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Une ville accueillante

Une ville accueillante Brandw10
Jeu 17 Aoû - 19:06



Une ville accueillante

Ft. Keshâ'rem Evangelisto


Se retrouver seul dans Epistopoli n’était pas aussi simple que je l’aurais cru. Je me rendais compte que je ne connaissais pas la ville. Tout ce que je connaissais était la caserne et quelques ruelles bien habitées où j’avais commis mes méfaits. Mais tel un automate agissant par instinct, j’avais agi machinalement pour oublier mes escapades nocturnes. Je reconnaissais parfois une rue, une impasse, un chemin, pour m’y perdre plus tard. Le moi de cette époque s’effaçait petit à petit. Et ce n’était peut-être pas plus mal. Mais j’aurais préféré ne pas être une âme perdue dans cette grande ville bétonnée qui me paraissait si étrangère.

Se rendre vers le centre n’était pas tant un souci. J’avais fait mon ascension vers la haute ville, là où les riches et le savoir étaient réunis. Mais trouver mes réponses n'était pas aussi simple. Les regards sur mon chemin n’était pas bienveillants. Et peu importe à qui je demandais, les habitants m’ignoraient dans le meilleur des cas, ou me dénonçaient aux automates policiers dans le pire des cas. Au moins, n’avais-je pas oublié comment bouger. J’étais toujours l’ombre que j’avais été par le passé. J’arrivais à éviter la plupart des gardes. Mais pour aller où ?

Nulle part. J’étais perdu. Alors je retournais à mon point de départ, seul lieu qui me semblait naturel et rassurant. Enfin, plus qu’ici. Je ne savais toujours pas quoi penser de R. Il m’avait laissé partir de mon plein gré. Mais ses promesses de connaissances avaient de quoi susciter mon intérêt. Et pour m’avoir fait passer les portes de la ville, travailler pour le mutant n’était pas si cher payé. Mais je ne lui faisais pas confiance pour autant. Malgré tout, c’était le seul endroit que je connaissais. Et y retourner n’était là non plus pas si simple.

Je n’aurais su dire combien de temps j’avais déambulé dans la ville. Mais je ne retrouvais plus mon chemin. Je descendais vers la basse ville, mais les rues et les allées m’étaient inconnues. Pourtant, je voyais le niveau de vie baisser à vue d'œil. Je savais ou du moins je croyais aller dans la bonne direction. Mais les regards n’étaient pas plus bienveillants. J’étais loin de transpirer la richesse. Mes vêtements étaient sales, tachés de crasse et de poussière. Mais j’étais propre. j’avais pu me rafraîchir et manger à ma faim. La plupart des personnes qui m’entouraient ne pouvaient pas en dire autant. Je n’avais pas une pièce en poche et pourtant, je sentais que les vagabonds des bas quartiers étaient intéressés. Une âme errante attirait toujours. Au pire, je n’avais rien sur moi. Au mieux, j’avais quelques piécettes mendiées ou volées dans la haute ville.

Ce n’était pas le cas, mais un petit groupe d'individus avait l’air de penser autrement. La nuit commençait à pointer le bout de son nez. Et dans la ville polluée, cela était synonyme de nuit noire et néon allumé. À leur lueur, je pouvais voir les ombres me suivre à la trace. J’étais seul et ils étaient peut-être cinq. Ce n’était pas mon premier affrontement. Mais ce n’était pas à mon avantage. Pour autant, je ne voulais pas dévier de mon itinéraire. Je n’étais pas sûr d’aller dans la bonne direction. Mais hésiter pouvait être fatal. Et si j’avais raison, au moins serais-je protégé par les hommes de R. Si ce n’est qu’ils auraient très certainement effrayé mes poursuivants seulement via leur aspects étranges et déformés. Mais si les ombres savaient où j’allais, ils n’en démordaient pas pour autant.

Tiens… Une ombre semblait manquante. Je tournais la tête rapidement pour regarder derrière moi. Dans les recoins de la rue sombre, j’apercevais quatre personnes louches. Où était passé le cinquième ? Devant moi. Une silhouette était sortie de l’ombre pour me fermer le chemin. La ruelle n’était pas bien large et à moins d’une acrobatie je n’avais pas beaucoup d’espace pour fuir. Le grand gaillard ne me facilitait pas la tâche. Derrière moi, je sentais les quatre autres refermer tout espoir de fuite. Je ne voyais pas la situation s’améliorer.

“Eh bah alors ? On est perdu ?”

Malin. Réparti impeccable. Ça allait être captivant. Mais jouer au plus malin maintenant n’aller pas m’aider à m’en sortir. J’étais cerné et les brigands ne se gênaient pas pour afficher fièrement les coutelas et autres instruments de torture qui dépassaient de leurs vestes et manteaux. Une femme jouait grossièrement avec une dague courbée en affichant un sourire sournois. Un des hommes avait des points si large qu’ils auraient pu être confondus avec une massue. Un autre avait une main tremblante sur la crosse de son arme à feu. Le dernier dans mon dos était plus discret, mais pas au point de dissimuler ce qui semblait être une épée sous sa cape. Le Goliath devant moi n’aurait pas eu besoin d’arme. Mais les gants cloutés qu’il frottait dans ses paumes n’allaient pas être tendres.

