un faible gémissement lui échappa. Ce fut néanmoins suffisant pour attirer instantanément l'attention de Judicaël qui abandonna derechef son œuvre pour se porter immédiatement à son chevet, visiblement terriblement inquiet.

« Chut-chuut, calmez-vous, mentor, tenta de la calmer l'Inquisiteur d'une voix apaisante. Tout va bien, vous êtes en sécurité, ne vous agitez pas. »

En sécurité ? Comment ? Pourquoi ? Des flashs de l'affrontement contre le Baron revinrent hanter Bénédicte. Sa respiration devint saccadée tandis que sa tête lui paraissait prise en étau. Le sang qui lui martelait les tempes semblait vouloir lui fendre le crâne à chaque battement.

Son disciple n'avait pas attendu de voir si ses propos avait eu le moindre effet et s'activait près de la table de chevet. De Varange n'était pas certaine de ce qu'il faisait. Elle n'était même plus en état de réfléchir. Sa vision se brouillait et se teintait de cramoisi. Quelque chose lui comprimait la gorge et l'empêchait de respirer. Son monde se réduisait inexorablement à un intolérable océan de douleur.

« Buvez, ça va vous faire du bien. » perça brusquement la voix de Judicaël malgré les sifflements et les tambours qui lui labourait les tympans.

L'Inquisitrice sentit qu'on pressait de force quelque chose contre ses lèvres desséchées et qu'un liquide lui coulait dans la gorge. Une immonde odeur de médicaments se fraya un chemin à travers ses sinus, la percutant de plein fouet. Néanmoins, le crépitement dans ses oreilles baissa d'un ton, sa respiration lui revenait. Son œil parvint à focaliser le visage soucieux de son disciple. La douleur refluait, mais de Varange sentit la tête lui tourner. Une drogue anti-douleur.
Sentant sa conscience décliner, Bénédicte banda toute sa volonté pour essayer de poser une question à l'Inquisiteur en herbe. En pure perte, elle ne parvint pas à articuler quoi que ce soit. Pourtant, leur regard se croisèrent et tandis qu'elle sombrait dans l'inconscience, elle perçut distinctement la voix de Judicaël.

« La mission se poursuit. Ne vous inquiétez pas, mentor : je m'occupe de tout. »

*
*     *

Bénédicte rêvait. Elle savait qu'elle rêvait. Mais elle savait aussi que ce n'était pas un rêve. Plutôt un souvenir qu'elle revisitait…

C'était il y avait quelque temps. Par un bel après-midi ensoleillé, à Aramila, au quartier général de l’Ordre Réformé des Chevaliers Orthodoxes du Griffon Pourpre. Plus précisément lors de sa dernière visite à la Cardinale Victoria d'Andurail-Sélénée.

Le cabinet de travail de la Cardinale était une vaste pièce, savamment agencée, meublée et décorée afin de renvoyer une impression de grandeur et de pouvoir de son occupante aux yeux de ses visiteurs. Au fond de la pièce, derrière un imposant bureau en noyer, se trouvait la Comtesse Victoria. Comme toujours elle dégageait un je-ne-sais-quoi d'imposant, d'impérial, qui écrasait quiconque de sa terrible présence charismatique. Mais si sa prestance seule suffisait à en imposer aux étrangers, l'effet était encore pire pour ses camarades du Griffon Pourpre. Car eux savaient, devinaient ou avaient à tout le moins entendu nombres d'histoires et rumeurs au sujet de la Cheffe de file des Progressistes. Au sein de l'Ordre, la Cardinale d'Andurail-Sélénée passait pour une terrible araignée sise au cœur d'une invraisemblable toile d'intrigues indéchiffrables et d'alliances tortueuses.
Les plus naïfs croyaient que la Comtesse était de tous les complots et trempaient dans toutes les manigances d'Aramila – et même d'au-delà ! –. Les plus avisés, eux,
savaient qu'il n'était tout simplement nulle action, nul développement, ami comme ennemi, volontaire ou subi, qu'elle ne pouvait traiter à son avantage pour tirer son épingle du jeu : elle jouait sur tant de tableau que même un revers frontal faisait forcément progresser d'autres de ses plans détournés. La légende voulait même que ses manigances soient si retorses et nombreuses qu'une fraction d'entre elles tablaient littéralement sur sa propre défaite pour aboutir, quitte à provoquer sa chute. Rien ne pouvait advenir sans que, en définitive, cela ne serve ses intérêts. D'une façon ou d'une autre. Raison pour laquelle, en dépit de la crainte qu'elle pouvait leur inspirer, nombres de Chevaliers remerciaient ardemment les Esprits qu'elle soit dans leur camp à eux plutôt que d'en celui de ceux d'en face.
Voilà le genre de sommité qu'était la Cardinale. Un véritable monstre sacré d'une telle envergure qu'hormis le Grand Maître et peut-être un ou deux Cardinaux, bien rares étaient les personnes à oser approcher sereinement la Comtesse, surtout lorsque c'était celle-ci qui vous convoquait en personne.

Bénédicte de Varange faisait justement partie de ces rarissimes exceptions. Et pour cause. À l'époque où la Cardinale n'avait été encore qu'une humble Inquisitrice novice tout juste promue depuis les rangs des Limiers de l'Ordre, c'était de Varange qui lui avait alors servi de mentor et l'avait aidée à faire ses premiers pas. Les deux femmes s'étaient alors très vite trouvées des atomes crochus.
On ne pouvait pourtant faire plus dissemblable. Ce n'était pas seulement la différence de rang et l'éducation : la Comtesse étaient issue d'une puissante et ancestrale famille de la Noblesse, avait grandi à Aramila et bénéficié d'une éducation aussi complète que sophistiquée de par les meilleurs précepteurs ; la Baronne venait d'une obscure famille oubliée de nobliaux de la campagne et avait reçu une éducation bien plus frustre. Victoria ressemblait en tout point à une poupée d'orfèvre hors de prix, pleine de grâce et radieuse d'autorité ; Bénédicte avait un physique autrement plus banal, une horrible prothèse en guise de bras droit qui l'obligeait à utiliser exclusivement une main gauche manquant de dextérité comme de délicatesse, et sa présence était purement factuelle. D'Andurail-Sélénée était un animal politique, animée d’inassouvissables ambitions, avec un don inné pour déléguer et fédérer, qui avait rassemblé une vaste coterie autour d'elle pour arriver à ses fins ; de Varange se fichait comme d'une guigne de la politique interne de l'Ordre, ne se préoccupait que de ses missions sans se soucier de son avenir et préférait travailler seule.

Et pourtant, à cause ou grâce à ces différences, une indéfectible affection et une grande complicité naquirent entre les deux femmes, chacune trouvant en l'autre la sœur qu'elle n'avait jamais eu.
Bénédicte de Varange avait été la première à qui Victoria avait confié ses ambitions personnelles. Bien loin de s'en moquer ou de les tourner en dérision, la Baronne l'avait au contraire encouragée et aidéé à croire en ses propres capacités. Elle avait assisté à son ascension dans les rangs de l'Ordre, aussi foudroyante qu'implacable, sans jamais y prendre part ni porter le moindre jugement. Et Victoria avait toujours pris soin de ne jamais inclure, directement ou indirectement, sa consœur dans son vaste écheveau de manigances, intervenant même en de rares occasions pour l'en tenir activement éloignée quand d'autres auraient voulu l'y impliquer.

C'est donc peu dire que Bénédicte fut déçue quand son rêve ellipsa les retrouvailles chaleureuses et les amabilités d'usage pour sauter directement à plus loin dans la conversation. Dans sa situation actuelle, la Baronne n'aurait pourtant pas été contre un peu de réconfort, tout onirique soit-il. Mais c'était ainsi. Elle n'avait pas son mot à dire dans ce genre de rêve : son subconscient tenait à lui faire remonter quelque chose de bien particulier à la surface. Le seul moyen d'en prendre connaissance était de se laisser porter.

« Je souhaiterais que tu tutores un nouvel apprenti, était justement en train de dire Victoria.
_ Tu sais que je préfère travailler seule, avait fait remarquer Bénédicte.
_ Certes, avait rétorqué la Cardinale avec un sourire, mais je sais aussi que tu es la meilleure formatrice de l'Ordre.
_ C'est ce que disent tous les inquisiteurs de leur mentor, minora dans un grommellement la Baronne, toujours gênée par ce genre de louange.
_ Deux Grands Inquisiteurs, un Grand Théologien ainsi qu'une Cardinale, énuméra de ses doigts la Comtesse. Bien peu de mentors peuvent se prévaloir de ne serait-ce que la moitié d'un tel palmarès.
_ Je n'ai rien révélé qui n'existait déjà naturellement, éluda Bénédicte d'un haussement d'épaule. Tu es bien placée pour le savoir : moi ou un autre, le résultat aurait été le même, peu importe la manière. Les mentors apportent une touche de verni mais n'ont aucune prise sur le matériau brut dont sont fait leurs disciples.
_ Admettons, acquiesça Victoria. Disons alors que j'ai trouvé un matériau de premier choix qui bénéficierait grandement d'un excellent verni. Or je suis bien placée pour savoir que celui que tu appliques est d'une qualité remarquable, si ce n'est la meilleure.
_ Arrête, je vais plus savoir où me mettre.
_ Pas de fausse-modestie, tu
es la meilleure. Écoute, Bénédicte, je ne te le demanderai pas si ce n'était pas vraiment important. Il faut que ce soit toi qui t'en occupe. Je te promets que c'est d'un intérêt vital pour l'Ordre. »

La Baronne avait alors hésité. Une réminiscence lui était subitement venu à l'esprit. Son propre mentor, des années plus tôt, la conjurant de prendre en charge un disciple en particulier. Usant quasiment des mêmes mots. La survie de l'Ordre aurait alors été en jeu. Elle avait bien évidemment accepté – elle-même ne pouvait rien refuser à son ancien mentor. Et c'était ainsi qu'elle avait fait la connaissance de Victoria d'Andurail-Sélénée, future Cardinale, cheffe de file des Progressistes et numéro trois de la Hiérarchie de l'Ordre.
La coïncidence était troublante.
Les gens hors du commun avaient-ils donc un don pour se reconnaître les uns les autres ? Et quand bien même, pourquoi avaient-ils besoin de quelqu'un d'on-ne-peut-plus-normal comme elle pour assurer leur formation ?

