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Les graines pourries

Les graines pourries Brandw10
Ven 5 Avr - 21:27
Préambule parce que Jud' m'a dit qu'il fallait pas être trop agressif avec les improbables lecteurs qui pourraient s'échouer ici (mais y'aura au moins un récomp', paix sur lui et que Uhr bénisse ses pas) : officiellement j'ai un perso, le petit Ryo poids plume, et une PNJ, Oboro la grande perche. Dans les faits les deux sont mes PJ et je fais même pas semblant.



Ils étaient juste devant. Une grande tour ornée de tubes et de pompes, haute de près de dix mètres, qui occupait une surface aussi large. Tout autour, trois larges bâtiments rectangulaires cerclés de tôles de fer, en préfabriqués, renforcés de briques et de ciments grisâtres, noircis par la saleté ambiante, qui n’avaient jamais vu la moindre once de peinture de toute leur vie. Ainsi que, dans un coin, une petite maison de pierre, en ruine, dépourvue de toit et de fenêtres, qui avait précédé tout le reste mais n’était clairement plus à sa place dans cet environnement.

Presque adossées à cette petite bâtisse se trouvaient deux citernes à l’aspect fatigué, avec chacune un robinet à hauteur d’homme qui les désignaient comme destinés aux véhicules. La présence d’un camion à l’arrêt non loin semblait le corroborer.

Mais surtout, le site se distinguait par l’imposante toile de tuyaux qui reliait la tour et les différents bâtiments, et plus anecdotique, par ses trois miradors et le grillage coiffé de barbelés qui encerclait son périmètre.

-Y’a des trucs qui bougent?, demanda une grande figure cagoulée à son compagnon de route.
-Néant.
-Taaaah. Top. Les gars du premier huit sont pas encore arrivés et ceux du troisième sont trop claqués pour déballer des trucs. Quartier libre, j’vais pouvoir être tranquille.
-Ce que disait Ryo, quoi.
-Ouais ‘fin ce qu’il disait après que je lui aie expliqué ce que c‘est que les trois huit et le roulement d’équipes. Au début il comprenait pas pourquoi les gens dorment pas la nuit, le zozaure.
-C’est un aramilan, oui, conclut l’homme d’un ton entendu.

Il était pas loin de cinq heures du matin : le soleil pointait tout juste à l’horizon et il faisait encore sombre, mais l’éclairage électrique illuminait avantageusement le site, au point que même à plusieurs kilomètres de distance, on discernait les sillons laborieusement tracés par les ouvriers quand ils se rendaient d’un bâtiment à un autre. A l’exception des routes de béton coulées pour permettre la circulation des véhicules, le sol était particulièrement boueux, même en l’absence de pluie. La terre était gorgé d’humidité, dans la région. A une époque, ça avait contribué à sa fertilité et le développement de cultures abondantes, ici. Maintenant, on y préférait les hydrocarbures qui avaient macéré sous le sol pendant tout ce temps.

-Un dinosaure aramilan exactement! Je savais que c’était pas la même culture mais je m’attendais pas à avoir l’impression de débarquer sur une autre planète, ils sont spé’. Pas que dans le mal, mais… eh, attends, Marek. Tu te considères pas comme aramilan, toi?

L’autre ne répondit pas tout de suite, en partie assommé par l’heure matinale et la volubilité intarissable de la portebrume, mais aussi fatigué de devoir composer avec ses questions raz de plancher qui tombaient en cascade depuis le début de la semaine. Ca ne l’intéressait pas, de faire ami-ami. Il avait juste besoin qu’elle fasse son taf.

-Je peux te faire plein de réponses, se lassa-t-il à contrecoeur. Une personnelle où je te fais l’histoire de ma famille et le résumé de mes états d’âme, ou bien je fais plus général à essayer de parler des gens de Renon en général. Je peux te faire la version officielle, ou les trucs moins sympas de la réalité. Et y’a plein de trucs à dire, même si je pense qu’avec des yeux et un cerveau tu t’épargnerais de faire chier pas mal de monde plutôt que de demander sans réfléchir. Alors, tu veux que je te dise?
-Euh…
-En vrai, ouais, je crois que ça pourrait te motiver. Et que t’as beau être chiante, t’as oublié d’être conne. Je te fais un compliment, petite. Alors… aujourd’hui? On est dans une région conquise où l’armée des vainqueurs maintient des bases en permanence pour écraser tout le monde. Est-ce qu’on vit bien? Regarde autour, c’est comme chez toi en mille fois pire. Y’a cinquante ans, qu’est-ce qui s’est passé? Le discours officiel c’est que les méchants d’épisto ont envahi la pauvre aramila, alors qu’en fait y’a eu autant d’obus que de feu grégeois qui nous sont tombés dessus. Et que de toute manière, aramila avait tellement forcé sur la conscription qu’il n’y avait plus assez de jeunes pour travailler dans les champs. Sans compter les impôts, et les réquisitions, parce qu’il fallait soutenir et équiper tout ce monde. Les cultures étaient mortes, peu importe le vainqueur. On était juste une marchandise, un gros tas de ressources, pour un camp comme pour l’autre. Alors il y a des gens qui vont se sentir d’un bord ou de l’autre, à accepter les choses et se contenter de vivre, ou à idéaliser des trucs qui n’ont jamais existé pour se monter le cerveau. Mais la vérité, c’est qu’on est clairement pas d’aramila, et qu’on est clairement pas d’épisto. Et ça, tout le monde le sent à sa manière.

L’autre ne répondit pas, contrariée et mal à l’aise. Ne serait-ce que parce que le ton qu’il employait disait clairement “ta gueule”. D’autant plus qu’elle ne s’y attendait pas du tout.

-Si t’es encore curieuse, on en reparle après. Je serai de meilleure humeur. Si tu fais bien le boulot.
-...
-Même que je te paierai un verre, allez. Pardon, c’est juste que c’est pas le moment.
-’Kay…

Comme Ryo le leur avait dit, il n’y avait pas de chemin de fer. Logique. L’endroit était trop reculé, le terrain trop escarpé, l’exploitation trop petite pour qu’on se soit donné la peine de la raccorder à la ville. Pas assez importante, non plus. Les propriétaires étaient des intérêts privés qui ne figuraient pas dans la liste des sites de la Marche, et ne pouvait pas compter sur les forces de l’amirauté épistopolitaine pour sa sécurité.

Et puis, avec la description et les croquis qu’elle avait vu de l’intérieur, elle comprenait que l’endroit faisait aussi raffinerie, pas juste lieu de forage. Meilleure marge, mais cadence moindre, qu’elle se disait. Toutefois, elle n’y connaissait rien. Et ça n’était pas son guide qui allait l’aider. Ca n’avait pas d’importance, de toute.

-J’peux avoir les jumelles?, demanda-t-elle. Un truc que je voudrais voir tant que je peux faire tourner mon cerveau.
-Tiens. Mais tu pars pas avec. C’est du bon matos et j’en ai besoin.
-Promis, broncha-t-elle sans entrain, toujours un peu vexée, en pressant l’appareil contre ses lunettes.

De ce qu’elle voyait, le logo de l’exploitant était étonnamment peu mis en avant sur le site : sa seule occurrence extérieure était grignotée par la rouille et noircie par le Smog, à peine visible en surplomb de l’entrée principale du plus petit bâtiment. Ryo avait tenté de le reproduire, mais il n’avait pas le coup de crayon. Maintenant qu’elle la voyait, la marque de l’enseigne était d’un style qui évoquait immanquablement les chartes graphiques en vogue à Opale, bien qu’aucune inscription n’accompagne le symbole. Ca expliquait l’histoire du “petit” indépendant à l’écart de la grosse machine industrielle bien intégrée, oui.

En conséquence, ils se débrouillaient seuls, ayant recours à leur propre personnel et à des bandes louées pour se charger de la sécurité. Ils avaient mis ce qu’il fallait avec les barbelés et les trois miradors, ouais. Sur chacun d’entre eux, un homme, un fusil… et une bouilloire à café, pour s’assurer que ça tape. Ainsi qu’un chaise et un plaid pour chacun d’eux, parce que ces cons n’avaient pas pris la peine de murer les perchoirs pour se protéger du vent. Ca devait leur faire une sale gueule, à devoir surveiller le site et le grand rien du tout rabougri qui l’entourait. Pas de végétation, ni au dedans, ni au-dehors. Comme Marek le lui avait suggéré, tout était complètement mort dans ce paysage de campagne qu’on ne pouvait plus vraiment appeler comme ça.