“Je sais où je vais. Mais merci.”

“Oh pas de soucis, l'ami. Mais tu sais, comme on t’a jamais vu dans le coin, nous, on s’inquiétait pour toi. Et on voudrait pas que tu te retrouves seul et paumé dans ce quartier. Il y a des types louches par ici. Là bas, il vaut que tu évites cette rue. Et la rue d’après sur la gauche. En fait, soi quand même prudent dans le coin. Mais nous, on connaît bien la ville. Si t’as besoin de guide, personne ne t'embêtera. Alors tu vas où mon grand ?”

“Je rentre juste chez moi.” Je faisais un pas en avant pour continuer mon chemin. Mais il ne comptait pas se pousser. “C’est pas très loin.”

“Je comprends l’ami. Pas de soucis. Tu as l’air de savoir ce que tu fais. Mais tu sais, les infos c’est pas gratuit. Tout travail mérite salaire dans cette ville. Tu peux rentrer chez toi après nous avoir payé notre dû. On demande pas grand-chose. Je t’ai rencardé sur au moins trois rues à éviter. Ça fait bien 300 Astras tout ça.”

“300 Astras ?” M’avait-il bien regardé ? Tout le monde aurait pu deviner que je ne les avais pas. “Je n’ai même pas la moitié de ça.”

“Ce n’est pas moi qui fixe les prix l’ami. C’est la dame là-bas.”

La jongleuse de couteau me dévisageait toujours avec son large sourire. De toute évidence, cette histoire ne pouvait pas bien finir. Je n’avais pas un sou et ils ne comptaient pas en rester là. La question était donc à qui serait le plus vif et agirait en premier. Je n’allais pas prendre le moindre risque à ce niveau-là. Quelles étaient mes options ? Le géant, une fois au sol ne pourrait bien faire grand-chose, et de toute évidence, en tant que leur chef, cela me ferait gagner du temps. D’autant plus qu’il me libérerait le chemin pour la suite. Mais L’homme au pistolet était déjà prêt à dégainer et je ne courais pas plus vite que les balles. L’homme à l’épée ne m’inquiétait pas outre mesure. Mais il ne fallait surtout pas que les deux gros bébés m’attrapent avant d’avoir pu m’échapper. Et la femme au couteau avait l’air sufisament rapide pour placer un coup avant que je ne m’enfui. J’allais devoir prendre un risque.

“Voilà tout ce que j’ai.”

J’approchais ma main de ma besace en bandoulière. Elle était proche de ma dague, sûrement plus efficace que mon épée dans une si petite allée. Je faisais donc le premier mouvement. J’attrapais mon arme et me jetais sur l’homme au pistolet. Il avait déjà sa main sur l’arme, mais était trop lent pour réagir. Je l'empêchais de pointer son arme sur moi et donnais un coup de lame de ma main libre. Le coup laissa un large filet de sang sur son torse et son bras tenant le canon. Blessé et hébété, je pointais alors son propre canon en direction du géant. Le coup parti droit dans son épaule, faisant sursauter le reste du groupe qui fit un bon de recul. Sauf l’homme à l’épée qui dégaina et se précipita sur moi. Toujours au corps-à-corps avec mon adversaire, je me déplaçais pour le placer entre moi et la lame. Le pauvre se retrouva embroché au bout de l’arme, s’affaissant lourdement et entraîna l’assaillant avec lui. Le boxeur encore intact se jeta en avant et décrocha un coup droit vers ma tempe.

Le temps se figea un instant. Tout paraissait plus lent autour de moi. Dans la nuit, mon ombre fit un bond sur le côté, si rapide que l’homme manqua son coup et tomba à la renverse. Ma lame se planta alors violemment dans son dos et remonta jusqu’à sa nuque. Il ne restait plus que 3 bandits. Le géant se relevait à peine du coup à l’épaule. Le second aussi, mais son arme était toujours ensevelie sous le poids du tirailleur et du boxeur. Un coup bien placé de mon pied sur son pied dégagea un craquement sonore. Si l'homme n’avait pas de prothèse, il en aurait probablement besoin à l’avenir. Dans un hurlement de rage qui retint toute mon attention, le chef fonça sur moi. Mon couteau n’allait probablement pas l’achever vu la masse de muscles qui le protégeait.

Pourtant, ce ne fut pas lui qui porta le coup. Dans mon dos, je sentis une main ferme enfoncer sa lame jusqu’à mes côtes. La dague ripa contre l’une d’elles et ressortit de la chair sans performer d’organe vital. J’avais suffisamment eu affaire à ce genre de blessure pour savoir que j’étais chanceux, mais que cela faisait particulièrement mal. Mon cri de douleur fut effacé par la brute qui nous attrapa tous deux et nous plaqua au sol.