Bénédicte n'avait pas poussé plus loin ses réflexions. Quoiqu'elle en dise, elle était bien plus sage et responsable qu'elle ne l'admettrait jamais. Peu importait les pourquoi et les comment. S'il existait ne serait-ce même qu'une infime chance que schéma il y ait et qu'il se répète, alors cela signifiait que l'Ordre avait besoin d'elle, ici et maintenant. Et si tel était le cas, alors elle remplirait fidèlement ses devoirs, sans douter ni faillir, comme toujours.

« De qui s'agit-il ? Avait demandé Bénédicte.
_ Judicaël, avait tranquillement répondu Victoria. Judicaël Adhémar Cassien, de Hautedune.
_ Inconnu au bataillon… se renfrogna la Baronne.
_ La… Pelle de l'Inquisition, concéda un indice la Cardinale avec réticence.
_ Tu plaisantes !? »

Bénédicte avait roulé des yeux d'exaspération. Lors de son investiture, l'Ordre faisait don à chaque Inquisiteur d'une arme de son choix, fabriquée sur-mesure par un maître-artisan. Un chef-d’œuvre à la beauté fonctionnelle, inégalé et absolument unique, telle l'imposante prothèse de combat de la Baronne. Ces armes étaient le symbole de leur charge, leur première et dernière ligne de défense, le moyen de chasser et purger le Mal. Un Inquisiteur vivait par et pour son arme, elle l'accompagnait dès ses premiers pas et le suivrait jusque dans la tombe. Un symbole sacré par excellence !
En plusieurs siècles de tradition, un seul abruti avait eu l'outrecuidance de quémander un outil de jardinage en lieu et place d'une arme digne de ce nom.
Cela n'augurait rien de bon.

La Baronne avait froncé les sourcils, dubitative.

« Je ne comprends même pas comment le Grand Maître a pu laisser passer ça, avait grogné Bénédicte.
_ Étonnamment, il a été bien plus facile à convaincre que les autres Cardinaux. Sa clairvoyance ne cessera jamais de me surprendre.
_ Et il sort d'où, d'abord ? Je n'avais jamais entendu parler de lui avant, avait alors fait remarquer la Baronne.
_ Hé bien, probablement parce qu'il lui a fallu changer de nom pour intégrer la noblesse et donc les rangs des Inquisiteurs, avait confié la Cardinale dans un sourire. Auparavant, il s'appelait… Jacques.
_ Jacques ? … Nom de … !
Le Jacques ? » N'en était pas revenu l'Inquisitrice.

La Baronne avait laissé échappé un sifflement flatteur. En tant que Limier, le palmarès de Jacques était tout à fait impressionnant et n'avait rien à envier à nombre de ses confrères Inquisiteurs. Et avant cela, il avait été l'un des plus jeunes diplômés du Séminaire. Et encore avant ça, il avait mouché le Doyen Olictus dans un duel dialectique en plein cour de théologie – bon, en réalité, les choses s'étaient passées de façon quelque peu différentes, mais les légendes ne s’embarrassaient guère de menus détails. Bref, à son corps défendant, le Jacques était une petite célébrité interne, en dépit ou en sus de ses légères excentricités ; mais, après tout, ne disait-on pas que le génie et la folie prenaient leur racine à la même source ?

« Pourquoi moi ? S'était ouvertement demandé Bénédicte. Vu sa réputation, il n'a probablement même pas besoin de mentor.
_ Justement si, avait rétorqué Victoria. Pour trois raisons : la première, c'est son talent. Une bonne moitié des Inquisiteurs se sentiraient menacés par ce prodige capable de les éclipser. Il serait à craindre qu'ils n'essayent de lui faire du tort. Et qu'il riposte. Une lutte stérile qui ne ferait qu'affaiblir l'Ordre en général et le détourner lui de l'Orthodoxie en particulier. La seconde, c'est son génie. La moitié des Inquisiteurs se sentiraient dépassés face à un tel énergumène et n'assumeraient pas leur rôle de mentor, persuadés qu'ils seraient de n'avoir rien à lui apprendre. Avec le risque qu'il stagne ou ne se repose sur ses lauriers. Car, et c'est la troisième raison : il est intrinsèquement incomplet. Il lui reste des choses cruciales à apprendre. Et je pense que tu es la seule à pouvoir les lui enseigner sans risque.
_ Si tu sais ce qui lui manque, pourquoi ne pas les lui inculquer toi-même ?
_ Impossible, je n'ai plus le temps de m'éclipser longuement en mission comme jadis, avait secoué la tête l'Inquisitrice tout en affichant un sourire énigmatique.
_ Très bien, alors dis-moi ce qui lui manque, d'après toi, avait insisté Bénédicte.
_ Ne t'inquiètes pas, tu le réaliseras bien assez vite, avait rétorqué Victoria en accentuant son sourire.
_ Pourquoi cette réponse m'évoque furieusement une image de billard à plusieurs bandes ? »


*
*     *

Bénédicte ouvrit lentement les yeux, l'esprit encore embrumé. La chambre. Plus lumineuse. Probablement milieu de journée, hasarda-t-elle. Seule. Son disciple n'était pas là.
Ses yeux commencèrent à sonder doucement ce qui l'entourait, s'arrêtant bien vite sur la table de chevet. Un pichet et un gobelet, qui lui rappelèrent qu'elle avait la gorge sèche. Et une curieuse statuette votive. Non pas que la silhouette ou la nature elle-même de la statuette soit étrange : c'était une représentation classique d'un Esprit sous sa forme curative. Pourtant… quelque chose n'allait pas. Quelque chose titillait son esprit encore embrumé. C'était… C'était une petite statuette de plâtre tout ce qu'il y avait de plus normale.
Alors quoi ?
Alors ce genre de statuette était coulée dans un moule. Pas sculptée. Pourquoi donc avait-elle en tête l'image de Judicaël taillant une statue ? C'était…

La porte s'ouvrit à la volée, la faisant sursauter. Quand on parle du loup… L'Inquisiteur entra joyeusement dans la chambre.

« Oh, vous êtes réveillée ? S'exclama derechef Judicaël en l'apercevant. Excellente nouvelle ! Je commençais à m'inquiéter. Comment vous sentez-vous ? D'après le charlatan, le plus dur est passé mais il faut que vous vous reposiez bien pour récupérer pleinement.
_ Charlatan ?
_ Soi-disant guérisseur. Aucune confiance dans cette "profession". »

Tout en devisant joyeusement, le jeune homme s'était rapproché de la table de chevet pour lui verser un grand verre d'eau – il avait sûrement noté sa voix éraillée. Bénédicte l'attrapa maladroitement de la main gauche et ne put s'empêcher d'humer suspicieusement le breuvage. Elle ne souhaitait pas spécialement se refaire droguer. Mais non, il semblait bien que ce ne soit que de l'eau. Tant mieux, elle préférait garder le contrôle de la sit…

« Mais qu'est-ce que vous faites !? S'exclama la Baronne en manquant de s'étouffer alors que Judicaël commençait à se déshabiller au milieu de la pièce.
_ Je me change : je vais donner un coup de main dans les champs, répondit tout naturellement le jeune homme en commençant à fouiller dans l'armoire. Vous ne voudriez quand même pas que je salisse mes beaux habits d'Inquisiteur, non ?
_ Ici ??
_ Ben non, dehors, à l'extérieur du village. C'est plus compliqué, les champs d'intérieur.
_ Vous vous changez ici ? Répéta lourdement Bénédicte.
_ Oh, réalisa Judicaël. Ah oui, heu… nous ne roulons pas sur l'or alors nous ne disposons que d'une chambre. C'est d'ailleurs bien pour ça que je vais aider au champ : j'ai déjà vendu un maximum de statuettes d'Aramila à tous les villageois, alors je gagne maintenant notre croûte en m'occupant de petits boulots pour eux. Il était hors de question d'être redevable de quoi que ce soit du Baron d'Ocreterre, non plus…
_ Je…
_ Hmm ? Releva le jeune homme en entassant à la hâte ses affaires dans l'armoire.
_ Je… Hésita de plus belle l'Inquisitrice.
_ Raaaah, mais non, faut pas vous sentir coupable comme ça, relativisa son disciple. On s'habitue très bien à dormir sur le parquet, je vous assure. Ce sont des choses qui arrivent ; ce qu'il s'est passé et tout ce qui en découle ne sont absolument pas votre faute. Allez, concentrez-vous donc juste sur votre guérison, je m'occupe du reste. Le plus vite vous serez sur pied, le mieux ce sera pour tout le monde.
_ Je dois être tombée bien bas pour devoir me faire réconforter par mon disciple.
_ Bon, j'y vais. Madama Martha, la tenancière, passera régulièrement vous voir mais n'hésitez pas à l'appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit. Sur ce…
_ Att… ! »

Bénédicte voulut se redresser… et roula sur le côté, manquant de peu de s'écraser hors du lit.

« Mais… que… Mon bras !? S'exclama l'Inquisitrice en contemplant avec horreur le vide où aurait du se trouver son membre fétiche.
_ Oouups…
_ Où est passé mon bras ?? Paniqua Bénédicte.
_ Heu… Je l'ai caché, avoua Judicaël dans un grimace.
_ Vous avez fait quoi ?!
_ Non mais d'abord, cette monstruosité baroque pleine de crocs, de lames et scies n'est pas un vrai bras, se justifia l'inquisiteur. Ensuite, si je vous le laisse, à peine vous arriverez à vous relever que vous retournerez dard-dard essayer de poutrer la gueule du Baron avec, direct. Non, non, non, on va faire les choses dans l'ordre : d'abord vous guérissez, ensuite je vous rends votre bras et enfin on s'occupe ensemble du baron.
_ Vous n'avez pas le droit, c'est une partie de moi-même, rendez-le-moi ! S'emporta l'Inquisitrice.
_ Nan.
_ C'est un ordre !! Explosa la blessée.
_ Oh. Dans ce cas… hmmm, attendez que je réfléchisse… Nan, toujours pas.
_ … En resta coite Bénédicte.
_ Hé, pas de panique, la rassura Judicaël avec un grand sourire. Je l'ai juste caché : si vous remettez la main dessus, tout rentre dans l'ordre. Vivement que vous soyez d'attaque pour fouiller partout, pas vrai ? »

La mentor agonit d'injures son fidèle disciple.