Ca restait un moyen enviable de se faire des sous sans se fouler, imagina-t-elle. A condition d’avoir des qualifications ou un CV qui le permettait. Des anciens de l’armée, peut-être? Ils devaient savoir viser, il faudra qu’elle fasse gaffe, songea-t-elle en .

-PUTAIN!!, gueula-t-elle subitement.
-Chhhhhht! Ta gueule putain!

Et dans tout ce merdier, Oboro se retrouva à poser une botte dans un trou de vase à peine visible, ce qui l’enfonça à hauteur de genou dans un amas de glaise et d’algues jaune pisse ravi de l’accueillir. Le liquide s’infitra immédiatement sous son pantalon, visqueux et étonnamment tiède.

-Rhaaaaan. Nan mais merde. C’est craaaaaaaade.
-Besoin d’aide?, demanda le renonois en lui agrippant le bras.
-J’crois pas, répondit-elle en s’appuyant sur lui.

Délicatement, elle entreprit d’extirper sa jambe tout en relevant la plante de ses pieds à angle droit, sentant bien que la mélasse était bien assez épaisse pour engloutir sa botte si elle ne se méfiait pas. Et le jus dans sa chaussette… en espérant qu’il n’y ait pas de petites bêtes… uuugh.

-’Tain, désolée pour le respect mais ce coin est une ‘tain de parodie.
-La corruption a gagné ces terres depuis que les mécaniques du Démon de la Science rejettent leur fiel dans la nature, récita simplement le guide.
-Je croyais que t’étais pas aramilan?, grogna Oboro avant de le regretter immédiatement en s’attendant à une autre saute d’humeur.
-Ca m’empêche pas d’être exposé à leur connerie et de côtoyer plein de gens qui y croient. Je sais que c’est de la pollution.
-Ouais. ’Fin là ça s’appelle plus du dégueulis d’essence chié par des mecs qu’en ont rien à branler. J’en avais entendu parler mais je m’attendais pas à ce que la région ait pris si cher.
-Dis toi qu’il y a trente ans, il y avait un bosquet, ici. Et des champs. Des étangs remplis de poissons, on y abreuvait du bétail, on y trouvait facilement du gibier. La petite maison de pierre contre les cuves, c’est tout ce qu’il en reste.
-Boh, c’est loin, trente ans.
-Non. Ca va hyper vite.

Ils se tenaient à quatre kilomètres, plus au sud. Dans un espace de lande spongieuse à peine moins décharnée que le sol de l’exploitation. Mais pratiquement invisibles aux yeux des guetteurs nichés sur leurs promontoires. En plus de l’obscurité qui les couvrait encore, la météo produisait un phénomène presque aussi dérangeant que ce que la Brume pouvait faire en dehors des frontières, quand elle ne s’excitait pas. Du smog. Des volutes de relents pollués qui produisaient une purée de pois telle qu’ils pouvaient s’y aventurer sans risque d’être repérés. Un phénomène récurrent mais qui s’intensifiait selon des cycles encore mal maîtrisés. La météo était particulièrement merdique, aujourd’hui.

Avec des masques, pourvus de filtres de fortune qui ne pouvaient pas accomplir de miracles, mais les protégeait déjà bien de l’horreur qu’ils devaient respirer. Sur le contour de ses lunettes, son guide avait la peau ornée de suie, et elle-même ne devait pas être beaucoup plus présentable. La jeune femme craignait que sous son chèche, ses cheveux noués en boule se soit gorgés de saleté, mais le vérifier aurait été la pire des conneries possibles. Avec ses mains gantées, elle n’aurait rien senti. Nan, elle se les serait pourris. Ses gants étaient crades.

Le mieux, c’était de faire vite et de se barrer de là. La pollution était pire que dans les usines d’Episto, qui étaient déjà pourraves. Ici, c’était incomparable.

-Donc tu vas le faire?
-Chuis pas venue là pour finalement dire que non.

Marek ne releva pas. Il avait déjà vu suffisamment de monde se dégonfler à la dernière minute pour ne plus être à ça prêt. Même si certes, elle était recommandée par ses contact, visiblement bien entraînée, et portebrume. Elle avait de l’expérience, aussi. Mais pas beaucoup.

-Tu sauras revenir?
-Moi, carrément pas, mec. Ryo, ouais. ‘Tout cas c’est le plan.
-Tu sais te servir d’une boussole?
-Nan.
-Est-ce que Ryo sait se servir d’une boussole?
-Chais pas. Proba pas?
-Prends au cas où, décida-t-il en lui forçant la main. Si vous êtes séparés, tu sauras retrouver la ville?
-Lol. J’ai douze chances sur dix de me gourer et de partir dans n’importe quelle direction.
-Vous m’aviez dit que vous gériez?, s’inquiéta subitement l’autre.
-Nan mais Ryo va gérer y faut pas s’inquiéter. Et moi je gère le reste. Ca va le faire.

Elle aurait normalement été aussi rassurée que l’autre au point de pester et tempêter sans fin sur ce volet débile du plan, mais le moine était fiable. La grande brune avait largement eu l’occasion de constater que son petit pote était particulièrement doué pour s’orienter et rebrousser chemin jusqu’à là d’où il venait. Raison pour laquelle l’avoir comme ticket de retour lui convenait très bien. Sans quoi il était mort. Ce qui l’avait obligé à devenir bon, forcément.

Leur guide, qui ne les connaissait pas, se sentait moins à l’aise, forcément. Ils y allaient à la hache, les novices. Mais en vrai, ça n’était pas son problème. Il avait une mission, et on lui avait fourni des ressources pour le faire. Deux portebrumes, putain. Ses contacts étaient en feu, même si c’était suspect. Dommage que ça soit des jeunes et qu’on lui aie interdit de poser des questions. Mais il avait pris, largement. D’autant plus que si la balade d’aujourd’hui se passait bien, il comptait en faire plus. Comme à la grande époque.

-Eeeh, recoucou toi!, s’exclama-t-elle sur un ton qui montrait son sourire.

Ryosuke émergea du sol, pile entre les jambes de Marek qui ne s’en rendit pas compte. Comment est-ce qu’il avait fait pour se retrouver là sans qu’ils ne l’aient vu avant?

-T’es en retard, ç’pas ton genre petit bonhomme.

Son acolyte désincarné, sous sa forme de petite sphère lumineuse format pomme, resta sans réagir. Aussi renchérit-elle en tendant les bras pour feindre d’applaudir, avant de lever un pouce. Elle n’avait pas les détails ni même la moindre idée de ce qu’il pouvait percevoir ou ressentir sous cette forme, mais il était devenu fort, c’était pas ça avant.

Sa nouvelle technique, c’était celle du sous-marin : il s’efforçait de passer le moins de temps possible en surface, ne jetant que des coups d’oeil sporadiques pour se repérer, et passait le plus clair de son temps enfoncé dans le sol où il était invisible. Probablement plus une question d’habitude et de prudence que quoi que ce soit. Avec le brouillard ambiant et maintenant qu’il savait assez bien estomper son éclat, aucune chance qu’on le voit dans le smog.

Dans la base, c’était sûrement plus dur. Ca ne l’avait pas empêché d’y aller en éclaireur à plusieurs reprises pendant trois jours, pour faire du repérage à l’état de fantôme. Et de leur dessiner plusieurs cartes, du site en général, de l’intérieur de chacun des bâtiments, quand il regagnait son corps. Tout ça sans jamais quitter le petit appartement de la bourgade adjacente qui leur servait de planque, à trois heures de marche de là.

Trois heures, à condition d’avoir de bonnes jambes. Ou de flotter dans les airs comme un oiseau, songea-t-elle en regardant la petite sphère de lumière. A pied, Ryo se traînait comme pas permis et demandait des pauses en permanence. Mais là, c’était beaucoup plus agréable de se le coltiner.

-On a pas de temps à perdre, vous êtes prêts à y aller?
-Il est sourd, je te rappelle, glissa la grande brune.
-Je croyais que ça n’était pas tout le temps le cas?
-Euh… bah on peut essayer. Ok, ‘tite bouboule. Tu m’entends? Oscille doucement de haut en bas si tu m’entends.

