Astrebrume

Le vent d’Est s’était soudainement levé, impétueux, et avec lui la poussière et les cendres, fouettant le visage du frêle pérégrin emmitouflé dans sa cape de voyage. Renâclant – tant de dépit que pour évacuer ses naseaux assaillis – ce dernier remonta sur son visage juvénile l’épaisse écharpe grenat lui enserrant le cou, plissant ses yeux fauves pour tenter de discerner quoi que ce fut devant lui.

Il était dors et déjà ardu de progresser en ces terres arides, frappées par un soleil de plomb, les rares sentiers accidentés, maigres parcours praticables en passe de disparaître, laissant place à un désert de rocailles, clairsemé d’arbustes desséchés et de touffes éparses d’une végétation jaunissante.

Sa queue de cheval ébène claquait au vent dans son sillage, tel le fanion usé d’une armée en retour de l’ost. Et le garçon donnait cette même impression de lassitude et d’épuisement qu’un soldat n’ayant que trop guerroyé et en mal de son pays. Or, celui-ci, plutôt que de le retrouver, il le quittait…

Éreinté, pestant contre la tempête, l’œil lui brûla brusquement, sous l’assaut des éléments. Khang’Haw tomba alors à genoux, sans crier gare, suite à un craquement des plus sinistres…

"Non… Non non non ! Pas… Aaaaah ! … Encore ! Pas maintenant !"

Sa voix, étouffée par son écharpe, laissait transparaître une profonde terreur, vrillant ses cordes vocales. Le timbre rendu grave et quelque peu guttural par sa fraîche pubescence semblait pourtant monter dans les aigus au fur et à mesure de sa complainte.

S’écroulant sur son flanc, c’était tel si son corps tout entier bouillonnait sous sa lourde cape. Se débattant contre une force invisible, le garçon des steppes se mit à hurler, de plus en plus haut, son ton pubère laissant place à un crissement suraigu, qui n’avait plus rien d’humain…

Chaque seconde s’écoulant s’accompagnait de spasmes et de craquements osseux, des plus effroyables qui soient, tandis que la carcasse du jouvenceau semblait fondre comme neige au soleil. Il n’advint guère plus qu’un amas d’étoffes balayées par le vent, à moins que quelque tremblement ne parvienne encore de l’intérieur…

Change-Peau : Khang’Haw est né différent. Allez savoir si la Malice en a fait son œuvre, ou si quelque Esprit a posé son empreinte sur cet enfant… Toujours est-il que ses sautes d’humeurs provoquent chez lui une singulière et ô combien éprouvante métamorphose.

Colère, frayeur, souffrance, tout ce qui l’éprouve moralement, mentalement ou physiquement tend irrémédiablement à déclencher sa terrible transformation en une roussette, ces chiroptères frugivores massifs nidifiant çà et là, sur les berges boisées de l’Argenté.

Si ce n’est que ces bêtes n’excèdent jamais une envergure d’un mètre cinquante, et que Khang’Haw, à dix-sept printemps, atteint pratiquement le mètre quatre-vingt…

Kama : Autant un outil qu'une arme blanche, le kama de Khang'Haw est à proprement parler son unique héritage familial, si l'on fait abstraction de ses guenilles. La lame a survécu à maints travaux dans les pâturages, tenant bon grâce à l'entretien qui en a été fait, contrairement au manche, qui lui a souvent dû être changé.

Les ténèbres de la voûte céleste s’étaient parées d’éclats miroitants, tandis que la tourmente s’était apaisée, une brise à peine perceptible s’insinuant dans la steppe.

La géhenne diurne laissait hui place à une terrible froidure, à peine compensée par les émanations de la terre, qui libérait généreusement l’ardeur qu’elle avait stoïquement subie durant la journée… Transi, désorienté et empêtré dans ses penaillons, l’apatride se débattit amèrement, peinant à se revêtir convenablement.