« Super, si vous mettez autant d'énergie à guérir, vous serez sur pied en un rien de temps ! Allez, courage, vous tenez le bon bout ! »

Dans un dernier clin d’œil, Judicaël s'éclipsa, laissant une Inquisitrice furibonde derrière lui. La porte avait à peine claquée que Bénédicte rassembla toutes ses forces avec l'énergie du désespoir et se hissa au bord du lit pour jeter un coup d’œil en dessous. Rien, bien évidemment.
Le sale petit con ! fulmina la convalescente.

*
*     *

Plus loin dans le temps…

Bénédicte descendit lentement les escaliers pour arriver dans la grande salle de l'auberge. En ce début d'après-midi, elle était absolument vide. L'inquisitrice s'approcha du comptoir, laissant son regard glisser sur les lieux. Ses yeux accrochèrent presque instantanément les trois petites statues de plâtres entreposées dans une petite alcôve votive.
Le regard de l'ecclésiaste se fit plus sombre.

Elle n'arrivait toujours pas à comprendre ce qui la tracassait à ce sujet, mais quelque chose n'allait pas avec ces statues. Elle avait pourtant détaillé par le menu celle se trouvant dans leur chambre, sans rien trouver à redire à la qualité ou la finition de cette petite décoration. Seulement, elle était aussi certaine que la vision qu'elle gardait en mémoire, de Judicaël sculptant une statue, était véridique ; elle n'était pas le fruit d'un délire.
Une incohérence. Les inquisiteurs étaient avant tout des enquêteurs. Ils avaient donc les incohérences en horreur.

Mû par une subite impulsion, Bénédicte passa derrière le comptoir. Les aubergistes avisés  cachaient souvent un gourdin à portée de main, des fois que. Pourquoi pas une monstrueuse prothèse métallique ? L'inquisitrice avait passé la chambre au peigne fin, sans succès. Pas plus que dans les chambres voisines. Ni le grenier.
Comme elle s'y attendait, elle ne trouva rien. Mais où diable ce satané disciple avait-il bien pu cacher son bras ??

Un léger craquement de plancher lui fit redresser derechef la tête, pour voir Martha, la tenancière, devant elle.

« Heu… je vous assure que ce n'est pas du tout ce que vous pensez, bafouilla Bénédicte tout en songeant que c'était là une bien mauvaise entrée en matière.
_ Oh, non, non, ne vous inquiétez pas, la rassura son hôte. Le Père Judicaël m'a prévenu qu'il avait caché quelque chose de précieux vous appartenant et que vous le chercheriez sûrement partout.
_ Le petit con.
_ En tout cas, je suis heureuse de voir que vous allez beaucoup mieux, ma Mère, affirma la matrone.
_ Oui, je peux enfin marcher. » Mentit avec aplomb l'inquisitrice.

Judicaël et elle avaient convenu d'un commun accord de mentir sur sa vitesse de convalescence. Le Baron d'Ocreterre devait les faire surveiller, il convenait donc de le leurrer pour qu'il ne s'attende pas au second round. L'inquisitrice avait donc fait mine de garder le lit plus longtemps que prévu puis d'être trop faible pour pouvoir descendre ou gravir les escaliers. Alors qu'en réalité cela faisait déjà quelque temps qu'elle se promenait à sa guise dans l'auberge, à la nuit tombée, en quête de sa prothèse…

« Vous n'avez pas votre tablier, nota brusquement Bénédicte. Vous sortez ?
_ Oh heu oui, répondit Martha – elle avait beau côtoyer la paire d'inquisiteurs depuis déjà quelque temps, elle ne se faisait toujours pas à leur regard acéré qui confinait quasiment à la magie à ses yeux. Je me rends au Cercle de Discussion, dans le Grand Hall.
_ Cercle de Discussion ? Releva l'inquitrice.
_ Un genre d'assemblée. Pour le village. Où on discute de… tout, expliqua la tenancière, quelque peu gênée aux entournures.
_ De tout et plus particulièrement des problèmes du village ? Devina aisément mère de Varange.
_ Heu… Oui. Hum. … Vous voulez peut-être venir ? »

Bénédicte toisa un instant la tenancière. Celle-ci était gênée qu'elle puisse assister au Cercle, mais cela pouvait se comprendre : en tant qu'inquisitrice, les gens n'aimaient pas évoquer leurs soucis devant elle, de peur que cela n'éveille des soupçons qui les placeraient dans son collimateur. Pourtant, paradoxalement, la tenancière se sentait obligée de lui proposer de venir pour la même raison : la brave femme craignait encore davantage qu'elle ne pense que les villageois cherchaient à lui cacher activement quelque chose. Ce qui prouvait donc accessoirement que le Cercle n'était pas secret. Dans ces conditions, de Varange ne pouvait imaginer une seule seconde que Judicaël ne soit pas au courant. S'il n'y participait pas, c'était donc qu'il jugeait préférable de s'en tenir à l'écart. Probablement pour ne pas inquiéter le Baron avec d'éventuels soupçons d'ingérences intérieures.
Bien.

« J'apprécie la proposition, répondit donc Bénédicte, mais je ne me sens malheureusement pas encore assez vaillante pour ce genre d'activité.
_ Oh bien sûr, suis-je bête, vous êtes encore convalescente ! S'exclama Martha en tentant vainement de cacher son soulagement. Une autre fois, peut-être, alors ?
_ C'est cela, une autre fois, peut-être, opina l'inquisitrice avec suffisamment de détachement pour ne laisser aucun doute sur le fait, qu'à ses yeux, le peut-être ne se concrétiserait clairement jamais.
_ Très bien. Je serais revenu d'ici environ deux heures. Il n'y a personne d'autre que vous, alors faites donc comme chez vous.
_ Un instant ! La héla de Varange avant que la matrone ne s'éclipse. Sauriez-vous où je puis trouver le père de Hautedune ?
_ Qui donc ?
_ … le Père Judicäel.
_ Oh, bien sûr : il est juste devant, vous n'entendez pas ?
_ Je n'entends que le raffut habituel des enfants, fit remarquer l'inquisitrice.
_ Oui, justement…
_ Oh non, encore… »

Bénédicte se dirigea jusqu'à la porte et s'arrêta pour contempler le spectacle. Comme de juste, une horde de gamins hilares étaient en plein jeu avec le Père de Hautedune qui, toute dignité d'Inquisiteur visiblement encore oubliée, se traînait joyeusement dans la poussière au plus grand ravissement des enfants.

L'Inquisitrice observa quelque temps la scène. C'était un jeu d'équipe. Visiblement, des piles de chiffons de part et d'autres de la petite place devant l'auberge délimitaient une zone d’en-but. Chaque camp tentant d'emmener la grosse balle de tissu dans la zone adverse.
Pour autant qu'elle put en juger, les équipes étaient fort simples : d'un côté, l'ensemble des gosses présents – plus d'une trentaine au bas mot – et en face, Judicaël et… deux chiens. Deux braves molosses. L'un semblait être un véritable berger-allemand. L'autre un bâtard, moitié saint-bernard, moitié… moitié grizzli. Ou un truc du genre.
Il ne lui fallut pas long pour constater l'inanité du jeu. Les chiens n'y comprenaient absolument rien, il revenait donc au Prêtre d'aller marquer des points. Mais aussitôt qu'il détenait la balle, une grappe de gamins se jetait sur lui et avait tôt fait de le clouer au sol.
Parfois, les gosses parvenaient à lui arracher la balle des mains, d'autres fois, il avait le temps de la lancer aux chiens. Lorsque ceux-ci parvenaient à récupérer le ballon, ils couraient en large cercle, les enfants brailleurs à leur trousse, avant de s'en revenir apporter la balle à Judicaël.
Parfois, dans la précipitation, ils lâchaient le ballon et les gamins s'en emparaient. Alors soit Judicaël piquait des deux sur le gamin et l'arrachait du sol avant de lui prendre le ballon, soit les chiens rabattaient les enfants vers l'Inquisiteur et le résultat étaient identiques.
Sitôt le ballon en main, le Père Adhémar se jetait joyeusement en direction des gosses – généralement droit vers ceux qui n'avaient pas pu prendre part à la dernière action – et ne faisait rien pour les éviter, provoquant volontairement son propre échec.

C'était futile. Un jeu à somme nulle. Judicaël ne cherchait pas à marquer, les chiens en étaient incapables et les enfants n'avaient tout simplement aucune chance de battre les chiens à la course. Peu importait les zones d'en-but, aucun des camps ne pourraient jamais marquer le moindre point.

Il vint soudainement à l'idée de l'Inquisitrice que c'était peut-être bien là le résultat volontairement recherché par son disciple.

Bénédicte perçut brusquement une présence et se retourna vivement. À l'angle extérieur de l'auberge se tenait un jeune homme, visiblement hésitant. L'Inquisitrice le détailla en un tournemain : jeune, bonne santé, bien bâti. Habillé comme un paysan du cru, pas d'effets de voyages. Présent alors que se tenait le Cercle. Un garde du Baron en civil. Probablement là pour espionner la paire d'Inquisiteur.
Mais même le plus parfait des imbéciles n'apparaîtrait pas ainsi à découvert pendant une filature.
Alors quoi ?

La réponse lui fut donnée par son disciple.