Un second coup de feu retentit dans la ruelle. J’avais attrapé mon pistolet à silex et tiré dans l’abdomen du monstre. Son poids pesait bien plus lourd que précédemment, mais je sentais encore le poids de sa respiration sur mon corps. J’essayais tant bien que mal de repousser le poids mort, sentant que seul lui me permettait d’éviter un autre coup de la femme qui essayait de remettre la main sur son couteau. Mordant ma lèvre pour ne pas crier de douleur, je me relevais tant bien que mal et me propulsais en avant. Puisant dans le pouvoir de mon hôte, je souhaitais mettre le plus de distance entre les survivants et moi. Un dernier cri, cette fois de la femme, se fit entendre. Elle avait jeté son couteau qui malgré ma vitesse, se figea dans mon triceps droit, proche de ma première blessure dont le sang commençait à recouvrir les vêtements de mendiants offerts par R.

Ce n’est que quelques ruelles plus loin que je m'arrêtais. J’entendais encore les cris de la femme. Mais je n’avais plus la force de puiser dans la vitesse de la Nebulla. Ni dans la mienne à dire vrai. Elle m’avait épargné une mort instantanée. Mais si je ne trouvais pas quelqu’un pour me soigner. Je n’allais pas tarder à savoir ce qui arrivait aux portesbrumes après la mort. Désespéré, je sonnais à la première porte que je trouvais. Sans réponse. Puis à une seconde. Et encore une autre. Jusqu’à finalement m'effondrer à genoux dans ce qui ressemblait à une petite boutique de mécanicien encore ouverte.

“Aidez-moi s’il vous plaît.”
Jeu 17 Aoû - 20:29



Une ville accueillante

Ft. Raphaël Meridian


-"Que regardes-tu, petit renard ? » demande la veille Caudron, dont les yeux sont cerclés de minuscules lunettes de précision donnant à ses cheveux blanc ébouriffés et son visage lunaire des allures de savant-fou.
-« Rien, j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose dehors. » dit-il en reposant les yeux sur les soudures qu’il réparait minutieusement, les lèvres pincées par la concentration. Un filet de sueur perlée dégoulinait de son front.
-« Tu sais bien qu’il y a toujours du grabuge. Ça ne me rassure jamais de rentrer seule quand on doit faire des heures sup’, on pourra rentrer ensemble si tu veux ? »

La vieille dame parvenait encore à en imposer à soixante cinq ans, sans avoir perdu cette présence terrienne dégageant de la bienveillance, ce qui en faisait un spécimen rare à Epistopoli. Keshâ raffolait des veilles femmes, qu’il trouvait beaucoup moins pernicieuses que les jeunes empotés et ou les vieux aigris qui se raclaient la gorge en crachant sur le pavé et en plantaient leur yeux mauvais sur les passants comme des oiseaux maudits. Keshâ et Caudron formaient une équipe formidable et se traitaient fort bien. C’était bien loin d’être monnaie courante dans le personnel de l’atelier de prothèses. La plupart se tiraient dans les pattes ou restaient silencieux et austères dans le meilleur des cas.

-« Il me reste encore sept bras moteurs à reprogrammer après celui-ci. Alban nous a laissé de la drogue de musaboise ? »
« Mieux vaut faire de notre mieux pour ce soir, on ne fait pas de vieux os en consommant ces saletés. D’ailleurs, tu as vu une différence sur ta paye en faisant nuit blanche ? Pas moi. Il va bientôt être minuit. Que dis-tu qu’on termine notre prothèse et qu’on ferme ? De toute façon, il ne va pas se passer de deux de ses ouvriers les plus adroits. »
C’est sur ses mots que déboula l’apparition spectrale. La cloche de l’entrée tinta furieusement. C’était mendiant ensanglanté qui avait l’air aux portes de l’Erèbe. Dans un élan commun, Caudron et Keshâ se levèrent. Ce dernier fut plus rapide et vint attraper le bras du vagabond en train de s’effondrer.

-« Désolé l'ami. Nous ne voulons pas de problème. Vous ne pouvez pas ramener des voyous chez nous. » déclara Caudron d’un air contrit qui accentuait les rides autour de ses lèvres. Elle avait abandonné ses binocles et regardait alternativement le vagabond et la vitrine de l’atelier. Le rejet était cruel mais on voyait que c’était à regret. Caudron n’avait pas survécu si longtemps en s’exposant à des risques inutiles.

Dans un mouvement approximatif, Keshâ verrouilla la porte de sa main libre et tira sur l’un des stores pour les rendre moins visibles depuis la rue. La manche de sa chemise retroussée était déjà entachée de sang.
-« Caudron. Pas nous. la supplie-t-elle. "On ne peut pas laisser les gens se faire tuer devant nous, on n’est pas des robots. Si Alban était là… mais il n’est pas là. Laisse-moi le conduire en arrière. Personne n’a besoin de savoir. »
D’un regard partagé, l’accord fut conclu. Des cris graveleux de femme à l’extérieur alertait soudain le voisinage.
« S’il y en a un seul qui sait où s’est réfugié cette vermine, il ferait mieux de cafter ! On n’arrêtera pas avant de l’avoir trouvé. »
La voix était déformée par la rage et deux coups de feu furent tirer. Un crissement de pneus retentit au coin d’une rue voisine. Malgré le raffut, la police ne viendrait jamais en intervention par ici. Les habitants étaient livrés à eux-même. C’était la loi du plus fort.