Ce qui n’engendra aucune réaction. Donc il était encore sourd. Les joies de la projection astrale. Non pas qu’elle l’ait déjà vu capable d’entendre ou de parler sous cette forme. C’était “parfois”, avec une grosse insistance. Mais tout le monde lui répétait que normalement, les gens pouvaient entendre et bien souvent parler quand ils faisaient ça.

-Bon, bah toi, alors. Tu es prête?
-Ouais.

Elle était nerveuse, surtout. Mais dans le bon. Ca n’était pas la première fois qu’elle allait mettre le zbeule quelque part. Ca remontait à plusieurs mois, par contre. Et elle n’y était jamais allée seule. Avec des copains, même si ça restait tendu, ça se faisait beaucoup plus naturellement. Mais avec des pouvoirs de portebrume et un fantôme en guise de guide, ça devait aussi se faire.

-Allez, à toute.

Elle adressa à Ryo un regard appuyé, lui désigna l’exploitation en tendant les deux bras dans sa direction, les paumes levées au ciel, pour l’inviter à s’y rendre. “Après toi, bonhomme”. Ce qui le fit enfin réagir. Parfait.

Elle marcha à sa suite, puis commença à courir. Puis à accélérer.

Sa jambe à moitié imbibée de vase la dérangeait pas mal, mais rien d’handicapant. Ca avait l’avantage de l’inciter à bien regarder où elle mettait les pieds, par contre. Une leçon bien apprise.

Elle accéléra encore un coup tout en réduisant la cadence, laissant ses pouvoirs prendre le relai sur ses muscles pour s’économiser - ce qui ne l’empêcha pas de doubler de vitesse en gardant beaucoup de marge. Ryosuke la devançait toujours, mais eut besoin d’un temps d’adaptation pour rétablir la mesure. Ils s’étaient exercés plusieurs fois, pourtant. Mais bien vite, il bifurqua et partit au devant pour aller à la tour. Parce que ce qu’elle allait faire, il ne pourrait pas suivre.

Les barbelés, ça allait la bloquer. Elle ne sautait pas assez haut, ne passerait pas au travers, et ne les renverserait pas.

Mais ça n’était pas le plan.

Au lieu de ça, une fois arrivée bien dans l’axe de l’entrée principale, elle mit tout ce qu’elle avait, c’est à dire autant que possible sans perdre l’équilibre, pour piquer une pointe qu’aucun homme et aucun animal ne pouvait égaler. Peut-être un train, à la rigueur. Elle allait tellement vite qu’elle sentait l’air devenir un filtre opaque qui l’enveloppait et se déchirait sur son chemin. Comme une toile d’araignée. En vachement plus vénère.

A cette vitesse, elle passa au travers de l’entrée principale comme un boulet de canon, sous le regard des deux gardiens qui n’eurent même pas le temps de comprendre, et encore moins de réagir.


L’un d’eux manqua de tomber à la renverse et s'écrasa contre une poutre, l'autre, assis, se retrouva immergé sous une vague de poussière et de smog.

De même pour les deux molosses campés là, des bergers aramilans, qui enfouirent leurs museaux sous leurs pattes en jappant d'inconfort.

Il n’y avait pas de barrière, parce qu'avec toutes les dissuasions mises en place, personne ne se serait sérieusement attendu à ce qu’il y ait une attaque. Et encore moins comme ça.
Sam 27 Avr - 12:00
Première étape : la tour. Une gigantesque pompe à hybrotarbures (un genre de cire ou d’huile à brûler qui poussait sous le sol, Ryosuke n’avait rien compris aux piètres explications prodiguées), qui était la cause principale de la dévastation de l’air et de la campagne environnante. Elle avait une drôle d’allure, avec ses six bras métalliques qui finissaient en marteaux et s’agitaient en l’air sans but apparent, comme une marionnette folle. Surement des leviers ou des contrepoids qui expliquaient sa dénomination de pompe, mais elle ne ressemblait en rien aux pompes que lui connaissait, qui lui permettaient de tirer l’eau du puits. Et il ne visualisait pas du tout comment un monstre comme celle-là pouvait bien fonctionner. Il n’avait pas insisté.

A entendre les deux autres, c’était le poumon principal de tout le site, mais pas la seule chose qu’ils étaient venus démolir. Pour peu que les circonstances les laissent faire. Le moine avait de nombreuses réserves sur la chose, tant sur l’exécution que sur son bien-fondé, mais pour le temps qu’il avait passé à repérer les lieux et les détailler à grands renforts de croquis à ses deux collègues, il avait au moins confiance en sa capacité à guider proprement Oboro.

Pour l’heure, il avait rejoint l’énorme pompe à vol d’oiseau, et en avait fait le tour pour chasser les quelques techniciens affairés là. Ils avaient naturellement pris peur, à voir cette petite boule flottante qui étincelait agressivement en se rapprochant d’eux. Qu’il soit un spectre, un élémentaire, une manifestation de la brume ou peu importe, mieux valait s’écarter. Le petit moine aurait fait la même chose sans hésiter, et avait déjà eu à le faire à de nombreuses occasions, y compris dans la paisible enceinte de son monastère. Les contes pour enfants et les avertissements funestes assénés par les grands-mères aramilanes préparaient bien à ce genre de situations. De même que les racontards et les légendes urbaines qui persistaient dans la culture épistopole, ainsi que dans les consignes de sécurités informelles échangées par tous les travailleurs des industries épistotes : un élémentaire qui se baladait dans une usine au gré de ses errances, ça finissait très mal, et rien ne pouvait y faire.

Il espérait juste ne pas s’être manifesté trop tôt : son but était de semer la confusion dans les effectifs, pas de leur laisser le temps de ressaisir. Mais à l’état de sphère volante, sa perception du temps était assez confuse, sans qu’il ne puisse l’expliquer. Il avait toujours du mal. Au moins autant que pour sa perception de l’espace. Ce second problème était plus facile à rationaliser. Parce qu’il volait librement, déjà, et qu’il passait librement aux travers des murs sans subir de contrainte. Tout ça amenait à ne plus concevoir le déplacement de la même manière qu’un humain habituel.

Il y avait aussi le fait que, étant dépourvu d’yeux et ne respectant aucune autre règle que la magie de la brume, il voyait tout autour de lui en permanence. Pas besoin de se retourner. En fait, il en était incapable, et ne pensait même pas que ça lui était mécaniquement possible. De faire un demi-tour. Sous cette forme, les concepts de “devant” et “derrière” n’avaient plus aucun sens : il était toutes les faces à la fois, et voyait tout, tout le temps, avec une clarté absolue. Même si son cerveau s’efforçait de focaliser son attention sur des points en particulier pour ne pas trop se perdre. A ceci près qu’une boule magique n’avait pas de cerveau, releva-t-il.

N’en déplaise aux standards humains, ces “points en particuliers” pouvaient très bien être trois plans situés sur des angles complètement à l’opposé les uns des autres, ce qui était très difficile à concevoir quand on n’en faisait pas l’expérience. Il ne se fatiguait même pas à essayer de l’expliquer, d’autant plus que personne n’avait eu la drôle d’idée de lui poser la question.

Ainsi, avec sa “vision absolue”, il eut tout le loisir de voir Oboro débouler comme un boulet de canon et s’efforcer de décélérer de son mieux, freinant désespérément des quatre fers dans la boue grumeleuse pour s’arrêter sans se vautrer où que ce soit. Mais du peu qu’il avait vu, elle avait toujours eu du mal à garder le contrôle à trop haute vitesse, et vu la pointe qu’elle venait de piquer, il ne s’attendait pas à mieux. Et en effet, la grande brune se retrouva emportée par son élan, bien au-delà de la tour. A plusieurs centaines de mètres trop loin, en plein dans les grillages qui délimitaient le site. Une main à hauteur de visage, l’épaule tournée vers l’avant pour limiter la casse, le corps partiellement arc-bouté dans un instinct de préservation. Il la vit rebondir sur le grillage et s’écraser lourdement sur le sol, et ça devait faire mal. Mais elle se releva très vite, visiblement sonnée, mais au pas de course pour revenir jusqu’à lui. Elle manqua de glisser, cela dit. Et percuta une caisse. Et prit quelques instants pour s’appuyer contre un mur et reprendre ses esprits. Ce qui fit poindre une touche d’inquiétude au petit moine, à espérer qu’elle tiendrait le choc. Parce qu’il ne pouvait rien pour elle. Mais elle tint bon, et arriva à la tour en trottant quatre fois trop vite grâce à sa brume.