« Pouce, les enfants ! Poooouce !! Monsieur Barthelot ? Quel bon vent vous amène ? Demanda joyeusement Judicaël en s'approchant.
_ Heu… C'est-à-dire que si vous êtes occupé… Hésita le jeune homme, visiblement affreusement gêné.
_ Meeuuuhnan, ne vous inquiétez pas, je peux toujours trouver un peu de temps pour vous, le rassura derechef l'Inquisiteur.
_ Mais… les enfants ?
_ Ne vous inquiétez pas, ma collègue va s'en occuper, affirma Judicaël.
_ Plaît-il !?? S'exclama l'intéressée.
_ Voyons, nous n'allons pas les laisser seuls, livrés à eux-mêmes, objecta son disciple.
_ Non mais…
_ Les enfants ! J'ai une petite affaire à régler, signala Judicaël alors que les gosses se regroupaient autour de lui. Ça ne prendra pas très longtemps, alors mère de Varange va jouer avec vous à ma place.
_ Ha non, c'est absolument hors de question ! »

Aux cris de déceptions des enfants à l'idée que le Père de Hautedune les abandonne – ne serait-ce que temporairement – suivirent immédiatement des regards plus hésitants et circonspects envers sa collègue qui, il fallait bien l'avouer, ne dégageait pas tout à fait la même aura accueillante et chaleureuse.

« Elle a l'air méchante, hasarda l'une des morveuses.
_ Mais non, elle est très gentille, vous verrez, asséna sans se démonter Judicaël. Allez, mentor, faites-leur un petit sourire.
_ Et puis quoi, encore ?
_ Vous leur faites peur ! Mettez-les donc en confiance. Un petit sourire, allez. »

Bénédicte lança une œillade assassine à son disciple – ils auraient quelques comptes à régler, loin des oreilles indiscrètes – mais obtempéra. Les enfants reculèrent de quelques pas et une petite se mit même à pleurer.

« Okay, z'aviez raison, c'est mieux si vous ne souriez pas. Naaan, mais c'est parce qu'elle n'a pas l'habitude. Tout va bien. Allez, jouez donc tranquillement entre vous cinq minutes, je vous promets que je reviens très très vite ! » Affirma Judicaël de sa voix la plus douce et persuasive possible.

Et cela marcha. Pour des raisons qui dépassaient totalement les capacités d'analyse de Bénédicte, son disciple avait un don avec les enfants. Ils s'entendaient bien. Et ils étaient enclins à lui obéir sans faire de difficulté. Les gosses s'égaillèrent par petits groupes d'affinités aux alentours, aussi simplement que ça.

« Je compte sur vous pour les garder à l’œil, lui glissa gentiment Judicaël en suivant le garde à l'intérieur de l'auberge. Et pas d'inquiétude, Rex et Médor sont des chiens de berger, ils savent gérer un troupeau : ils aboieront si un gosse s'écarte trop.
_ Rex et Médor ? Sérieusement ??
_ En tout cas, ils répondent quand je les appelle comme ça. »

Bénédicte s'adossa au chambranle de la porte de l'auberge, en maugréant sur son disciple qui la mettait dans une énième situation pas possible. Si elle ne doutait pas qu'il avait du talent, force était de constater que l'avoir avec soi n'était pas de tout repos. Il semblait avoir le chic pour faire dérailler régulièrement les situations vers des horizons toujours plus absurde et loufoque. Des Inquisiteurs ? Faire garderie ? Y'avait-il déjà ne serait-ce qu'un précédent dans la longue et noble tradition des Inquisiteurs, tout ordre confondu ?
Cela dit… était-ce mieux ou pire qu'un Inquisiteur travaillant au champ ?
Quelqu'un n'avait visiblement pas bien compris la sacralité de sa fonction. C'était peut-être ça que Victoria voulait qu'elle lui apprenne ?

L'Inquisitrice reporta son attention vers l'intérieur de l'auberge. Les deux hommes s'étaient retirés au fond de la salle et discutaient à voix basse. Un espion ? En fin de compte, il allait lui falloir féliciter son disciple : la garde personnelle du Baron constituait une source d'information de premier choix ! Il n'avait pas chômé s… Non mais, attendez… Ces gestes ? Noooon.
Si.

Ce n'était pas du tout un rapport d'espionnage auquel elle assistait. Judicaël était en train de confesser le jeune homme. Bénédicte se mit à nourrir des sentiments ambivalents. La pratique de la confession tenait toujours d'une activité honorable pour un Inquisiteur. Clairement plus que garde d'enfant ou ouvrier agricole. Mais rien ne sortait d'une confession. Un prêtre n'avait pas le droit de répéter ce qu'il avait entendu, ni non plus d'en faire usage pour un profit personnel : cet idiot venait de sceller totalement un vecteur d'informations cruciales !

Finalement, le rituel se termina et les deux hommes ressortirent à la lumière du jour. Le garde prit congé sans demander son reste et fila comme l'éclair hors de vue, ne laissant plus que les deux inquisiteurs ensemble.

« De quoi avez-vous parlé ? Demanda Bénédicte sans se faire d'illusion.
_ Secret confessionnel, répliqua malicieusement Judicaël dans un sourire.
_ C'est un espion du baron, signala l'Inquisitrice.
_ Ça n'était pas une question.
_ Vous l'avez reçu en confession, ajouta de Varange.
_ Je n'ai toujours pas entendu de question.
_ Je peux avoir une explication ?
_ Que voulez-vous, les espions du baron aussi craignent pour le salut de leur âme, répliqua joyeusement l'Inquisiteur. Et c'est notre rôle de leur apporter aide et soutien en ces temps obscurs.
_ À quoi jouez-vous, disciple ? S'interrogea ouvertement l'Inquisitrice.
_ Je tue le temps en attendant votre guérison, répliqua l'intéressé dans un sourire. Après tout, nous ne pouvons rien entreprendre contre le Baron tant que vous ne serez pas d'attaque. Mais j'attends ce moment avec non moins d'impatience que vous, sachez-le.
_ Alors pourquoi ne... »

De Varange n'eut pas le temps de finir sa phrase alors qu'une grosse balle de tissu s'écrasait mollement sur le visage de son disciple. Coup d’œil circulaire. Les enfants s'étaient rassemblés autour d'eux en arc-de-cercle, de grands sourires sur les lèvres.

« Tu jouuues ? Réclamèrent à l'unisson les gosses.
_ Hmmm… Désolé, mentor : il semble que le devoir m'appelle ! »

Judicaël ramassa la balle et, dans un grand rugissement, s'élança au milieu de la marmaille. Il ne fut pas long avant que les cris et les éclats de rires extatiques ne retentissent de nouveau.

Bénédicte se radossa à la porte en grommelant. Elle aussi bouillait d'impatience à l'idée de venger l'affront que le Baron lui avait infligé. Elle croisa les bras tandis qu… voulut croiser les bras et se retrouva à brasser du vide, faute de prothèse. Prothèse disparue sur laquelle elle n'arrivait pas à remettre la main. Par la faute de son stupide disciple, qui n'avait rien trouvé de mieux pour tuer le temps !

« Petit con. »


Dernière édition par Judicaël le Dim 19 Mai - 9:28, édité 1 fois
Sam 18 Mai - 23:35
*
*     *

Encore plus loin dans le temps…

La paire d'Inquisiteurs progressaient à grand pas en direction de la sortie Nord du village, celle qui débutait la route pour rejoindre le château du Baron. Judicaël avançait de son pas leste, pelle à l'épaule, le visage souriant, presque guilleret. En revanche, Bénédicte martelait rageusement le sol à chaque pas, visiblement furieuse. Sa cape, placée de côté, masquait son bras droit mais ne pouvait cacher la masse de son imposante prothèse.

De Varange ne décolérait d'ailleurs pas à ce sujet. Son disciple avait soudainement déboulé dans la chambre une demi-heure plus tôt, déclarant qu'il leur fallait se rendre toute affaire cessante au château du Baron. Puis il avait tiré la prothèse de sous le lit pour la lui rendre.
Sous le lit !
Bénédicte n'avait rien dit, s'enfermant dans un mutisme rageur. Les règlements de compte attendraient. Une visite au château signifiait une nouvelle confrontation avec l'infâme d'Ocreterre : l'Inquisitrice préférait donc avant tout canaliser sa hargne et sa colère vers cette cible plus cruciale.
Mais quand même…

Les deux ecclésiastes cheminaient prestement : Judicaël ignorait qu'il fallait du temps pour ré-harnacher la prothèse de son mentor et le toute affaire cessante en avait donc pris un peu de plomb dans l'aile, ce que les deux Inquisiteurs essayaient de rattraper.