Caudron venait de baisser le store principal sur la grande vitrine, comme d’autres petits commerçants calfeutrés et apeurés. Une bande de lumière jaunâtre recouvrait ses yeux, alors qu’elle écartait de ses doigts les lamelles pour voir ce qui se passait.
-« Ce sont les Attila. Aller, ne reste pas là ! Décampe, à l’arrière ! Je vais nettoyer le sang, il fuit comme une fontaine. En espérant que dehors c’est trop dégoûtant pour y voir quoi que ce soit. Toi va t’occuper de lui."
Un peu sous le choc, Keshâ s’exécuta rapidement, et traîna l’inconnu en boitillant derrière le comptoir, essayant de tirer le rideau menant vers le bordel de pièces détachés et de sites d’assemblages à l’arrière sans entacher le tissus de sa main couverte de sang. Le bougre était volumineux et complètement à bout de souffle. Il ventilait comme un porc et il n’arrivait pas vraiment à le regarder sous ses mèches emmêlées.

Le jeune homme fit basculer le vagabond en position assise, sur ce qui était une chaise d’opération, où s’allongeait les clients pour assurer la fixation ou la séparation de leur prothèse. Avec effroi, ses yeux lavandes se fichèrent sur un couteau qui lui perçait le bras. Keshâ ne pouvait pas croire qu’il l’avait depuis le début dans le corps sans qu’il l’aie remarqué. Une autre blessure suintait abondamment dans son dos. Tout le tissus sombre de sa tunique était poisseux d’hémoglobine.
-« Bon. Respire. Ca va. » commença-t-il, plus pour prendre le temps de respirer et de se rassurer lui-même.
« Tu n’es pas trop mal tombés. Je m’appelle Keshâ. Ici c’est un atelier. On a des équipements d’infirmeries pour les opérations délicates sur les prothèses. Caudron va monter la garde devant. Elle sait garder un secret et ne dira rien de nous. »
Ceci dit, Keshâ espérait que le blessé n’allait pas les conduire à leur perte. Et il ne savait pas vraiment par quel bout prendre le charnier sanguinolent.
« Comment tu t’appelles ? »
Ven 18 Aoû - 12:14



Une ville accueillante

Ft. Keshâ'rem Evangelisto


La boutique abritait un petit garage dans lequel de nombreuses prothèses étaient présentées. Un jeune homme qui réparait l’une d’elles s’était levé d’un bond en me voyant arriver. La vielle femme, elle, s’était figée sur place. J’étais encore à genoux, essayant tant bien que mal de ne pas perdre conscience. Je sentais le liquide chaud couler le long de mon flanc jusque sur ma jambe et le long de mon bras d’où la lame sortait. Ma vision était trouble. Je n’arrivais pas à voir leurs visages qui étaient déformés. L’homme ondula dangereusement. Ou étais-ce moi ? Il s’était précipité jusqu’à moi, me saisissant par le bras pour me retenir de m’écrouler. Je voyais un peu mieux son visage cerné de cheveux blonds.

La femme n’avait pas bougé. Mais je pouvais sentir la peur dans sa voix. C’était tout ce que je savais de mon arrivée dans la boutique. Je n’étais pas sûr de savoir ce qu’ils me disaient. Un bourdonnement continu empêchait les sons de parvenir jusqu’à mon oreille. Puis il y eut deux grondements venant de la rue. Mes assaillants étaient-ils toujours à ma poursuite ? Je ne pouvais pas retourner dans la rue. La femme était encore en vie. L’homme à l'épée aussi. Peut-être aussi le géant. D’autres pouvaient les avoir rejoints.

“S’il vous plaît…”

Je n’étais pas sûr que ma voix avait porté, ni qu’ils m’aient entendue. Mais ils décidèrent à priori de l’aider. Le monde se renversa brutalement. Toutes les couleurs et les formes se mélangent alors que le jeune homme m’aidait à me lever pour me faire traverser son espace de travail. Je n’avais pas la force de crier, mais je sentais la lame bouger dans mon bras.

Le monde redevint stable quelques secondes plus tard. L’homme qui me portait péniblement m’aida à m'asseoir sur une chaise étrangement confortable. Je m’y enfonçais parfaitement, la tête légèrement en arrière, retenu grâce à un dossier épais. J’étais confortable. J’en oubliais presque la douleur et le sang qui coulait le long de mon corps. Le sang ! Je ne devais pas fermer les yeux ! J’essayais de me redresser en grognant. L’homme se tenait au-dessus de moi. Il me parlait. Je devais l’écouter. Je devais me concentrer pour ne pas m’endormir.

Il s’appelait Keshâ. Et c’était un atelier de prothèse. Je comprenais mieux la table ou chaise sur laquelle j’étais installé. Nous en avions une comme celle-là dans la caserne. C’était plus simple pour remplacer le bras d’un soldat après un affrontement. Allais-je perdre mon bras moi aussi ? Non. Je devais tenir. Mon bras allait pouvoir survivre. Mais mon flanc lui… Il fallait que je le dise… Non. Il savait sûrement. M’avait-il demandé mon nom ? Il fallait que je réponde quelque chose.