Ce qui était globalement dans ce qu’ils avaient prévu. La clôture lui fit office de filet amortisseur pour absorber ce qui lui restait de vitesse qui la portait, les barbelés étaient trop hauts pour la blesser, et elle n’avait rien heurté en route. Tant qu’elle ne se blessait pas, ça irait. C’était pour ça qu’ils avaient décidé que la tour ferait un bon point pour commencer. Depuis l’entrée, c’était la seule ligne droite qui lui permettait à peu près de freiner après un énorme sprint.

Sachant ce qu’elle allait faire et qu’elle n’aurait pas besoin de son aide dans l’immédiat, il s’envola en direction du guet le plus proche. Pour aller hanter le garde niché à son sommet.

La femme en uniforme manqua de tomber en descendant l’échelle tellement elle paniquait. Elle n’oublia malheureusement pas de récupérer son fusil avant de fuir, mais courut à l’opposé de l’intruse. Ce qui convint au spectre.

Ryo en profita pour prendre un peu de hauteur et guetter l’arrivée d’éventuels problèmes - mais personne encore n’avait pris le pli de se rallier en bande pour converger vers son apprentie - avant de retourner près d’elle, à attendre qu’elle lui fasse signe de passer à la suite.

Lui n’y connaissait rien, mais en bonne épistote ayant subi le labeur des énormes manufactures abrutissantes de la cité des sciences, elle savait y faire avec les machines et les installations. Et les tuyaux. Et les objets technologiques. Autant de choses qui ne l’intéressaient pas. Les exercices de questions-réponses auxquels ils s’étaient livrés quand il revenait décrire ce qu’il y avait sur le site avaient été particulièrement pénibles et fastidieux, pour lui comme pour elle. Elle n’arrêtait pas d’utiliser des mots qui ne voulaient rien dire, et était incapable de leur trouver des synonymes qui n’étaient pas du jargon de zélateur imbustriel.

Les hybrotarbures, c’était de l’essence, du phioule ou du paitroll. Ou du masoute. Ou du quérosaine. Ou du bainesaine. Ou de l’or noir. Et rien de tout ça n’avait de sens en dehors de leur pays. Alors qu’est-ce qu’elle voulait qu’il restitue avec juste ça en guise d’amorce? Ca l’avait énervée, en plus. Et Marek aussi, parce qu’il était aussi incapable de s’expliquer en des termes logiques. De fait, Ryo s’était contenté de rester imperturbable, leur octroyant silencieusement le label de cruchons simplets et inutiles, irrités par leur propre incompétence à s’exprimer, et avait changé de sujet.

Mais maintenant qu’ils étaient sur le terrain, c’était beaucoup plus simple. Il regarda simplement la grande brune cagoulée actionner plusieurs poignées surdimensionnées qui dépassaient du gros bloc de métal trônant sous l’abri au pied de la tour. Un genre d’autel technologique orné d’annotations chiffrées, d’abréviations incompréhensibles et de beaucoup trop d’horloges pour que cela aie un sens - une dizaine, rien que ça. Et d’autant de poignées rotatives qui n’ouvraient rien… et d’autres choses bizarres. Elle lui avait posé énormément de questions, sur celui-là. Boîtier de contrôle, qu’elle avait répété. De ce qu’elle disait, elle pouvait foutre en l’air la tour si elle s’y prenait bien avec.

Ce qui l’agaçait pas mal, parce que pour les vingtaines de minutes qu’il avait passé à l’observer religieusement pour en faire une description méthodique, elle s’activait maintenant dessus avec un débords d’énergie tellement désordonné qu’elle lui donnait l’impression de ne pas du tout savoir ce qu’elle faisait. Ou carrément de paniquer, d’autant plus probable que ça lui arrivait souvent.

Mais pour le coup, il avait tort. Ou du moins, ça n’était pas de sa faute à elle.

A aucun moment l’aramilan n’aurait envisagé que les sonneries de l’usine, qui rythmaient chaque jour les temps de pause et de service, résonnaient maintenant en continu pour signifier l’alarme. A aucun moment il n’aurait pu le savoir, puisque, étant complètement sourd, il ne les avait jamais entendues sur ses trois jours passés à arpenter le site.

Alors qu’au contraire, l’impression d’amateurisme que lui renvoyait sa comparse lui sembla d’autant plus flagrant (et d’autant plus frustrant) qu’il la vit soudain mettre de gros coups de talons dans le bloc d’acier, et en faire de même sur d’autres tuyaux situés cinq mètres plus loin. En y allant parfois de tout son poids pour les déloger, quitte à carrément sauter dessus frénétiquement.

Il avait fait tous ces efforts pour qu’elle se retrouve à faire ça? Sérieusement?

Mais son agacement ne l’empêcha pas de rester concentré sur ce qu’il avait à faire : toujours prudent, il s’éleva à nouveau pour observer les alentours… et revint précipitamment se planter devant le visage de sa binôme en gigotant de son mieux, pour lui transmettre qu’un paquet de monde était en train d’approcher dangereusement et qu’il était urgent de bouger de là.

Pour toute réponse, l’épistopole essaya de le chasser d’un revers de la main (qui lui passa au travers, sans le moindre effet) tout en lui braquant un doigt d’honneur (qui lui passa au travers, sans le moindre effet). Elle l’ignora complètement au profit de deux citernes en pâte rigide (du passetique à usage imbustriel, ça il s’en souvenait) qu’elle s’acharnait à éventrer à grands coups de pied de biche.

Ce qui énerva vivement le moine, au point de charger un grand coup dans le visage de son abrutie de comparse. Comme pour la frapper, passer sa frustration et la rappeler à l’ordre : il était sa ligne de vie, elle était censée l’écouter quoi qu’il arrive, certainement pas l’envoyer dans les roses.

Evidemment, il lui passa juste au travers, sans le moindre effet. Ou presque : elle ferma quand même les yeux par réflexe, puis se tourna vivement vers la petite boule de lumière en gigotant avec suffisamment d’effervescence pour qu’il la devine en train de l’insulter vertement.

Mais à en voir comment elle se redressa d’un coup, il comprit qu’Oboro avait enfin aperçu les cinq hommes et femmes qui approchaient, armés de matraques et d’armes de poing, à soixante mètres d’elle. Alors il fonça trente mètres plus loin, en direction d’un coin de bâtiment qu’il espérait bien lui faire contourner pour semer ses poursuivants.

Est-ce qu’elle allait le suivre?

Par miracle, ce fut bien ce qu’elle fit.

Il la guida ainsi à l’abri, puis remonta brièvement en hauteur pour guetter l’approche de cinq gardes (en espérant que l’autre l’attende sagement plutôt que de partir toute seule n’importe où). Puis attendit dix secondes de plus, le temps qu’ils se rapprochent. Puis guida Oboro à l’opposé, pour faire le tour du bâtiment.

Avec sa vitesse impossible, elle en fit quasiment le tour avant même que les autres n’aient atteint le premier coin. S’ils avaient su, ils auraient été plus vite à aller dans l’autre sens. Ca leur laissait de la marge. S’élevant à nouveau, Ryo pu constater qu’il n’y avait pas d’autres groupes dangereux. Pour le moment, en tout cas.

Actuellement, ils se situaient aux abords de l’entrepôt, un large bâtiment qui n’avait paradoxalement pas beaucoup d’intérêt pour eux. Il contenait plusieurs cuves et citernes remplies d’hybrotarbures que Marek et Oboro avaient envisagé d’incendier pendant un temps. Mais les deux s’étaient rapidement mis d’accord sur le fait que cela serait beaucoup, beaucoup trop dangereux. Tant pour la portebrume elle-même que pour les gens qui travaillaient sur le site. Qui vivaient sur le site, pour plusieurs. Leur objectif était juste d’interrompre durablement les opérations de l’exploitation, pas de tuer des locaux qui faisaient ce qu’ils pouvaient pour gagner leur vie. Encore qu’en fait… le saboteur avait l’air assez ambivalent sur le sujet, quand il l’évoqua sur sa première approche. Mais ce fut bien le seul point sur lequel il s’effaça spontanément devant les réticences de ses associés. Les autres membres de sa bande, et la portebrume qui s’était jointe à eux. Et quant à faire en sorte que les cuves déversent leur contenu à même le sol, l’exercice s’annonçait trop laborieux pour être réalisable par une seule personne.