« Et si vous me disiez plus tôt pourquoi on doit se dépêcher !? Grommela de Varange. Pourquoi toute cette agitation et pourquoi maintenant ?
_ Surpriiiiise, éluda une nouvelle fois Judicaël.
_ S'il s'agissait juste de prendre d'assaut le château, ç'aurait pu attendre demain, répliqua l'Inquisitrice. Et si vous m'expliquiez plutôt ce qu'il se passe ?
_ Surpr…. Nan mais ok, j'arrête ; cessez donc de me fusiller du regard comme ça. Avec sa vitesse, le Baron est trop avantagé. On va devoir l'affronter ensemble, et même comme ça, ce n'est pas gagné. Si on se gêne, on meurt. Si l'un de nous deux fait une erreur, on meurt. Si lui fait une erreur, hé ben, il aura toujours une chance de se rattraper. Donc ça nous fait moins d'une chance sur cinq de l'emporter.
_ Constat sombre, mais analyse correcte, acquiesça gravement l'Inquisitrice.
_ Néanmoins, ce soir, nous avons peut-être un coup à jouer qui nous permettrait de ré-égaliser un peu les chances, enchaîna son disciple. Mais je ne voudrais pas vous donner de faux-espoir : il est fort possible que cela échoue et qu'il nous faille faire avec ce qu'on a.
_ Vous ne voulez vraiment pas me dire ce que c'est ? Insista Bénédicte.
_ Le quart de lune. Les pouvoirs des Portebrumes sont toujours plus instables à ce stade du cycle. Si, si.
_ Cursus « petit rigolo » au Séminaire, hein ?
_ Roooh, allez, c'était pour détendre un peu l'atmosphère.
_ Vous me paraissez beaucoup trop détendu vu la tâche qui nous attend.
_ Écoutez, ça ne sert à rien de faire des plans sur la comète si ça ne marche pas, soupira Judicaël. Ça ne reste jamais qu'un gros pari, quand même. Laissez-moi donc continuer à gamberger dessus et concentrez-vous plutôt sur la confrontation imminente qui nous attend. On va pas se mentir, c'est vous qui allez mener l'offensive, alors j'aime autant que vous soyez prêtes à toute éventualité, hein.
_ Très bien, changeons de sujet, concéda de Varange. Parlons donc plutôt de mon bras.
_ Oh noooon… On a vraiment pas un troisième sujet de discussion sous la main ?
_ Je veux savoir comment vous avez fait ça, asséna l'Inquisitrice.
_ Je vous promets que non, se défila illico son disciple.
_ …, le foudroya du regard Bénédicte.
_ D'accord, d'accord, capitula derechef le jeune homme. Sérieusement, faut arrêter avec ce regard. Bon… le prenez pas mal, mais ç'a été très facile. Ce n'est pas juste que vous pensez de façon linéaire, vous êtes en plus désespéramment carrée et pragmatique.
_ Heu… Pardon ?
_ Comme dirait l'autre, le monde se divise en deux, expliqua Judicaël. Il y a ceux qui, quand ils perdent quelque chose, tournent et retournent cinq cents fois les mêmes choses et regardent même dans les endroits les plus improbables où il n'y a juste aucune chance que ça puisse s'y cacher, des fois que. Et il y a ceux qui, comme vous, sont très méthodiques, avec un genre de liste dans la tête qu'ils vont biffer un par un pour continuer d'avancer sans se retourner. Je savais que vous regarderiez sous le lit dès que possible. Et je savais qu'une fois fait, vous n'y reviendrez plus. Parce que je savais qu'au vu du gabarit de votre démon de fer, vous ne penseriez pas une seule seconde que j'allais essayer de le déplacer discrètement sous votre nez.
_ Mais comment l'avez-vous déplacé sans que je m'en aperçoive alors que j'étais constamment alitée dans la chambre !?
_ Rien de plus facile : vous vous êtes habitué à mes allers et venues nocturnes et vous avez cessé d'y faire attention. Il n'existe pas plus facile à tromper que les gens qui pensent avoir découvert ce que vous faites. Facile à cerner, facile à berner. Désolé.
_ C'est gentil, merci…
_ Hé, je vous l'avais dit que vous ne vouliez pas savoir. »

De Varange inspira profondément pour essayer de conserver les idées claires malgré la moutarde qui lui montait au nez, lorsqu'elle percuta brusquement un détail troublant dans son environnement. Les champs. Même si pour elle, l'agriculture était une chose lointaine et limite magique, elle savait reconnaître un champ quand elle en voyait un. Or, depuis qu'ils avaient quitté le village…

« Un instant, Judicaël ! S'exclama l'Inquisitrice. Il y a quelque chose qui ne va pas avec ces champs.
_ Sûr : ils sont maudits, opina l'intéressé comme si c'était l'explication la plus logique du monde.
_ Foutaise, une malé… … Elle est de votre fait ? Suspecta derechef Bénédicte – c'est qu'elle commençait à le cerner, son disciple.
_ Absolument pas. Mais… Bon, possiblement, j'ai peut-être tactiquement appuyé ladite malédiction en salant moi-même les champs, avoua le jeune homme.
_ Vous avez fait quoi !? N'en revint pas de Varange.
_ Les champs. Je les ai salés. Toutes les semences sont mortes et la terre n'est plus cultivable. Mais bon, c'est léger. D'ici deux-trois ans, tout devrait rentrer dans l'ordre. 'fin, je crois. J'espère.
_ Je peux savoir ce qu'il vous est passé par la tête pour en arriver à faire ça ?
_ Hé, 'fallait que je prévienne une guerre dans l'urgence, je vous rappelle. Je n'avais pas trente-six solutions, se défendit Judicaël.
_ …, le toisa lourdement son mentor.
_ Non mais d'accord, je vais développer. Souvenez-vous, d'Ocreterre a saisi les biens du Temple dans le but de financer un fort parti de mercenaires et saisir de force les terres de son voisin, lui rappela l'Inquisiteur. J'ai donc saboté les champs pour compromettre les récoltes de cette année. Non seulement le village ne pourrait pas lui payer sa dîme, mais il n'a même plus les capacités de subvenir à ses propres besoins alimentaires ! Le Baron n'étant pas stupide, il a vite compris la situation. Non seulement, il a décrété une exemption d'impôt pour cette année, mais il a en plus promis un soutien financier aux familles pour faire face à l'urgence. Finement joué politiquement, mais néanmoins un désastre sur le plan économique…
_ Il lui a fallu revoir ses priorités budgétaires, devina Bénédicte. Le village ou les mercenaires…
_ Exact ! Jubila le Prêtre. Cette saisie était fondamentalement un pistolet à un coup, alors je l'ai forcé à tirer dans le vide. Et hop, paralysie de la situation.
_ Mais comment avez-vous… les statues ! Percuta brusquement de Varange alors qu'elle assemblait enfin les pièces du puzzle. Ce sont des statues de plâtres creuses, mais elles étaient pleines de sel lorsqu'elles ont été acheminées ici. Vous étiez en train de les évider la nuit où j'ai repris connaissance.
_ Tout à fait, acquiesça Judicaël. J'ai prétexté le vœu de pauvreté pour justifier le refus de l'aumône du Baron et la nécessité de subvenir à nos besoins par nos propres ressources. Officiellement, j'ai fait venir des statues produites par l'Ordre pour les vendre aux gentils croyants du cru. D'ailleurs, vous me croyez si je vous dis que les villageois se les sont littéralement arrachés ? Je suis un vendeur-né.
_ Ce sont des statuettes votives et vous êtes un inquisiteur. Évidemment qu'aucun d'entre eux ne voulaient laisser penser qu'il n'était pas un fervent croyant. C'est limite de la vente forcée, à ce stade.
_ Pfff… Au temps pour mes talents de négociants. Bref, une fois les statuettes dans la place, les vider et aller m'occuper des champs a été un jeu d'enfant. Non seulement ils ne les surveillent pas particulièrement, mais en plus, j'ai pu faire du repérage en les assistants comme garçon de ferme. Et puis la saison tombait bien, en plus. Bon, j'admets que de nuits, dans la pampa, j'ai pas été super rigoureux, mais cet effet non uniforme rend carrément mieux, pour une malédiction.
_ … Attendez, je croyais que vous filiez la nuit pour espionner les villageois ?! Réalisa brusquement l'Inquisitrice.
_ Heu… Je suis multitâche ?
_ Bon sang… Y'a-t-il donc une seule chose que m'ayez dite ces dernières semaines qui soit vraie ?
_ Mais j'y peux rien, se défendit Judicaël. Si je veux cacher mes manigances au Baron, il faut bien que je vous les cache aussi, sinon, vous allez vouloir qu'on en discute, il faudra qu'on fasse des cachotteries aux autres et on se fera forcément griller, et le Baron finira par être au courant de tout ! Un, c'est déjà de trop pour garder un secret, alors deux, vous n'y pensez pas… »

Bénédicte de Varange se passa la main sur le visage en essayant de retenir tant bien que mal un gros gémissement exaspéré. Elle le savait, pourtant. Son disciple la trouvait peut-être effroyablement prévisible, mais la réciproque était vraie : Judicaël avait beau être le type le plus imprédictible qu'elle n'ait jamais croisé, il l'était à un point tel que c’en devenait prévisible par essence. Bien évidemment qu'il s'était lancé sur une piste improbable dont lui seul avait le secret ! C'était sa manière de faire, sa réputation, même. Et il l'avait abreuvé d'histoire bidon de surveillance et elle, idiote qu'elle était, elle l'avait cru. Si au lieu d'être aussi obnubilée par la recherche de son bras, elle eût pris dix minutes pour…
Une pensée extrêmement désagréable lui vint subitement. Elle dévisagea un instant son disciple, songeuse. Il l'avait prévu. Cet enfoiré avait vraiment tout prévu. Ce n'était pas du tout par crainte qu'elle aille prématurément affronter le Baron qu'il avait caché son bras. Il avait tablé dès le départ sur le fait que ça la travaillerait nuit et jour, que ça minerait sa vigilance, que cela l'empêcherait de se concentrer sur autre chose, dans le seul but d'avoir les coudées franches pour faire ce qu'il avait à faire.
Des manigances.

Elle aurait du s'en douter. Elle aurait dû se méfier. La réputation du fameux Jacques en tant que limier n'était plus à faire. Intellectuellement, elle le savait. Mais à le côtoyer au jour le jour, elle avait perdu de vue l'investigateur génial pour ne plus être aveuglé que par le petit rigolo fantasque qui passait son temps à faire essentiellement n'importe quoi.
Sauf qu'il était tout sauf un petit rigolo.
Et que d'après sa logique propre, il ne faisait pas absolument n'importe quoi.

L'Inquisitrice inspira lentement avant de river son regard sur son disciple.

« Cela suffit, la plaisanterie a assez duré ! Père Judicaël Adhémar Cassien de Hautedune, je vous ordonne de me faire un rapport complet sur la situation, intima Bénédicte avec toute l'autorité dont elle était capable.
_ Raaaah, flûte ! J'étais pourtant à ça d'y arriver jusqu'au bout… Très bien, mentor, répondit l'intéressé en redressant ses lunettes du bout des doigts. Je vais tout vous révéler. »

De Varange ne put réprimer un frisson. C'était comme si son disciple tombait soudainement le masque, abandonnant ses oripeaux de joyeux drille pour dévoiler l'implacable éminence grise qui se cachait dessous. Non. L'image était mauvaise, se fit la réflexion l'Inquisitrice. Il n'y avait jamais eu de masque. C'était seulement qu'elle distinguait maintenant la seconde face d'une même pièce. Indissociables, jamais visibles simultanément, et pourtant toutes les deux toujours bien présentes en même temps.