“Je m’appelle Raphaël… Merci pour ton aide…”

Je ne voyais pas trop ce qu’il se passait autour de moi. Je n’étais plus certain d’avoir les yeux ouverts. Mais j’étais conscient que le jeune homme s’activait à côté de moi. Ma plaie saignait toujours en revanche. Et j’avais mal au bras. Pourquoi avais-je si mal ? Je tentais de toucher mon triceps à la recherche de la douleur. Un objet pointu sortait anormalement de mon bras. Je l’attrapais et tentais de le retirer de ma chair. La douleur se propagea dans tout mon corps interrompant mon geste. Le couteau était toujours là. Je l’avais oublié. L'adrénaline liée à la douleur me réveilla néanmoins. Je voyais rouge, mais tout semblait un peu plus clair. A priori, l'homme s'apprêtait à me soigner. Du moins, je l'espérais.

“Merci pour votre aide. Je ne veux pas vous causer de problème… Si jamais ils viennent, n’essayez pas de me défendre… Désolé pour le dérangement.” Je m’en voulais de les avoir mis en danger. J’avais mal géré le coup. Les bandits avaient été plus retors que ce à quoi je m’attendais. La femme ne m’avait pas raté. “Un couteau a transpercé mon dos. Il a ripé contre une côte. Elle est peut-être cassée. Mais je ne crois pas que ça ait été plus profond. Le couteau est toujours dans mon bras.”

Il savait probablement tout ça. Et je ne croyais pas avoir d’autres blessures. Mais au moins, il savait où se trouvaient les ouvertures et quoi faire. S'il posait des prothèses, il devait avoir une connaissance au moins minime de l’anatomie. J’avais eu de la chance. Mais j’allais de nouveau avoir une dette à payer.

“Je n’ai pas d’Astra par contre… Je comprendrai si c’est un problème…”

Mon sort était entre ses mains. J’allais une fois de plus être redevable. Décidément, depuis mon arrivée à Epistopoli, j’accumulais les dettes.
Ven 18 Aoû - 22:04



Une ville accueillante

Ft. Raphaël Meridian



Raphaël avait l’air d’une personne en détresse. Peut-être en était-il autrement. Un caïd de gang rival à celui des Attila pour qui ça aurait mal tourné et qui viendrait chercher refuge dans la première boutique venue à cette heure tardive. L’homme avait l’air impuissant. Keshâ connaissait bien trop la morsure doucereuse de ce sentiment pour y rester insensible. Et, même s’il n’était pas tout blanc, cela ne voulait pas dire qu’il agirait différemment. Personne n’avait à choisir la mort de quelqu’un d’autre. C’était du moins ce que Keshâ croyait.

Mais le choix de l’aider était une lourde responsabilité. Elle engageait son devenir et celui de Caudron, qui avait bien exprimé son refus initial. Raphaël avait le regard trouble, le teint livide et le front transpirant de mèches collées en travers, ses yeux papillonnaient parfois. L’efficacité était la seule maîtresse de cette bulle intime d’espace-temps qui se refermait autour d’eux. En pleine concentration sur la marche à suivre, Keshâ n’eut pas le temps d’empêcher le geste de Raphaël pour retirer le couteau. Il fallait dire que cette vision du métal de part en part de sa chair était très impressionnante et bien différente d’une prothèse que l’on a choisi de poser avec soin et au moment opportun.

-« Ne touche à rien ! Raphaël, laisse-moi du temps. Tu vas aggraver ta blessure. Pour le moment, on va dire que le couteau écrase les vaisseaux sanguins et que ça limite la perte de sang. On va le laisser là le temps que je prépare les instruments. »
Reprenant son bras valide en main, il invita Raphaël à le glisser dans une sangle suspendue à une poutrelle métallique horizontale au-dessus du fauteuil d’opération. Il lutta un peu pour faire coulisser la sangle sous son aisselle et assurer à Raphaël un minimum de maintien. Libérant du mur une autre sangle, il se prépara pour le deuxième bras, en vue de maintenir le vagabond en position assise  - à cause de son dos en charpie, mais le couteau allait rendre l’opération beaucoup plus délicate.

-« Attention, je voudrais passer ton bras dans la sangle, mais on y va doucement à cause du couteau, laisse-moi faire le plus gros en ramenant la sangle, je la raccourcirai ensuite… »
Le processus se passa comme il se passa, avec stress et appréhension, mais il finirent par maintenir Raphaël passivement par ses bretelles en position relativement confortable.
-« Tu parles beaucoup pour un gars dans ton état. Le bon côté est que tu as l’air plutôt cohérent. Merci de m’avoir donné plus d’éléments sur ce qui t’a causé ces blessures. »

Le jeune réparateur n’était pas chirurgien-prothésiste. Il avait bien sûr déjà eu à coudre des points de sutures dans un cadre informel, ou à réduire une fracture, pour le meilleur et pour le pire. D’habitude c’était un médecin spécialisé qui venait prendre les mesures pour les prothèses et opérer s’il ne s’agissait pas d’un simple remplacement externe. Le chirurgien ne se serait pas déplacé vu les circonstances. Il était d’ailleurs difficile d’envisager des sorties ou des entrées du bâtiment dans l’immédiat. Alors, ce serait ses doigts et ceux de personne d’autre.