Alors, ils avaient décidé d’ignorer l’entrepôt. De même pour le bâtiment qui était au plus près de l’entrée, mieux entretenu, mieux éclairé par davantage de lampes hellectriques (ça non plus, l’hellectricitée, ça n’avait aucun sens), qui contenait les bureaux et dortoirs du site. Pas intéressant non plus.

Leur prochaine cible, c’était l’usine, qui contenait le gros des machines qui permettaient au site de produire… ce qu’il avait à produire… les fameux hybrotarbures. Quoi que cela puisse être. Il avait fini par retranscrire que ça servait de foin aux plus grosses machines épistotes pour qu’elles s’animent, et personne ne l’avait contredit. La meilleure des choses à faire était de casser le jaine hérateur, une machine très importante installée dans un sous-sol qui permettait aux autres machines de fonctionner en digérant les hybrotarbures pour eux. Comme un estomac.

De ce qu’il avait vaguement essayé de reconstituer par lui-même, faute d’une aide digne de ce nom.

Ainsi, quinze secondes plus tard, Oboro ayant avalé la distance sans effort, ils étaient devant une petite porte située sur la face opposée de l’usine. Généralement utilisée par les ouvriers pour prendre leurs pauses café-clope, et souvent aussi pour pisser au grand air faute de toilettes disponibles de ce côté du site. Pour les hommes, du moins. Ryo passa tout naturellement au travers de cette porte pour jeter un oeil, s’assurer que la voie était libre - qu’aucun garde armé n’était présent là, et si possible, pas d’ouvriers non plus. Et en effet, le petit couloir qui donnait sur quelques placards et une salle de repos était vide, de même pour ses annexes. Il retourna alors à l’extérieur pour se balancer vivement de haut en bas en essayant d’avoir l’air aussi affirmatif que possible, avant de repasser au travers de la porte.

Et d’attendre, que sa novice le rejoigne avant de pousser un peu plus loin dans l’usine.

Attendre.

Mais elle n’arriva pas.

Alors il retourna dehors, et la retrouva en train de brutaliser la barre horizontale qui faisait office de poignée pour la porte qui refusait de bouger d’un iota. Pourquoi? Il n’en avait pas la moindre idée. Elle devait être fermée. C’était gênant, mais pas grave : il y avait plusieurs entrées possibles. Et Oboro le savait, puisqu’ils avaient déjà listé ensemble les alternatives : un genre de sas qui permettait aux véhicules (de grosses charrues technologiques, il en avait aussi vu en ville) de décharger des fournitures, une fenêtre qui l’amènerait directement dans le réfectoire, une issue de secours qui donnait elle aussi sur le gros de l’usine…

Pourtant, son apprentie préféra mettre encore plusieurs coups dans la porte, puis deux de plus sur son acolyte. Parce que cette porte était de manière flagrante une issue de secours qui ne pouvait s’ouvrir que de l’intérieur, et que les employés devaient très certainement la coincer pour la maintenir ouverte quand ils sortaient prendre l’air. Ce qu’il ne pouvait savoir, là encore.

Mais Ryo resta de marbre, cette fois, et se contenta d’initier le chemin en direction d’un autre accès. Voyant qu’elle suivait, il accéléra la cadence jusqu’à destination. La cantine, c’était bien. Pas la moindre surveillance, juste un minimum de grimpette qu’elle pourrait tout à fait surmonter. Le peu de personnel qui s’y trouvait pour préparer la pitance des ouvriers entre deux quarts ne serait pas en mesure d’arrêter la fusée qui le suivait.

La veille, il avait demandé si ça ne serait pas dangereux pour elle, de passer des débris de vitre brisée sans se blesser. Mais elle l’avait rebiffé en riant un grand coup, au motif qu’elle faisait déjà ce genre de conneries il y a dix ans de ça. Et à la voir s’y prendre, ç’avait bien l’air d’être vrai.

Vingt secondes plus tard, ils avaient traversé les trois quarts de la longueur du bâtiment et se tenaient en plein milieu des ateliers, à négocier le dernier virage avant d’aller s’engouffrer dans les escaliers qui menaient au sous-sol. De la soixantaines d’ouvriers présents, personne n’essaya de l’arrêter ; déjà parce qu’ils avaient tous l’air extrêmement confus par la situation, ensuite parce que les portebrumes allaient bien trop vite pour que qui que ce soit ait le temps de comprendre ce qui se passait. Et puis, face à ce qui était clairement une personne dotée des pouvoirs surnaturels, précédée par ce qui était possiblement un élémentaire de feu dans une usine remplie de combustibles, épuisés par leur service de nuit, pas payés pour des actes d'héroïsme malvenus, les gars n’allaient vraiment pas insister pour faire autre chose que prendre la fuite.

Et à contrecourant, Ryosuke cessa toute surveillance pour les dévisager, pas encore sûr de ce que toute cette histoire lui inspirait, mais certain qu’ils en subiraient eux aussi les remous. Il avait passé beaucoup à les observer sur les trois derniers jours, initialement pour repérer le terrain et tâter les effectifs, mais assez vite, aussi pour essayer de comprendre ce qu’était la vie de quelqu’un dans une usine.

Eux aussi, ils le laissaient circonspect.

Mais il n’eut qu’une pincée de secondes à leur consacrer, les larguant aussi vite de son champ de vision. Les escaliers qu’ils cherchaient se trouvaient à une trentaine de mètres au fond à gauche de l’atelier, près d’un long tas de câbles qui filaient le long du mur.

Il passa devant, allant en ligne droite au travers des marches pour prendre de l’avance, mais pas une âme qui vive. Un couloir et une porte plus loin, il était devant le jaine hérateur. Et Oboro aussi. Pas de porte fermée, cette fois. Elle commença tout de suite à s’affairer dessus, empoignant les leviers et les grosses toupies qui permettaient de commander la chose avec autant de vigueur que sur le précédent tableau de bord. Avec une gestuelle beaucoup plus assurée, cette fois.

Dans ses termes lors des répétitions, elle allait lui enfoncer plusieurs os dans l’oesophage et les intestins, et finir en beauté pour lui faire boire quelque chose que la machine n’allait vraiment pas aimer. Un peu comme si on gavait une vache d’huile et de charbon avant de lui enfourner une torche dans le gosier.

Ce qui ne voulait rien dire en plus d’être salement triste à se représenter mentalement, mais eh, ils étaient tous absolument nuls en vulgarisation.

A nouveau, Ryo l’abandonna pour retourner en haut des escaliers, guetter depuis l’atelier si des gardes approchaient et à quel point elle risquait de se retrouver coincée là. Parce qu’il n’y avait pas d’autre issue que l’escalier en question, et quasi pas de marge de manoeuvre pour contourner les problèmes, là. Mais ceux qu’ils avaient vus devaient encore être dehors, et ne l’avaient certainement pas encore retrouvée. Il n’y avait pas de caméras, ici. Même s’il n’avait aucune idée de ce qu’était une caméra. Ils lui avaient juste dit de regarder s’il y avait de petites boîtes en métal accrochées sur les murs.

En haut, la salle qui contenait toutes les machines était déserte. Il s’éleva encore d’une dizaine de mètres, passant au travers du plafond pour jeter un coup d’oeil à l’extérieur, sans trop dépasser du toit de tôle pour ne pas attirer l’attention. Les cinq gardes de tout à l’heure, qui avaient été rejoints par la vigile qu’il avait délogée de son perchoir, étaient encore très loin de là. Les deux autres n’avaient pas quitté leurs miradors, quelques personnes qui devaient faire du travail de bureau se tenaient devant le bâtiment administratif… et les ouvriers quittaient l’usine en passant par de multiples issues. Y compris la porte fermée de juste avant, étrangement.

Par précaution, le petite moine redescendit de quelques mètres pour retourner dans l’atelier, et surveiller l’escalier qui menait à Oboro. Pas de mouvement et pas une âme qui vive. Il repassa en surface. Une bonne grappe de mécaniciens courraient en direction des gardes, ça n’allait pas tarder à les attirer. Mais il y avait encore un peu de temps, d’ici à ce qu’ils arrivent.

Si sa partenaire voulait faire de la casse dans l’atelier, il faudrait qu’elle se dépêche, par contre. Ca allait venir vite. A moins de les balader sur le site en les laissant la poursuivre, histoire de les amener loin des machines qu’elle pourrait saboter à loisir en faisant des aller-retours. Ca marcherait au moins une fois. Et s’ils décidaient de camper dans l’usine, elle trouverait sûrement à s’occuper du coté de la grande tour de pompage pour finir ce qu’elle avait commencé.