Ainsi qu'il l'avait annoncé, le jeune homme lui révéla tout. Comment le sabotage des champs n'avait pas servi qu'à étouffer l'aventure guerrière du Baron. Comment il avait profité de son statut pour manipuler secrètement, une personne à la fois, la population durant les confessions. Comment il avait insidieusement poussé les villageois à se remémorer les légendes de l'Âge Sombre sur les malédictions qui accompagnait les Portebrumes. Comment il avait suggéré au chef du village de monter un Cercle de discussion qui servirait de caisses de résonances et d'amplifications à leurs obsessions. Comment il s'était lui-même proposé pour garder les enfants pendant la tenue de ces Cercles, pour que le Baron ne le soupçonne de rien. Comment il avait suivi l'évolution des craintes des parents grâce à ces mêmes enfants qui répétaient innocemment des bribes de ce qu'ils entendaient dans l'intimité de leur foyer. Comment il avait tablé sur le fait que la communauté du château et celle du village n'étaient pas hermétique et que l'inquiétude diffuserait. Comment il en avait eu la confirmation qu'un garde avait vendu la mèche aux villageois concernant la nature du Baron lorsque ledit garde était venu lui confesser sa trahison. Comment…

« … et maintenant, les villageois sont convaincus que leur Portebrume de Baron, réceptacle de la Malice, a maudit les champs – de son propre fait ou représailles des Esprits, les avis ne sont pas tranchés. Et ce soir, la délégation du village va annoncer à d'Ocreterre qu'ils reprennent leur liberté et mettent unilatéralement fin à leur vasselage, en accord avec la Coutume – ça les exempt de payer ou rembourser quoi que ce soit. En tant que membre du clergé, nous avons le devoir d'en être témoin pour que cela soit officiel et effectif. La perte de ses gens devrait troubler le Baron. Et il devinera aisément que nous en sommes la cause, ce qui devrait l'énerver. S'il est troublé, il commettra des erreurs dont nous pourrons profiter. S'il est en en colère, il agira de façon idiote et sera facile à piéger. J'estime que d'une chance sur cinq de victoire, nous passerions à trois sur cinq, ce qui nous serait nettement plus favorable, conclut tout naturellement Judicaël.
_ … »

Bénédicte était abasourdie. Et épatée. Son disciple avait géré et planifié la situation avec infiniment plus de brio et de subtilité qu'elle n'en serait jamais capable.

« Je… Pourquoi ne m'avoir rien dit ? Voulut savoir l'Inquisitrice.
_ Vous me serviez de canari, expliqua presque ingénument le jeune homme. Si vous, dans votre état,  n'étiez pas capable de percevoir ce que je tramais dans l'ombre, alors il n'y avait aucune chance pour que le Baron puisse recoller les morceaux à partir de ce que lui remonterait ses espions.
_ Pourquoi m'avoir dit que ça pouvait ne pas marcher ? Se remémora soudainement de Varange. Ça m'a l'air parfaitement goupillé, à ce stade. Y'a des limites à la modestie, quand même.
_ Le plan ne s'arrête pas là, révéla gaiement Judicaël. Je n'ai effectivement aucun doute concernant le déroulé jusqu'à ce point, mais j'ignore si la suite va fonctionner : cela implique la fille du Baron.
_ Développez.
_ Sachez qu'il est de notoriété publique… bon, non, pas vraiment en fait. C'est même carrément plutôt secret et les villageois rechignent franchement à en parler. Mais bon, vu qu'ils m'ont vendu la mèche, je peux bien vous le dire. Bref, sachez que la femme du Baron a été assassinée par un Portebrume, il y a une dizaine d'années.
_ Vous voulez dire… ?
_ Ça s'est passé en un clin d’œil ou presque, précisa malicieusement le disciple.
_ Le Baron serait parvenu à capter la Nébula de l'assassin ?
_ Le secret de sa condition n'est pas tant une mesure pour assurer sa sécurité qu'une disposition pour maintenir sa fille dans l'ignorance : elle était présente lors du décès de sa mère. Si je parviens à révéler la vérité au grand jour, je pense pouvoir porter au Baron un coup encore plus puissant, qui ferait de lui une cible encore plus vulnérable.
_ Comment comptez-vous faire ? S'enquit Bénédicte.
_ Désolé, se referma aussitôt l'Inquisiteur. Ma théorie se base sur un postulat énoncé au cours de la confession d'un garde. Je ne peux donc vous le révéler. Mais c'est là que réside l'inconnu : si je me trompe, nous n'obtiendrons rien de plus que ce que nous avons déjà.
_ Ça me va. Je vous fais confiance. » Opina de Varange.

Comment pouvait-elle faire autrement ? Si son disciple lui avait dévoilé son plan initial, elle l'aurait rejeté, le pensant invraisemblable et sans aucune chance de réussite. Et elle se serait royalement plantée. S'il avait d'autres tours dans son sac, qu'il les utilise : il était bien plus clairvoyant qu'elle sur ce qui relevait du faisable ou non.
L'Inquisitrice retint à grand-peine un reniflement d'autodérision : et dire que Victoria comptait sur elle pour qu'elle apprenne quelque chose à son protégé… C'était peine perdue, elle n'avait absolument pas la carrure.
Et rares étaient ceux au sein de l'Ordre susceptible de l'avoir, songea-t-elle avec amertume.

Il ne fut pas long avant que les deux Inquisiteurs n'arrivent au château du Baron d'Ocreterre. La garde ne leur fit aucune difficulté et s'empressa de les escorter jusqu'à la Salle des Doléances où les représentants des villageois se trouvaient déjà. Visiblement, on n'attendait plus qu'eux. Bénédicte s'excusa donc formellement pour le retard.
En même temps qu'elle palabrait, presque en mode automatique, ses yeux analysèrent soigneusement la salle. Disposition des gens, maillage des gardes, portes de sortie, mobiliers et décors pouvant s'improviser armement en dernier recours. Son regard acéré ne manqua le flottement presque imperceptible d'une tenture sur le mur de gauche. Passage secret. Aha. L'Inquisitrice commença à se douter du plan de son disciple.
Une fois les politesses d'usage terminée, Bénédicte ne fut pas étonné de voir Judicaël l'inciter à prendre place près de la tapisserie suspecte. Un fugace instant, la tenture s'agita légèrement plus, tandis qu'une jeune adolescente se reculait dans la précipitation, espérant – en vain – ne pas se faire remarquer. De Varange conserva un visage de marbre mais en ressentit une profonde satisfaction : si tous les acteurs étaient là, le plan de Judicaël, quel qu'il soit, allait pouvoir être tenté. Et advienne ce que pourra.

Il lui fallut tout de même prendre son mal en patience. Comme tout ce qui était lié à la Coutume, la demande d'émancipation impliquait de nombreuses phases déclaratives traditionnelles qui, si elles ajoutaient à la solennité de la chose, prenaient inutilement du temps. Cela dit, le chef du village s'en sortait plutôt bien. Bénédicte suspecta que son disciple avait dû lui rédiger la plupart de son discours : elle reconnaissait sa patte dans de nombreuses tournures de phrase.
Quand le chef eut fini, l'Inquisitrice s'avança d'un pas et déclama la réponse et les bénédictions attendues, comme on l'attendait de son rôle de témoin devant les Esprits. Ensuite de quoi, ce fut au tour du Baron qui – même s'il n'en pensait pas moins – n'avait d'autre choix que de donner les répliques complémentaires.
Et ce fut tout. Pas de petits effets spéciaux divins, pas de trompettes du Destin. Et pourtant, le Baron se retrouvait maintenant propriétaire de terres sans villageois et d'un village fantôme.

Un lourd silence s'abattit. Judicaël attendait patiemment, bras croisés, sa pelle contre lui. Dans le doute, Bénédicte suivait. Les villageois n'osaient pas bouger, ne sachant sur quel pied danser : la Coutume ne donnait aucune information sur ce qu'il se passait après et les malheureux ignoraient s'ils devaient partir sans demander leur reste ou prendre dûment congé du Baron – qui, s'il n'était dorénavant plus leur maître, n'en restait pas moins un Noble et méritait donc certaines marques de respect. Quant à Michael d'Ocreterre, il serrait convulsivement les accoudoirs de son imposant fauteuil, visiblement en proie à une profonde rage intérieure.
Soudainement, le Baron pivota brusquement la tête en direction de ses deux Némésis.

« Vous ! Accusa-t-il. C'est vous qui avez manigancé tout cela !
_ Et ainsi abuser de votre hospitalité ? Ironisa avec impudence Judicaël. Allons donc, Baron, vous devenez paranoïaque.
_ Vous m'avez trahi !! Vociféra d'Ocreterre, toute retenue disparue.
_ Non, rétorqua sèchement l'Inquisiteur. Je vous ai dit que l'Ordalie réglait votre petit différent avec le Concile et que mon mentor ne représenterait pas un danger pour vous. Mais je n'ai jamais pris le moindre engagement me concernant moi envers vous. Or il se trouve que j'ai l'amour du travail bien fait.
_ Vous allez me le payer !! »

Animé d'une fureur sans égale, le Baron s'immergea en lui-même en un battement cœur, assujettissant sa Nébula à sa volonté, et déploya une sphère de distorsion temporelle sur la paire d’ecclésiastes. Puis il se releva et se jeta sur ses adversaires maintenant prisonniers du temps ralenti.
Sur la droite, l'Inquisitrice repoussa sa cape d'une pichenette, dévoilant de nouveau l'énorme démon de fer qui lui servait de prothèse. Ses yeux ne quittèrent pas le Baron un seul instant. La dernière fois, il avait eu l'effet de surprise pour lui, mais cette fois-ci, elle commençait déjà à s'adapter.
À sa gauche, l'autre Inquisiteur semblait ricaner – les sons ralentis étaient trop distordus et d'Ocreterre n'était guère d'humeur à faire l'effort d'écouter – et se contenta de pivoter sur lui-même, le long manche de sa pelle balayant soudainement la tenture derrière lui – celle qui abritait le raccourci menant aux bureaux privés du Baron.
D'Ocreterre hoqueta alors qu'il découvrait sa fille, cachée derrière. Sa fille qui ressemblait bien trop à sa mère à vouloir se tenir au courant d'affaires qui ne la concernait pas. Sa fille qui n'aurait jamais dû se trouver ici. Sa fille qui le regardait avec de grands yeux surpris, prisonnière elle aussi de…

En un éclair, le Baron se figea et imposa à sa Nébula de faire éclater le champ de force temporel. Jamais il n'avait voulu s'en servir sur sa propre fille, encore moins qu'elle le voit en train de…

« Catherine ! L'appela d'Ocreterre.
_ Arrière, abomination ! S'interposa brusquement Judicaël entre le Baron et l'adolescente. Ne l'approche pas, petite. Cette chose n'est pas ton père !
_ Tais-toi ! Aboya le Portebrume désespéré.
_ Après qu'elle a tué ta mère, elle a possédé l'esprit ton père, poursuivit implacablement l'Inquisiteur. Et nous sommes venus y mettre un terme. »

Bénédicte risqua un rapide coup d’œil en direction de la jeune fille. Celle-ci, bouleversée, contemplait la scène avec horreur, tremblant de tous ses membres alors que le traumatisme de la mort de sa mère revenait la hanter et que ses pires cauchemars semblaient s'être matérialisés.
D'Ocreterre tendit la main vers sa fille. Celle-ci esquissa un mouvement recul.