Assez rapidement, il avait tiré une tablette à roulette, enfilé une visière en plastique et déroulait un trousseau d’outil de premiers secours, dont une paire de ciseau à bout rond et recourbé, de la gaz et des bandages, une bouteille d’alcool à 90° et un kit de suture chirurgicale avec son aiguille arrondie. Habitué au lieu, il attira à lui un tabouret à roulette, après s’être lavé les mains dans un lavabo et les avoir passé au désinfectant, il enfila des gants, roula devant le blessé et alluma au-dessus d’eux une lampe à coude projetant une lumière crue.

Keshâ aurait voulu le rassurer, et lui dire de se reposer, mais il se disait qu’il était préférable de l’encourager à parler pour qu’il reste conscient. Relevant sa visière transparente sur son crâne, une de ses mains soutint Raphaël par l’épaule et l’autre vint se poser sur sa joue.
-« Raphaël. Ça va bien aller. Je n’ai pas d’astras non plus. Et je ne suis pas motivé par l’argent. Juste un vagabond aidant un autre vagabond. Même si je ne suis pas médecin, je vais faire de mon mieux pour désinfecter tes blessures et t’examiner. Pour commencer, je vais découper ta chemise. Je vais m’occuper de ton dos en premier et voir si je peux te recoudre. Si tout va bien, on verra pour le couteau ensuite. D’accord ? »

Keshâ essayait de se rassurer lui-même avec son discours structuré. Une étape après l’autre. Ça ne serait pas insurmontable, n’est-ce pas ? La vue du sang ne l’atteignait pas à première vue, mais la détresse évidente de son compagnon bien davantage.

Tandis qu’il passait derrière Raphaël pour commencer à décoller en lenteur le tissu couvert de sang de la peau de son dos, il glissait les ciseaux pour découper le tissus. En approchant du site du coup de poignard, il tamponna un linge gorgé d’eau pour aider les fibres à se décoller sans tirer sur la blessure.
-« Et si tu me racontais plutôt d’où tu viens, qui tu es ? Ou seulement un souvenir qui te soit agréable ? Continue de me parler, je t’écoute. »

Son visage tressaillit à la vue de sa chair labourée. La blessure n’était peut-être pas très profonde et aurait sans doute pu s’avérer mortelle si la lame était passée entre les côtes, mais les coupures étaient tout sauf nettes. Ce n’était pas du tout beau à regarder en l’état actuel. Un flot de sang lent et régulier continuait à pulser de temps à autres des entailles. Mais avant de toucher quoique ce soit, il préférait vérifier si des os étaient fêlés ou cassés. Ses mains gantées de nitrile appliquèrent une faible pression sur la cage thoracique à distance raisonnable des coupures.
Sam 19 Aoû - 19:46



Une ville accueillante

Ft. Keshâ'rem Evangelisto


Ma notion du temps était quelque peu incohérente. Je n’aurais pas su dire combien de temps s’écouler ni si mon état devenait de plus en plus critique. La douleur était à présent familière et semblait se propager dans tout mon corps. J’étais engourdi, comme sous l’emprise de drogues. Mes extrémités étaient les plus atteintes. La parole aussi semblait lente, bégayante. Mais je n’avais pas perdu conscience. Loin d’être clair, ma vision était encore plus ou moins capable de discerner l’environnement dans lequel j’étais. Le peu d’adrénaline qui coulait dans mes muscles semblait faire son effet. Conscient de mon état, je n’avais pas vraiment d’autre choix que d’être docile. Je suivais donc les instructions de Keshâ.


Il avait l’air de savoir quoi faire et semblait plutôt confiant. Il attrapa mon bras délicatement et me guida pour pouvoir l’attacher. La pression du cuir sur ma peau était infime. Du moins c’était l’impression que j’avais. Je ne sentais que de légères caresses à chaque manipulation du jeune homme. Le second bras fut plus délicat. Chaque mouvement provoquait une douleur aigue dans mon triceps. Le couteau y était toujours figé. J’essayais de me concentrer sur les paroles du médecin improvisé, grognant mon approbation en guise de réponse.

J’essayais de mémoriser les paroles du mécano. Chemise, dos, recoudre, couteau. Un chemin mental se formait dans mon esprit. Me concentrer sur autre chose que la douleur aidait. Je savais déjà que c’était loin d’être fini. Les blessures reçues durant mon temps dans la Garde Sacrée ou dans l’armée Epistote étaient parfois soignées dans des conditions encore moins propices. Le carreau que j’avais reçu à l’épaule avait littéralement été cautérisé sur le champ de bataille. La chaise de prothésiste était luxueuse en comparaison. Le peu d’adrénaline qui coulait dans mes muscles semblait faire son effet. Les médecins de l’armée en avaient toujours sur eux. La, je n’en avais pas sous la main.



"Attends ! Donne-moi quelque chose dans lequel je peux mordre s’il te plaît."