A son cinquième plongeon, Oboro était de retour dans l’atelier, en train de s’affairer sur une machine dont sortaient trois énormes tubes et entourée de plein de barils.

Quatre plongeons plus tard, il jugea qu’il était temps pour eux de dégager, s’ils voulaient prévoir large. Et elle obtempéra, abandonnant sa machine pour se diriger vers le couloir qui menait au réfectoire.

En traversant les portes battantes, Ryo s’arrêta instantanément, inquiété par quatre ouvriers qui campaient là avec des outils particulièrement épais en guise d’armes improvisées. Ils n’avaient visiblement pas fui, ou avaient décidé de revenir. Et ils n’avaient pas l’air disposés à fuir devant lui, se contentant d’agiter leurs armes pour l’empêcher d’approcher, ne reculant que de quelques pas sans que les autres ne brisent leur cordon quand il devenait trop proche.

Aucune chance qu’elle leur passe au travers. Rien que se battre était risqué, alors à une contre quatre, sûrement pas.

Ryo fit demi-tour, repassant devant l’autre qui comprit aussitôt que quelque chose n’allait pas et lui emboita le pas. Heureusement.

De retour dans l’atelier, il parcourut les autres issues potentielles. La grande ouverture qui permettait aux véhicules de décharger était actuellement fermée d’un grand volet rabattant, ce n’était plus une option. Un autre bloc pouvait amener à la porte fermée de tout à l’heure, mais il n’était pas sûr : eux n’avaient pas réussi à l’ouvrir, les ouvriers fuyards, si. Est-ce qu’il y avait un truc?

Et dans sa tête, l’horrible sensation de trop hésiter et de perdre du temps qu’ils n’avaient déjà pas. Ca n’allait pas du tout. Il restait planté en plein milieu de l’atelier sans faire le moindre geste. Et en dessous de lui, l’autre qui s’agitait de plus en plus, son regard se baladant d’une direction à une autre en commençant à prêter de moins en moins attention à lui.

Il y avait bien un dernier passage, qui permettait de sortir en direction de l’entrepôt, mais c’était par là que les six gardes armés allaient arriver.

Venaient d’arriver. Déjà?

Ryo s’engagea immédiatement en direction de la porte fermée, tant pis pour le reste. Une réaction que l’autre imita spontanément, sans même lui prêter attention.

Ca pouvait encore le faire. De ce que Marek et Oboro lui avaient dit, il y avait très peu de chances que quiconque se serve d’une arme à feu dans l’usine. Parce que pas mal de choses ici étaient méchamment susceptibles d’exploser, et que toutes les consignes de sécurité interdisaient strictement d’y amener des armes à poudre. Alors, évidemment, c’était de la théorie, et ils avaient bien conscience que dans le feu de l’action, il y avait de très fortes chances que ce détail passe à la trappe pour les neurones des plus cons. Mais sur le principe, ça pouvait encore le faire.

Sauf qu’une machine explosa spontanément sans même avoir eu besoin de ça pour prendre feu.

Sur six mètres de haut, et autant de large, dans toutes les directions.

Même Ryo sursauta. Tout le monde sursauta. Des gardes rangèrent leurs armes, rappelés à l’ordre par la force des choses. Et une fois la déflagration passée, la colonne de fumée noire qui s’en dégageait abondamment, comme le sang depuis une plaie, enveloppa un bon quart de l’atelier dans une purée de pois insondable qui se diffusait plus encore. Le souffle de feu avait gagné d’autres machines qui se faisaient maintenant ronger par un rideau de flammes, menaçant elles aussi d’exploser.

La petite boule de lumière s’activa en première, parcourant la moitié de la distance qui les séparait de la sortie de secours dans l’espoir que l’autre vienne à son tour.

Elle n’en fit rien, cette fois. Oboro courut à l’opposé, pour se mettre à l’écart du nuage de fumée, et aussi s’éloigner des cinq gardes qui avaient décidé de prendre le risque de s’engager dans ce foutoir.

Cette conne venait de s’isoler dans un coin la moindre sortie, dans une impasse, s’énerva Ryosuke.

Mais peut-être à raison : une autre déflagration, encore plus violente que la précédente, eut lieu dans l’atelier. Plusieurs machines, reliées ensemble, avaient explosé de concert, engloutissant la moitié de l’atelier dans leur souffle de feu. Cette fois, c’était la fin.

Et contre toute attente, Ryosuke, prit en plein coeur de l’explosion et complètement englouti dans les flammes…

Il perdit connaissance.
Ven 3 Mai - 0:39
Lorsqu’il reprit ses esprits, il ne voyait plus rien. Mais il ne se sentait pas mal. Il ne ressentait rien de différent de d’habitude, en fait. Alors, il essaya de se mouvoir. Ce qui l’amena à sortir de la colonne de fumée dans laquelle il s’était réveillé.

Oui, ça avait plus de sens, se dit-il.

Colonne de fumée qui était exactement là où il se trouvait avant. Il n’avait pas bougé, donc. Peut-être qu’il s’était temporairement éteint, ou qu’il était juste resté là. C'était la première fois que ça lui arrivait, et il ne comprenait pas. Mais il n'avait pas le temps de s'attarder sur ça.

Parce que s'il se sentait très bien, lle reste de l’usine, par contre…

Tout autour de lui, de minces rideaux de flammes qui achevaient de grignoter les caisses et fournitures éparpillées dans l’atelier, ça et là. Quelques machines et plusieurs pans de murs encore en combustion dégageaient d’énormes nuages de cendres opaques, dans une quantité effrayante qui envahissait tout l’espace au point de masquer le plus gros de l’usine.

Les murs tenaient toujours debout, malgré une ouverture béante dans l’un d’entre eux qui menait directement à l’extérieur, tourné vers la face intérieure du site. Et un bon tiers de la toiture s’était effondré sur l’atelier, en menaçant de s’aggraver à tout moment, vu les dégâts subis par la structure.

Et personne de présent dans la salle. Il ne restait que lui, releva-t-il.

Prenant plus de hauteur, Ryo constata au soleil que très peu de temps s’était écoulé. Ils étaient toujours à l’aube, bien qu’il ne puisse en dire davantage. Surtout qu’à cette heure, le soleil allait vite. Mais intuitivement, il compris qu’il n’avait dû être absent que le temps de quelques minutes… ou peut-être une demi heure, mais pas davantage. Six heures du matin, donc.

Juste après, il aperçut une bonne trentaine de personnes qui s’activaient au plus près des flammes pour essayer, avec un succès très relatif, de les contenir et préserver ce qu’ils pouvaient. A l’aide d’espèces de vases en fer qui soufflaient un genre de fumée blanche complètement inconnue, qui devait sûrement servir à quelque chose pour combattre la fumée noire. Mais il ne leur accorda pas son attention, ayant deux autres préoccupations beaucoup plus importantes dans l’immédiat.

La première et la plus conséquente, c’était Oboro. Qui était… il ne la voyait pas.

Pas dans l’usine. Heureusement.

Pas dans la foule. Il l'étudia un moment, au cas où sa novice aurait été attrapée et serait maintenue dedans. Mais non.

Pas sur le site. A priori. Pas de manière apparente de là où il se situait, du moins.

Et pas dans ses abords. Même si, pour étudier correctement la campagne noyée sous le smog qui s’étendait à perte de vue, il lui faudrait beaucoup plus de temps que ça.

Alors, où? Il eut beau insister, s’appliquer de son mieux pour essayer de la repérer quelque part dans l’ensemble, il ne la trouvait pas.

Ce qui pouvait tout aussi bien être une très bonne nouvelle parfaitement normale qu’une très mauvaise chose.

Un grand sentiment d’inconfort lui tirailla les entrailles. Façon de parler, pour une boule de lumière dénuée d’organes et de perception. Mais mû par un mauvais pressentiment, énervé par la tournure des événements, sa propre disparition complètement incompréhensible, agacé par le fait d’avoir été jeté là sans vraiment qu’on ne les aide, et avec cette explosion catastrophique pour parachever le tableau, preuve ultime que la science technologique d'Epistopoli était suprêmement stupide et dangereuse même pour ceux qui voulaient la manier, il commença à s’agiter et arpenter tout le site à la recherche de l’autre. Il était censé la guider, il allait la guider. Parce que Ryosuke avait un fonctionnement très simple : il s’acquittait de ses tâches. Et pour ça, il allait la retrouver. Est-ce que c’était une question d’angle, et qu’elle se trouvait derrière un bâtiment, à l’abri des regards, qui lui bouchait la vue?