« Catherine, je t'en prie ! » L'implora le Baron, au comble du désespoir.

Le Portebrume s'avança. S'en fut trop pour la jeune adolescente, qui tourna les talons et s'en fut dans un effroyable hurlement de terreur hystérique.

« Catherine…
_ C'est fini, Baron, répliqua froidement Judicaël. Vos secrets se sont retournés contre vous et vous l'avez maintenant définitivement perdue.
_ Vooouuus ! Éclata brusquement de rage d'Ocreterre. Vous allez payer !! »

En un éclair, de Varange se tint prête, à un cheveu d'activer le mode combat de sa prothèse – ni son disciple, ni le Baron, qui trouvaient déjà l'impitoyable démon d'acier largement impressionnant, n'avaient en définitive le plus petit début d'idée de ce dont était réellement capable cette prothèse.
Elle réagit avec vivacité et, pourtant, ce ne fut pas assez rapide. Non que le temps se modifia d'une quelconque façon du point de vue de sa perception, non. Simplement la réaction du Baron suffit à la tétaniser.

D'Ocreterre tomba à genou, hurlant comme un damné, se griffant le visage et la gorge de ses doigts. Le cri s'amplifia, à un niveau tel que l'Inquisitrice n'aurait jamais cru une gorge humaine capable de l'atteindre. La clameur se démultiplia encore et encore !
Et tout s'arrêta subitement. Le Baron se tenait abattu, toujours à genoux, les bras ballants, la tête basse, le regard vague.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? S'inquiéta Bénédicte, mal à l'aise alors qu'une horrible certitude la tenaillait.
_ Le destin qui guette chaque Portebrume, haussa des épaules Judicaël.
_ La… l'Errance ? N'en revint pas l'Inquisitrice.
_ Oui.
_ Vous…
_ Oui. »

La carcasse de ce qui avait été le Baron d'Ocreterre s'ébroua. Avec des gestes gauches et un peu mécanique, elle entreprit de se relever, fit demi-tour et commença à avancer à pas lent. Judicaël sortit quelque chose de sa besace, s'approcha derrière l'abomination de quelques pas souples et la lui enfila autour du cou.
La chose pivota instantanément sur ses talons avec une telle vivacité que Bénédicte ne put s'empêcher de retenir un cri de surprise. Son disciple avait déjà prestement reculé, mains bien en évidence dans un geste d'apaisement – si tant était que l'Abomination puisse y être sensible.

« C'est bon, tout va bien ! Signala Judicaël avec une fausse bonhomie. La sortie est par là, fit-il en indiquant du doigt la grande porte. Une fois dehors, prenez à gauche, sortez du château, marchez une dizaine de jours et vous trouverez la Brume. Vous ne pouvez pas vous tromper ! Non que vous ayez besoin d'aide pour la trouver, je suppose… »

Un ange passa. Au comble de la tension, Bénédicte était prête à se jeter sur l'Abomination, toutes lames dehors, si cette saloperie tentait quoi que ce soit d'hostile. Finalement, au grand soulagement de Judicaël, la carcasse possédée fit lentement demi-tour et se mit en marche, un pas après l'autre, de sa démarche mécanique qu'elle maintiendrait nuits et jours, jusqu'à tant qu'elle atteigne la Brume ou que le corps qu'elle manipulait ne défaille.
Alors qu'elle s'éloignait, de Varange put distinguer ce pour quoi son disciple venait de risquer aussi sottement sa vie : il avait placé une grosse pancarte sur l'Abomination, avec le symbole des Errants dessus. Quiconque, même analphabète, qui croiserait cette chose saurait de quoi il s'agissait et qu'il ne fallait surtout pas, jamais au grand jamais, se mettre en travers de son chemin.
Une sage précaution quand on savait le déluge d'horreurs qu'étaient capables ces horreurs ambulantes lorsqu'on essayait de les empêcher d'atteindre la Brume.

De son côté, Judicaël se racla ostensiblement la gorge pour capter l'attention des gens encore présents et énoncer quelques consignes de sécurité basique.

« Messieurs ? Messieurs ! Oui, je vous conseille d'emprunter plutôt l'escalier des serviteurs pour sortir. Croyez-moi, vous n'avez pas envie de frôler cette chose dans l'escalier des invités. Ne vous inquiétez pas, elle n'ira pas en direction de votre village, soyez sans crainte. Demain matin, ça ne sera plus qu'un mauvais souvenir, pas d'inquiétude.
« Quant à vous, messieurs, reprit l'Inquisiteur en s'adressant au personnel du Baron, je vous suggère de faire vos bagages et d'accompagner les villageois dans leur exode. Il n'y a plus rien pour vous, ici, sur cette terre maudite des Esprits. »

Les gardes échangèrent des regards, puis emboîtèrent le pas à la délégation du village. Malédiction ou non, le fait était que la main qui les nourrissait avait disparu. Ils allaient répandre la nouvelle, faire leur bagage – probablement en emportant tout ce qui aurait de la valeur dans ce château – et déguerpir sans demander leur reste.

Ne resta finalement plus que les deux Inquisiteurs dans la salle désormais vide.

« Hé bien, voilà une affaire rondement menée, sourit joyeusement Judicaël tout en laissant échapper la tension dans un soupir soulagé. Je n'étais pas certain que ça se passe aussi bien, à vrai dire…
_ Comment avez-vous fait ? Revint à la charge Bénédicte.
_ Hmm ?
_ L'Errance. J'ai déjà entendu parler de ce genre d'évènements mais jamais qu'il soit possible de la  provoquer. Comment avez-vous fait ?
_ "Lorsque l'Homme se voit priver des Portes du Paradis, de la Terre et des Enfers, il ne lui reste plus qu'à dépérir et disparaître", lui cita son disciple en redressant ses lunettes. Evangile selon Saint-Justin, livre II, verset huit.
_ Ça n'explique rien du tout, grommela de Varange avec humeur.
_ D'accord, d'accord, va pour l'explication de texte, alors. Les Enfers représentent la passion, expliqua Judicaël. L'ambition, les rêves, les projets… le futur. Dans le cas de feu le Baron, il avait une certaine ambition politique impliquant d'accroître au préalable sa fortune foncière. D'où son plan pour se débarrasser de son voisin et lui piquer ses terres. Comme je l'ai dit, c'était un pistolet à un coup et je l'ai forcé à le décharger dans le vide, annihilant ses prétentions pour plusieurs décennies, si ce n'est pour toujours. Porte des Enfers close.
« La Terre représente le pouvoir. Les moyens, les ressources, l'assise, ce genre de chose. Pour un Noble, cela repose sur ses terres, ses richesses et ses gens. J'ai maudit sa terre, l'obligeant à assécher ses richesses pour venir en aide aux paysans, que je suis quand même parvenu à leur lui faire abandonner en jouant de leurs superstitions. Bref, je l'ai ruiné. Durablement. Porte de la Terre close.
« Enfin, le Paradis représente le cœur. Tout le monde a quelqu'un qui occupe une position spéciale dans son cœur. Quelqu'un dont on recherche la reconnaissance, dont on veut l'approbation, une personne dont l'avis et l'opinion nous importe plus que tout. Depuis la mort de sa femme, le Baron n'avait plus que sa fille. Je l'ai donc manipulée pour qu'elle rejette frontalement son père. Porte du Paradis close.
« Le ver de Saint-Justin ne fait qu'imager le fait qu'une personne qui perd les trois piliers de son esprit perd alors goût à la vie et se laisse mourir – quand elle ne recherche pas activement la mort. Mais dans le cas des Portebrumes, dont la volonté ferme constitue l'unique rempart contre les tentatives de possession de leur Nébula, le moindre effondrement, même passager, peut se révéler très, très dangereux… Et c'est la chute. »

Bénédicte de Varange frissonna d'effroi. Ce gamin… Il avait manipulé tout le monde. Elle, d'Ocreterre, les villageois, les gens du château, la fille du Baron. Tout le monde s'était agité dans le creux de sa main, jouant parfaitement la partition qu'il avait conçue pour chacun, sans que personne ne s'en aperçoive. Des pantins entre les mains d'un marionnettiste.

Jusqu'à ce jour, elle n'avait jamais compris pourquoi ses confrères se sentait si mal à l'aise en présence de la Cardinale Victoria, la craignant au point de la traiter dans son dos d'Araignée et d'autres sobriquets encore moins élogieux, alors même qu'ils étaient pourtant dans le même camp et œuvraient aux mêmes buts.
Maintenant, elle savait.

Judicaël les avait tous manipulé de bout en bout pour leur faire faire ce qu'il voulait. Il avait construit de toute pièce des opportunités sur-mesure en leur faisant jouer à chacun un rôle à leur insu. Où était donc passé leur libre-arbitre ? Quand est-ce qu'il recommencerait ? S'en apercevrait-elle ? Et avant même de recommencer, comment pouvait-elle être certaine qu'il avait seulement cessé ?
C'était une sensation glaçante et désagréable. Jamais plus elle ne pourrait faire face au jeune homme sans qu'une part d'elle ne s'inquiète et ne soupçonne. Jamais plus elle ne pourrait être détendue et en confiance en sa présence.

L'Araignée s'était dégottée un fils spirituel à sa mesure.