C’était la seule astuce que j’avais en tête. Je ne l’avais jamais essayé moi même. J’allais vite découvrir si cela aidait. Une fois un morceau de cuir entre mes dents serrées, Keshâ commença son oeuvre. L’eau qui coulait sur ma peau pour en décoller ma tunique piquait légèrement. J’avais l’impression d’être parcouru de milliers de minuscules aiguilles. Mais ce n’était rien comparaison de la douleur qui se décupla quand il décolla le tissu de la chair abîmée. Je sentais se briser les fibres de ma peau qui avaient fusionné avec le sang coagulé et les fibres de coton. Je compris alors l’utilité du morceau de cuir dans ma bouche. Il ne m’empocherait pas d’avoir mal. Il allait m’empêcher de me sectionner la langue sous la douleur.

Une fois son oeuvre faite, la douleur diminua sur la plaie. Mais le niveau de douleur global de mon corps, celle qui s’installait, avait augmenté. J’essayais de me redresser pour voir l’étendue des dégâts. À présent torse-nu, je me rendais compte de l’ampleur du travail à faire. La lame, en ricochant contre mon os, avait ouvert une entaille profonde jusqu'à la côte et longue de plusieurs centimètres. Le sang continuait de couler de la blessure, mais à rythme moins régulier. En avais-je déjà perdu tant que ça ? Je crachais mon morceau de cuir pour reprendre ma respiration en réfléchissant à ma situation. Je ne pouvais pas mourir de cette blessure. Et surtout pas ici. Keshâ et la vielle femme avaient accepté de m’aider. Ce n’était pas pour me transformer en dévoreur de chair dans leur boutique. Il fallait que le jeune homme se dépêche. Et j’avais grand besoin d’une distraction. La douleur qui se déchaînait à chacune de ses pressions sur mes côtes me faisait gémir.

Mais que pouvais-je bien lui raconter ? Je n’avais pas tant de souvenirs heureux. Et j’avais abandonné mon passé pour un nouveau départ. La douleur qui se propagea était différente ! Cautérisait-il la plaie ? Était-il en train de me recoudre ? Je n’aurais pas su faire la différence. Je n’avais pas le temps de réfléchir. Parler ne pouvait que me faire du bien.

"Je ne suis… Pas d’ici. Enfin… fff… fff… Je ne le suis plus… En quelque sorte." Mes phrases étaient interrompues de gémissements et de respirations saccadées. "J’ai fait… Beaucoup d’expéditions pour Epistopoli. Mais la dernière… Arg… La dernière ne s’est pas très bien passée. J’ai perdu toute mon escouade… Aaaaahhh… Je suis revenu parce que j’ai… J’ai vu quelque chose dans la brume… Et j’ai besoin de réponse. Je pensais en trouver ici. Mais j’ai été laissé pour… Aaaarrrg… Pour mort et je n’ai plus de papier, ni rien d’autre… Des brigands… Bon sang ! Pardon… Des Brigands s’en sont pris à moi parce qu’ils pensaient… ffff… que j’étais une cible facile. J’ai mal jaugé mes adversaires. J’ai l’impression que c’est assez commun ce genre d’embuscade… Arg… Désolé de vous imposer ça…"

La douleur se calmait doucement. Avait-il fini ? Était-ce seulement un avant goût ? Je me préparais mentalement à une autre vague de douleur. Et puis même si il avait fini avec mon dos, il restait encore mon bras. Dans tous les cas, de longues minutes allaient encore s’écouler. J’essayais d’essuyer la sueur sur mon front en secouant ma tête sur les bords du dossier. Mauvaise idée. Le monde tourna un instant. Il fallait mieux que je continue de parler. Ou que j’écoute.

"J’ai entendu la femme parler d’un nom. Les Attila c’est ça ? Ce sont eux qui m’ont attaqué ? Ils ne vous causeront pas de soucis ?"
Jeu 24 Aoû - 2:36



Une ville accueillante

Ft. Raphaël Meridian


N’écoutant que son bon cœur, le jeune homme avait foncé. Quand on est pauvres, il faut s’entraider, se disait-il. Savoir qu’il n’était pas loin d’être le seul à partager cette philosophie dans un rayon de dix kilomètres n’aurait pas suffit à souffler la mèche de cet élan solidaire. Il le savait bien pourtant : charité bien ordonnée commence par soi-même. Que pouvait-il apporter de bien à quiconque, lui qui ne savait même pas s’occuper correctement de lui-même. Se contentant de surnager, il avait de plus en plus l’impression de s’enfoncer dans la boue noirâtre des bas quartiers, en immersion, de suffoquer, de s’enliser, la masse gluante de la misère lui collant à la peau.

Aider quelqu’un, le sauver, c’était un cri de désespoir pour que la vie ait un sens malgré tout. S’il pouvait réparer quelque chose ou quelqu’un, n’importe quoi à part ces foutues prothèses, il restait de l’espoir. Une goulée d’air au-dessus du goudron. Un fil d'argen unissant les antimaux de la plèbe humaine.

Pauvre Raphaël. Il semblait sombrer à un niveau de goudron encore plus englué que celui de Keshâ. Un niveau plus écarlate et plus criant d’imminence. On aurait pu s’en prendre à lui, s’en serait-il seulement aperçu ? Etait-il encore là ou son corps, telle une machine survivante, tentait-t-il par habitude d’activer des pistons et de tirer des poulies de la marionnette chancelante qui se vidait par les entailles ? Beaucoup trop de sang. Cependant, aucune blessure ne semblait fatale. Son corps portait encore les rondeurs de la santé, charpenté de muscles toniques et bien dessinés, qui laissaient imaginer une vie de brigandage ou de soldatesque. Le tissus cicatriciels rigide à son épaule attestait d’une vie pleine d’échauffourées.