Il avait assurément repris sa forme originelle… Or son avant-bras le lançait. Une plaie, peu profonde et bien nette, bien qu’irrégulière. A en juger, il s’était lui-même blessé avec sa faucille, au cours d’une de ses métamorphoses. Pour autant, il ne pouvait attester en quel instant, tant le procédé – initial comme final – se montrait éprouvant.

Déchirant un pan de sa tunique, Khang’Haw s’en fit un bandage de fortune, avant de repasser en revue tous ses effets personnels. Son outre en peau à moitié vide, il n’en bu qu’une gorgée, qu’il garda un instant en bouche. Sa gorge, sèche, en fut quelque peu apaisée.

Rien ne lui manquait, et il avait déjà si peu qu’il en remercia en silence ses Ancêtres, ainsi que les Esprits tutélaires. Puis, sans s’attarder plus longtemps en ces lieux, il se dressa péniblement sur ses jambes et reprit sa route.

Scrutant les astres, il n’eut nulle peine à s’orienter en direction de la Juste. En cette saison, son père lui disait qu’il fallait se fier au Regard de Fanthret, quand bien-même ça n’était l’étoile la plus aisée à percevoir.

Son père… Se mordant la lèvre, le vagabond tenta de le chasser de sa mémoire, se focalisant sur les aléas du terrain. Il n’en avait pourtant que de bons souvenirs.

Jamais il ne s’était senti autrement qu’aimé et choyé par cet homme, simple berger menant ses bêtes vers les pâturages. Aussitôt qu’il fut en âge de le suivre, il leur arrivait de veiller sous les étoiles, tantôt à converser de choses et d’autres, tantôt savourant en silence chaque once du spectacle s’offrant à eux. Quand la vie est rude, on doit se montrer avide de tels attraits. C’est tout du moins ce qu’il disait.

Et puis, l’hiver dernier, la fièvre lui avait arraché la compagnie de cet homme bon, livrant sa famille à elle-même. Khang’Haw avait redoublé d’efforts, et s’acquittait fort bien de mener le troupeau. On ne pouvait non plus dire qu’il bradait ses bêtes, parvenant à faire entendre raison aux négociants, qui pour autant maniaient les mots tels des poignards, et ne ménageaient leurs efforts pour tenter de déposséder le garçon…

Or, en tant que veuve, Ayuurzana perdait de son statut, et les pressions des autres nomades eurent raison d’elle. Il lui fallait préserver sa fille, Taya, du besoin, et tôt ou tard son fils irait fonder sa propre famille. Elle ne pouvait ainsi s’en sortir seule, en des lieux si hostiles.

La rancœur arracha un juron au marcheur solitaire, qui pressa le pas. Il ne devait pas s’emporter, ou bien le cauchemar reprendrait…

Son oncle y avait vu là l’opportunité de s’accaparer les biens de son défunt et peu regretté frère. En tant que puîné, il avait été contraint de s’écarter en bien des manières de son chemin, notamment de la main d’Ayuurzana. Le Destin lui rendait donc ce qu’il jugeait lui revenir de droit.

Or, il y avait ce neveu et beau-fils, dernier obstacle à ses désirs, qui occupait le yourt, et ne cédait pas la moindre miette du patrimoine familial.

"Tu veux des moutons ? Soit, procure-les toi par tes propres moyens. Ceux-là m’ont été légués par mon père. Avec lui, je les ai vu naître, grandir et donner la vie à leur tour. J’ai veillé sur eux jour et nuit. Ils me reviennent. Tu n’en verras ni la laine, ni la chair, ni les Astra qu’ils me rapporteront."

Le poing de Qi’Jhung avait alors fusé, emporté par la rage. Et avec, le secret du jeune homme. Après la stupeur et l’effroi, le reflet de cette chauve-souris virevoltant frénétiquement sous la tente, cherchant vainement à lui échapper, il le savourait à chaque fois que ses paupières demeuraient closes…