« C'est… un sacré exploit, parvint à articuler Bénédicte.
_ Bah, un coup de chance, relativisa Judicaël. Si l'autre parricide n'avait pas ignominieusement planté un couteau dans le dos de son père, ça n'aurait pas abouti et il aurait alors fallu se battre.
_ Parricide !? S'étrangla de Varange. Cette petite nous a aidé ! Un peu de respect, elle a tenu un rôle de premier plan dans…
_ Elle a trahi son propre père ! S'emporta violemment l'Inquisiteur. Elle l'a tué aussi sûrement que si elle lui avait tranché directement la gorge ! C'était sa propre famille, bon sang ! Il n'y a pas de péché plus terrible et si je la recroise, je la juge ! Je ne lui pardonnerai jamais son crime ! »

De Varange se tint coite l'espace d'un instant, surprise de tant de véhémence. Elle côtoyait depuis un moment le jeune homme, mais c'était bien la première fois qu'elle le voyait en colère. Lui revint alors à l'esprit que le gamin avait lui-même toujours été orphelin. Ceci expliquait cela. Ainsi, même le petit génie pouvait se montre totalement hermétique à la raison sur certains sujets.
Personne n'était parfait.
Pressentant qu'il était vain d'essayer de raisonner son disciple, l'Inquisitrice décida de changer de sujet. Elle s'occuperait elle-même de la petite dans le dos de Judicaël. À cachotterie, cachotterie et demie.

« Et maintenant ? Demanda Bénédicte. Quelle est la suite du plan ?
_ On rentre à Aramila et on fait notre rapport, non ? Haussa les épaules l'Inquisiteur. Y'a pas spécialement de plan, pour ça.
_ Eeeet… c'est tout ? Tint à vérifier de Varange.
_ Heu… Oui. J'oublie un truc ?
_ Et les villageois ? Qu'est-ce que vous faites des villageois ?
_ Les villageois ? Répéta bêtement Judicaël, visiblement perdu.
_ Ils vous ont bien aidé dans votre lutte contre le Baron, n'est-ce pas ?
_ Oui, on peut dire ça, approuva l'Inquisiteur.
_ Et ils ont sacrifié la vie qu'ils avaient pour cela, poursuivit Bénédicte.
_ Oh, ils n'ont pas littéralement sacrifié leur vie, non plus…
_ Dooonc… comment allez-vous les récompenser ? Conclut de Varange.
_ Récomp… les villageois ? Je… Heu… Non, mais attendez, ça sort d'où, ça ? » Se demanda le jeune homme ouvertement perplexe.

Aha. Soudainement, Bénédicte commençait à comprendre pourquoi Victoria faisait appel à elle. Il y avait peut-être bien une chose à apprendre à l'incroyable génie. Une toute petite chose, mais qui pouvait s'avérer absolument cruciale pour la suite de sa carrière.

« Très bien, reprenons donc à la base, opina l'Inquisitrice. Pourquoi avons-nous châtié le Baron ?
_ Parce que c'est notre boulot d'inquisiteurs, rétorqua naturellement Judicaël.
_ Mais pourquoi ? Pensez-vous les Esprits si faibles qu'Ils aient besoin de champions autoproclamés pour faire valoir Leur volonté ?
_ Non. Bien que les Esprits nous guident, c'est à nous, collectivement, simples mortels, d'apprendre à nous prendre en main pour devenir des personnes meilleures. Ce qui passe par le fait de prendre les devants sur la volonté des Esprits. Attendre qu'ils punissent d'eux-mêmes les pécheurs en restant nous-mêmes passifs signifierait que nous n'apprenons pas et n'évoluons pas en tant que civilisation. C'est notre devoir de montrer que nous savons distinguer le bien du mal et agir en conséquence pour arrêter et punir nous-mêmes les êtres malfaisants.
_ Très bien répondu, approuva Bénédicte. Mais alors, qu'en est-il des êtres bienveillants ?
_ Hein ?
_ Les Esprits ne sont pas que punition, rappela l'Inquisitrice. Ils récompensent aussi ceux qui Leur prêtent concours pour achever Leurs desseins. Les exemples et les légendes abondent de la fortune qui sourit à ceux qui ont spontanément servi à réaliser Leurs plans, au moins autant si ce n'est plus que du malheur de ceux qui ont défié Leurs commandements.
_ … Vous êtes en train de me dire qu'en tant qu'Inquisiteur, je dois m'assurer que tous ceux qui m'aident n'aient pas à le regretter ??
_ N'est-ce pas vous qui venez de dire qu'il était de notre devoir de montrer que nous savons distinguer le bien du mal et d'agir en conséquence ?
_ Si, mais… 'fin, on est des Inquisiteurs, quoi. On pourfend le mal, point barre. Tout le monde fait ça…
_ Je ne nie pas que, même au sein de notre Ordre, bien des nôtres ne saisissent pas pleinement l’entièreté de leur tâche. Mais au nom de quoi devrions-nous faire les choses à moitié ? Pourquoi serait-il si important de se substituer aux Esprits pour châtier mais non pour récompenser ? Quelle arrogance devrait nous pousser à nous considérer comme étant au-dessus de cette tâche ?
_ Mouais, je vois le genre, grommela pensivement Judicaël en se mordillant le bout du pouce, songeur. Les deux facettes d'une même pièce. De la même façon qu'on ne pourrait faire exister la lumière si l'obscurité n'existait pas, le châtiment ne peut réellement exister sans l'encouragement… Mmmh… Ok, ça me va !
_ Heu… S'étonna Bénédicte
_ Un souci ? S'inquiéta Judicaël.
_ Disons que je m'attendais à devoir batailler nettement plus pour faire valoir ce changement de doctrine. Désolée, mais vous m'avez rendu un peu méfiante…
_ Hé bien, je n'irai pas jusqu'à dire que vous prêchez un convaincu mais… pour être franc, je commençais à craindre que sous couvert d'Inquisition, l'Ordre ne soit finalement qu'une bande de gros bras se chargeant du sale boulot pour le Concile, avoua ouvertement le jeune homme. Je nourrissais des doutes sur mon engagement et me demandais si je ne devais pas me faire relever de mes vœux. Certes, casser de l'Hérétique est nécessaire en soi, mais il me semblait que se cantonner à cela… je ne sais pas… j'avais l'impression confuse qu'il me manquait fondamentalement quelque chose. Alors oui, châtier et récompenser… Je peux vivre avec ça. Je veux vivre avec ça. Je vous remercie, mentor. Vous venez de m'ouvrir les yeux sur un monde soudainement bien plus juste et intéressant. »

Bénédicte se sentit flattée. Hé, ce n'était pas tous les jours qu'un type que vous considériez comme un génie à mille lieux de vos propres capacités vous remerciait de lui apprendre quelque chose. Flattée, et fière aussi. Elle ne doutait pas une seule seconde que c'était bien ce que Victoria avait attendu d'elle. Pas de lui apprendre la compassion, mais de lui révéler que l'Inquisition tenait d'une philosophie personnelle et, qu'en dépit des exemples barbares de l'Âge Obscur et même des plus puritains de l'Ordre, il y avait de la place pour des interprétations alternatives de leur rôle.

« Du coup… quoi ? S'enquit Judicaël. J'accompagne chaque famille de villageois jusqu'à ce que chacun d'eux me disent "je suis si heureux, c'est formidable, on a vraiment bien fait de quitter d'Ocreterre" ?
_ C'est peu ou prou ça, admit Bénédicte. À vous de donner les coups de pouce nécessaires si besoin pour que cela se réalise.
_ Mes Esprits, ça va me prendre des années… Y'en a, c'sont encore que des gosses, hein !
_ Je ne vous demande pas de les suivre pas à pas, tempéra de Varange. Voyez plutôt cela comme un suivi de long terme, passez régulièrement prendre de leurs nouvelles et assurez-vous que le destin leur soit clément.
_ La prochaine fois, j'y réfléchirai plus avant d'intégrer tout un village dans mes plans… Très bien, très bien, je ferai ce qu'il faut… Soupira le jeune homme.
_ Ça, je n'en doute pas une seconde.
_ Mais hors de question que je m'occupe de la fille d'Ocreterre ! Prévint brutalement Judicaël avec vigueur. Cette misérable n'aura que ce qu'elle mérite !
_ Je ne vous ai rien demandé à son sujet, fit remarquer Bénédicte.
_ … Parce que vous allez vous en occuper vous-même, devina l'Inquisiteur. La Malice a tué sa Mère, possédé son Père, ruiné sa famille et maudit ses terres… elle ferait une recrue idéale pour l'Ordre.
_ Et passer sa vie au service des Esprits constituerait une pénitence acceptable au regard du crime que vous lui imputez, non ? S'enquit de Varange, désireuse de s'assurer que son disciple n'allait pas tenter de mettre des bâtons dans les roues de son projet.
_ Ce serait une punition convenable, oui, maugréa le jeune homme. Mais si elle nous trahit, je m'occuperai personnellement de son cas ! Tsss… Le temps qu'elle finisse sa formation, la malédiction des champs devrait être passée, signe que les Esprits approuveront son engagement.
_ Les Esprits récompensent ceux qui les servent.
_ Humpf ! Y'en a qui s'en tire bien. Bon, hé bien, tout est réglé, alors. Je vous laisse mettre la main sur la gamine et rentrer à Aramila faire le rapport. Je vais rejoindre les villageois et m'assurer que leur déplacement se passe bien.
_ Faisons comme ça, approuva Bénédicte. Oh ! Et… Judicaël ?
_ Oui ?
_ Vous faites de l'excellent travail.
_ Merci mentor. Espérons que je m'en sorte aussi bien avec la deuxième partie de la mission.
_ Alors là, je n'ai vraiment aucune inquiétude pour eux. »

*
*     *

Les terres du Baron de Liadoc accueillirent avec joie l'afflux de nouveaux habitants. Dans les années qui suivirent, elles reçurent la visite régulière d'un Inquisiteur de l'Ordre du Griffon Pourpre. Les habitants du cru lui font toujours bon accueil, non par crainte de son statut, mais parce que, le temps faisant, ils en sont venus à le considérer comme un bon augure envoyé par les Esprits.