Moribond mais collaborant, Raphaël s’installa dans les sangles et réclama de quoi morde. Keshâ farfouilla pour dénicher ce qui se rapprochait le plus d’un carré de cuir propret et lui carra entre les mâchoires avec soin. Le regardant d’un air désolé.
-« Sois brave. Tu as l’air d’avoir connu pire. Je sais que tu en es capable. Et je te promets d’être aussi délicat que si tu étais mon frère. "
L’examen terminé, Keshâ était à peu près sûr qu’il n’y avait pas d’autres blessures, à moins de poison ou d’un organe explosé sous le choc d’une chute. Raphaël se mit à parler de manière entrecoupée, tandis qu’il utilisait une paire de pinces pour nettoyer les berges des plaies principales d’un coton imprégné d’eau, puis d’alcool.
-« Ton histoire est impressionnante… » commentait Keshâ pour l’encourager à continuer en tendant attentivement l’oreille, même si le plus gros de son jus cérébral passait dans la minutie requise par le traitement de ses plaies. Sa curiosité attendrait.
« Alors comme ça tu es un aventurier Epistote. Tu es un de nos nombreux héros alors. J’aurais bien aimé avoir la moitié de ton courage. »

Keshâ aurait aussi bien aimé pouvoir adoucir le calvaire du rescapé. Mais il n’était pas question de l’endormir. Il avait pourtant de quoi réaliser une anesthésie locale à travers des seringues de micro-injection. Cependant, il ne touchait pas les compétences du dosage qui étaient d’ordre médical. Et bien sûr, tout était sous clef et inventorié pour décourager le trafic des employés. Raphaël devrait donc tout ressentir.

Il venait de terminer le nettoyage de la zone, vite envahie par une autre coulure de sang, il décida qu’il était grand temps de sauter le pas : commencer à suturer. Une goutte de sueur roula lourdement le long de son front et de son nez jusqu’à ses lèvres pincées alors qu’il traversait l’épaisseur du derme et recourbait très lentement l’aiguille arrondie pour aller chercher l’autre lèvre de la plaie, pincée entre son index et son majeur.

-« Les Attila ? C’est le gang le plus puissant du quartier en ce moment. Ils nous menacent déjà au quotidien. C’est presque drôle avec ta constitution qu’ils aient réussi à t’avoir avant moi. Sans doute que je leur paraît être une prise insipide. »
Sur ces mots il tirait lentement le fil et constata que les deux bords de la plaie commençaient à se rapprocher. C’était la partie la plus facile, celle où la dague était entrée bien droite en laissant une franche ouverture. Après avoir rebondi contre les côtes, elle avait un tracé beaucoup plus hésitant, s’y ajoutant quelques coupures plus superficielles en zig zag et un ou deux bouts de charpies de peau. Keshâ espérait les recoller à la chair et les recoudre eux aussi, quand il aurait terminé l’ouvrage principal, un vrai ouvrage de dentelier.

Caudron se rappela d’autant à leur souvenir à travers le rideau bariolé, qu’elle poussa un cri vulgaire qui ne lui allait pas du tout.
-« Putain, gamin ! Ils sont en train de défoncer la vitrine de la mercerie d’en face ! Grouillez-vous, j’espère qu’ils ne vont pas venir par ici ! »
Un léger tremblement parcourut la main du vagabond, déjà crispée par la précision du geste. Il tenta d’inspirer en continu par le nez pour se calmer. Le stress n’était pas un très bon allié. Retirant ses gants dans un plateau en inox, il alla débusquer dans la cache secrète du fils du patron, son amant forcé, une bouteille de whisky.
-« D’habitude, je ne bois pas. » lança-t-il à l’endroit de Raphaël, comme si celui-ci était en état de le juger.« Mais là, de toi à moi, Raphaël, je crois qu’on a bien besoin d’un petit remontant. » Il avala une grande goulée en s’étouffant misérablement. « Ca brûle… ahhh ! C’est vraiment dégoûtant… Bon, prends-en, et soit gourmand, ça peut aider à t’anesthésier un peu. Je vais essayer d’aller légèrement plus vite. » Confia-t-il en posant une main amicale sur son épaule dénudée.

Petite araignée agile sous visière de plastique, il oublia tout et poursuivi son ouvrage de manière machinale de ses mains gantées. Une fois seulement il piqua un peu trop fort dans la chair et ne s’arrêta même pas pour s’en excuser. Il devait le soigner au plus vite et de son mieux.
« Aller, si on meurt ce soir… je plaisante, j'te jure… mais quand même… tu veux bien me dire une pointe de ton secret ? Ca met du piment tout ça, mais au moins, je voudrais te connaître un peu. Que cherches-tu tellement à savoir ? Je peux peut-être t’aider mieux qu’un simple aide-soignant… »

Drôle d'urgence de percer le mystère, à voir ainsi son corps abandonné dans une drôle bulle d'intimité, sans rien connaître que son nom, Raphaël et quelques phrases à la volée.