Non. Est-ce qu’elle était toujours dans l’usine, peut-être cachée dans un coin épargné par les flammes, derrière une colonne de cendres qui risquait peut-être bien de l’étouffer mais restait moins effrayante que la perspective de se faire tirer dessus par une dizaine de gardes?

Non plus. Mais à mieux y regarder, au milieu du chaos, il y avait des corps. Des cadavres, dont il se rapprocha immédiatement. Avant de reparcourir la pièce, plus attentif, pour essayer d’en trouver d’autres. Au moins quatre. Qui portaient tous des vêtements qui n’étaient clairement pas ceux de sa novice. Mais malgré cela, il resta un moment auprès de chacun d’eux, à contempler les corps afin de s’en souvenir. Ils étaient complètement ravagés, chacun différemment. L’un d’entre eux, probablement un homme, avait vraisemblablement été pris dans une explosion et s’était fait fracasser contre une machine adjacente, ce qui - Ryo le lui souhaita - l’avait peut-être tué net avant que le feu ne vienne lui charcuter les chairs, de son tronc à sa tête, maintenant irregardables. Les trois autres n’étaient pas plus enviables, en particulier celle qui avait été partiellement ensevelie et broyée sous un bout de toiture. Avant de mourir, ou après? Pas moyen de le savoir.

De retour au monastère, il leur consacrerait le temps de recueillement qu’ils méritaient pendant les longues heures de prière qui lui étaient routinières. Et qu’il dédiait bien davantage à des réflexions silencieuses qu’à des suppliques divines. Ce qui n’avait rien d’exceptionnel, pour un aramilan du vingtième siècle.
Mais ça n’était pas le moment, aussi Ryosuke reprit ses recherches. Sans précipitation, maintenant que les corps lui avaient mis du plomb dans l’aile. Au lieu de ça, il s’y remit méthodiquement, avec son calme coutumier.

Sur un coup d’inspiration, il descendit jusqu’à la salle du jaune hérateur, s’imaginant que l’autre pouvait s’y être réfugiée faute d’une quelconque issue.

Mais non. Alors, après une brève remontée en surface pour jeter un coup d’oeil au cas où, il s’engagea dans le reste du bâtiment. Outre l’atelier dévasté qui faisait les deux tiers de l’édifice, il y avait le réfectoire, les cuisines, des vestiaires, plusieurs stockages, quelques bureaux, des sanitaires, et d’autres salles sans intérêt, toutes épargnées par l’incendie. Alors, il les traversa toutes, considérant que si elle s’était cachée, elle serait sûrement là. Mais un premier passage sur l’ensemble des pièces ne le mena à rien.

En temps normal, il aurait étouffé son malaise grandissant d’un simple arrêt de respiration. Les poumons vides, il aseptisait tous ses ressentis parasites avec une facilité prodigieuse. Mais en l’état, sans pouvoir faire le vide…

Il lui fallut quarante secondes de plus pour retrouver sa quiétude.

Bredouille, il se résolut à retourner observer les gens à l’extérieur, et s’il ne relevait rien, à aller visiter le troisième bâtiment, l’administratif, qui contenait également le local de la sécurité. Si elle ne s’était pas enfuie, et qu’elle ne s’était pas cachée, alors elle avait été attrapée. Et c’était sûrement là qu’on l’aurait amenée, d’une manière ou d’une autre. Ils avaient leur propre vestiaire, un genre de petite armurerie gardée sous verrous, et un bureau dénué de fenêtres qui, faute de mieux, servirait de cellule.

Par précaution ou habitude, il prit soin de passer inaperçu. Un exercice extrêmement facile, les bureaux contenant forcément très peu de monde à six heures du matin. Il ne croisa que trois trois personnes.

Ce qui était mauvais signe, c’était que les locaux de la sécurité étaient vides. Pas de vigiles, donc personne pour maintenir une prisonnière. Donc elle n’était pas là.

Ce qui était bon signe, plutôt, se corrigea le moine. A vouloir la retrouver coûte que coûte, il n’était plus très juste. Alors qu’évidemment, si elle s’était enfuie, c’était très bien. Et c’était probablement ce qu’elle avait dû faire. Mais si c’était le cas, alors elle était perdue dans la nature, et il n’avait aucune idée de ce qui allait lui arriver. Il devinait qu’Oboro finirait probablement par atteindre un sentier ou une route qu’elle suivrait pour arriver… quelque part. Et elle se débrouillerait, certainement. S’il ne lui arrivait rien. Les routes étaient rarement sûres, et encore moins pour une personne seule. A trop user de ses pouvoirs, elle allait s’épuiser. Et elle le faisait déjà.

Lentement, la petite sphère de lumière le ciel. Il avait plein d’options, et devait réfléchir. Ce qu’il avait à faire, c’était de s’assurer qu’elle n’était effectivement plus là, et si elle était au-dehors, de la raccompagner.

Si elle était cachée, il était possible qu’elle se trouve dans une autre pièce de l’administratif, ou quelque part dans l’entrepôt. Ou dans la petite bâtisse de pierre rabougrie. Ou un quelconque placard qu’il aurait pu manquer. Ca lui prendrait du temps, mais il pouvait le faire.

C’est à ce stade qu’il réalisa que, si elle était partie, il trouverait peut-être quelque chose au niveau de l’entrée principale qui lui permettrait de voir son second passage. Des traces, un second sillon tracé dans la boue… il pouvait essayer d’abord.

Tenter de retrouver Marek lui traversa brièvement le crâne, mais ce serait incertain, et pas vraiment utile. Puisqu’il serait incapable de fuir aussi vite qu’eux, leur guide avait pris de l’avance et rebroussé chemin dès qu’ils s’étaient séparés, il y a peut-être une heure. Et à pied, il aurait besoin de trois heures pour revenir à la minuscule chaumière d’où ils étaient partis. Le retrouver serait déjà fastidieux, lui faire comprendre quoi que ce soit s’avèrerait impossible, et il était déjà trop loin pour pouvoir faire quoi que ce soit. Pas une idée, donc.

Evidemment, Ryo pouvait laisser tomber et rentrer lui aussi. Mais ce n’était pas son genre. Il était trop obtus. Et s’il devait arpenter la campagne sur une trentaine de kilomètres à la ronde pour “peut-être” la retrouver… eh bien, c’était le genre de tâches impossibles et stupidement fastidieuses auxquelles il se livrait sans hésiter.
Mar 28 Mai - 23:11
Et pourtant, il ne parvint à rien. Du tout.

Le soleil avait largement passé son zénith et siégeait maintenant sur le terme de son troisième quart. Cela devait faire donc plus de dix heures qu’il tournait en rond, et plus de treize depuis qu’il avait quitté son corps : l’après-midi était largement entamé. Mais cette sortie prolongée ne semblait pas l’affecter, il se sentait très bien, en dépit de son “extinction” de ce matin. Toujours inexpliquée, toujours sans conséquence. A priori.

La pensée désagréable que quelque chose ait pu arriver à son corps et que c’en ait été un contrecoup l’avait bien traversé, mais de son expérience, il ne ressentait jamais rien sous cette forme éthérée. Non pas que les essais que ses confrères avaient fait à ce sujet aient été bien poussés. C’avait pourtant été bizarre, de les voir essayer de lui provoquer une réaction en le chatouillant à coups de plumes, à petits coups de marteau dans la rotule, en lui frottant la peau avec une ponce pour essayer de l’irriter. Parce qu’ils n’allaient pas le blesser sciemment, quand même. Rien ne l’avait affecté.

Mais d’un autre côté, il semblait improbable que, en étant intangible et à l’abri de tout, il ait eu à souffrir d’une explosion. Ce qui était pourtant la seule chose qui avait pu lui arriver, vu ce qui s’était passé.

De fait, c’était vraiment étrange.

Mais pour l’heure, ça n’était pas le sujet.

Le sujet, c’était qu’après avoir ratissé le site une cinquantaine de fois, et arpenté la campagne dans tellement de directions qu’il n’avait plus l’espoir d’avoir raté quelque chose, ce qu’il faisait n’avait plus aucun sens. Objectivement, il le savait : il ne l’avait pas retrouvée, il ne la retrouverait pas. Il continuait machinalement, parce que c’était sa façon d’être et de faire. On lui avait donné une tâche, il avait donc une fonction. Et cette fonction, les vertus panthéistes, dont il était parfaitement convaincu des mérites et y adhérait indépendamment de toute doctrine spirituelle, lui intimaient de s’en acquitter de son mieux. Et il était compétent, et capable, et encore en pleine forme. Il devait donc continuer.

Et donc, justement, il continuait.

“Mais si un truc marche pas, tu recommences tout pareil jusqu’à ce que ça le fasse, même si ça le fait jamais?
-...
-‘Tain mais c’est super con! Z’êtes tous comme ça ici? Ou c’est juste toi qu’est pire? Rassure-moi, c'est juste toi qu'est trop con, hein?”

Elle n’était aucunement la première, mais sur ce thème, sa novice s’était foutue de lui plus d’une trentaine de fois en y allant au lance-pierres, le sujet rejoignant la myriade d’autres railleries qu’elle lui assénait de temps en temps en y prenant beaucoup trop de plaisir pour que ce soit de bon goût. Parce qu’elle était très conne, pas par vraie méchanceté. Probablement. Mais maintenant, la phrase revenait en boucle dans ses pensées avec un parfum de sarcasme accusateur et de provocation qui lui donnaient envie d’insister encore davantage, aussi idiot soit-il.

Sauf qu’il n’allait pas la retrouver. Il était actuellement dans une mer de buissons moribonds dont les branches n’hébergeaient aucune feuille, dans un tas de fourrés et de ronces impraticables pour un corps matériel, dans un bosquet perdu et décrépi à cinq kilomètres à l’ouest du site de forage, à plus de huit cent mètres de tout sentier ou passage vaguement distinguable qu’Oboro aurait pu emprunter en fuyant. Et il y était parce qu’il avait déjà exploré absolument tout le reste, quatre ou cinq fois en tout.

Et donc, enfin, finalement, il décida de s’arrêter. Pas pour rentrer, non. Pour hésiter, tout simplement. Prendre de la hauteur, s’élever de cinquante mètres, et scruter machinalement les alentours comme si quoi que ce soit de nouveau pouvait arriver.

Bien sûr que non.

Il resta pourtant longuement immobile à lutter contre lui-même et ses propres blocages, dans les airs. A négocier contre ses propres verrous, peut-être son amour-propre, sûrement ses compulsions, pour essayer d’accepter qu’il était dans l’impasse  et qu’il fallait rentrer.

Il lui fallut pourtant une demi-heure de fouilles en plus avant de se laisser choir et faire route vers le sud, résigné. Raisonnable, peut-être. En direction de la bourgade où se trouvaient leur taudis, son corps, certainement Marek qui devait avoir arrêté de les attendre vu leur retard, et peut-être Oboro, si elle était rentrée. Ce à quoi il ne croyait absolument pas. Et perdue dans la nature, toujours trop faible pour tenir bien longtemps face à sa nébula, il la voyait déjà mort. En se disant qu’au moins, elle n’aurait personne à blesser ou pire dans ses alentours.

Mais pour ça, il serait bientôt fixé, songea-t-il, morose, en fusant à travers la campagne.
Dim 2 Juin - 22:50
Mais son corps n’était pas là. Il avait traversé la paroi pour revenir directement dans la petite chambre où il reposait, sans passer par l’entrée, sans regarder les autres pièces. Il connaissait la bonne orientation à suivre, à force de.

Et sur le lit qu’il aurait dû occuper, sur le matelas pas bien épais, moisi, bruni et maculé de vieilles tâches jaunes reposant sur un frêle support de métal, il n’y avait qu’un court message, rédigé sur une feuille de papier.

On se retrouve place de l’église, enseigne du bar de la vache bleue, dans la cave.

Sois discret et ne fais pas peur aux clients, s’il te plait.

Ce qui était… étrange. De ses propres dires, Marek était un pouilleux. Et par ça, il avait voulu dire illettré, comme beaucoup de gens de la campagne. Comme beaucoup de gens tout court. Il ne savait pas écrire. Le message n’était pas de lui. Et “s’il te plait”, ça ne lui ressemblait pas.

Peut-être un de ses acolytes?

Ils n’avaient jamais rien évoqué de ce genre. Qu’est-ce qui s’était passé?

Ils avaient pris son corps et juste laissé un pauvre message en guise d’indication, encaissa-t-il dans un élan de colère froide. Qu’est-ce qu’ils voulaient, qu’il ne les retrouve pas et meure dans le vide? Il devait suivre un jeu de piste, maintenant?

La pièce dans laquelle il se trouvait n’avait pas changé depuis qu’il l’avait quittée. Il voyait la carafe remplie d’eau qu’il s’était préparée pour son retour, et la boîte de biscuits… que quelqu’un avait visiblement ouverte pour taper dedans sans prendre la peine de la refermer. Et maintenant, une colonne de fourmis se donnait à cœur joie d’y prélever ce qu’elles pouvaient en colonnes ordonnées pour les ramener à leur colonie, où que celle-ci puisse être dans le taudis humide et délabré où Marek habitait. Dès le premier soir, Ryosuke avait relevé l’interstice dans le coin de la pièce par lequel elles rentraient. Sans chercher à s'en débarrasser, par égard pour leurs vies.

Mais bon, vu la tête qu’avaient les murs de l’appartement, pas très à leur avantage sous la couche de crasse et d’humidité qui les rognait en les mettant parfois à nu, il devinait que c’était un taudis que Marek utilisait faute d’en avoir le choix. Comme le vieillard solitaire qui disposait d’un terrier de souris à l’étage du dessous. Comme la famille d’encore en dessous, dont les enfants allaient nu-pied, avec des haillons pour tout vêtement.

La bourgade n’était pas bien riche, et ce quartier, encore moins. Epistopoli faisait de la science, pas des miracles.

La pièce principale du petit appartement était dans le même état, à une seule différence. Les deux chaises et le tabouret qui faisaient office de mobilier étaient couchés par terre. De même pour la commode qui reposait sur son flanc. La table n’était plus à sa place et se trouvait encastrée dans un coin de la pièce, mal alignée avec les murs. Comme si on avait voulu la repousser pour dégager de la place, sans se soucier de rien.

Le havresac qui contenait les affaires d’Oboro, la musette qu’il portait en bandoulière avaient tous deux été vidés à même le sol. Et plusieurs autres objets jonchaient le plancher poussiéreux : des assiettes brisées, des vêtements, des couverts, plusieurs feuilles de papier, les crayons qu’il avait utilisés pour croquer les plans de l’usine…

Tout ça ressemblait désagréablement à une scène de bagarre, évidemment. De fouille, à minima. Ryosuke ne pouvait qu’imaginer ce qui s’était passé. Et il pressentait le pire. Vu son état, c’était peut-être purement psychologique, mais il sentit une pression énorme lui alourdir le corps. Comme quand il avait vu les cadavres dans l’usine. Ca n’était pas qu’on avait déplacé son corps. C’était qu’on l’avait embarqué de force.

Juste au cas où, il traversa la porte fermée qui menait au minuscule coin cuisine large d'un mètre, ainsi qu’une autre qui menait à un placard encore plus petit. Personne. Et rien d’inhabituel.

Il retourna alors à la petite chambre, où il relut machinalement le message à six reprises dans l’espoir de comprendre. Sans apprendre quoi que ce soit, ni atténuer son inconfort.

De retour dans le salon, il regarda à nouveau, des fois que. La porte d’entrée était en parfait état, correctement fermée. De même pour la fenêtre. Il n’y avait pas eu d’entrée de force.

Les feuilles de papier qui traînaient par terre étaient toutes vierges, remarqua-t-il. Toutes celles qu’il avait griffonnées et annotées… avaient été emmenées.

On n’avait rien volé de ce qu’il transportait. Il ne transportait rien de valeur, cela dit. De même pour les affaires d’Oboro, à priori. Juste des vêtements, leurs gourdes… et cette horrible paire de pantoufles roses ornées de moustaches et d’oreilles et de visages de chats qui avaient l'air stupidement heureux.

Mais alors, quoi? Et Marek? Et les trois autres?

Un seul moyen de savoir. Place de l’église, enseigne du bar de la vache bleue. Dans la cave. Quoi que ça puisse être.