Mer 30 Aoû 2023 - 1:51

Grand Corps Malade.
La Forêt de l'Arbre-Dieu. S'il y a bien une chose qui n'a pas changé en deux mille ans, c'est bien cette forêt. Le Cœur d'Uhr est toujours aussi antique, toujours aussi mirifique et toujours aussi envahit d'esprits si on en croit les mortels du coin. Pour moi, il est toujours aussi curieusement silencieux pour un tel environnement sylvestre. Il n'y a guère que quelques bruits d'animaux dans le coin et, de mon côté, en dehors des fantômes vivant dans mon crâne, je ne perçois pas vraiment d'esprits dans cette partie de la forêt. Quand je suis venu au monde, cela faisait presque une cinquantaine d'années que les conciles avaient interdit les pèlerinages au sein de la Forêt de l'Arbre-Dieu. D'après les rumeurs d'époque, c'était pour faire taire la raison de l'existence des Cénotaphes. Ces grandes stèles dont le bruit courait qu'elles étaient les monuments mortuaires des centaines d'inconnus, membres du Premier Cercle ayant donné leur vie pour combattre la brume.
Aujourd'hui, je ne sais ce qu'il en est réellement. Deux mille ans plus tard, leur secret a peut-être été percé. Il en reste que le secteur n'est plus prohibé et m'y rendre est une chose que j'envisage sérieusement. Loin de la technologie, loin de ce qui, pour moi, n'est toujours qu'un futur lointain que je ne comprends pas. Retourner aux sources, du moins pendant un temps, serait quelque chose qui pourrait apaiser mon esprit. Retourner à l'essentiel, à ma vie d'avant, pendant quelques jours, voir une semaine toute entière, devrait me permettre de calmer mes tourmenteurs pendant un temps.
Et ils sont nombreux, ces temps-ci, mes démons. Cela faisait quelque temps que je voyais Evelyne m'observer sans rien dire, au détour d'un couloir ou dans le reflet d'un miroir. Une invention de mon esprit malade, me montrant mon enfant morte il y a deux mille ans, me regardant d'un air accusateur comme si elle me reprochait ma survie toutes ses années. Mais ses yeux pleins d'une rancœur qu'elle n'a jamais ressenti n'était rien comparée à sa voix, me reprochant mes erreurs, mes actions, toute ma vie à chaque fois que je m'allongeais dans le lit de ce trop petit appartement d'Opale. Une voix élégiaque qui emplissait mon cerveau, relatant mes actes passés et les comparant à mon présent.
Mais tous les reproches d'Évelyne n'étaient, en soi, pas la pire de mes tortures. Les souvenirs, au cœur de cette habitation, sont légion en plus de m'être étrangers. Ces souvenirs sont ceux de celui dont j'ai volé le corps, de l'homme d'avant, de celui que je remplace. Un cadre photo sur une table de nuit passe dans mon champ de vision et je vois la femme qu'il représente s'animer pour me traiter de meurtrier, me reprocher d'avoir dévoré l'âme de son mari. Quelques pas dans le couloir et je vois ces fantômes que je ne connais pas, mais que je sais appartenir au passé de ce corps, me montrer la vie que j'ai absorbée.
Cela faisait un moment que j'avais tendance à atermoyer mon départ, mais ce harcèlement constant, provoqué par ce qui n'est que des hallucinations de mon esprit, avaient réussi à précipiter des choses. Il me fallait partir, changer d'air, et aller dans un endroit neutre, loin de tout, loin du temps. Le Cœur d'Uhr, la Forêt de l'Arbre-Dieu, m'avait semblé être un bon compromis, un bel endroit où s'oublier et où oublier le temps qui passe. Durant mon trajet, l'intégralité de mon voyage, Evelyne m'avait laissé tranquille et rien ne me rappelait ce corps que j'occupais injustement. Ce ne fut qu'après que j'ai trouvé un endroit calme, proche d'un point d'eau, que la première piqure de rappel survit. Du coin de l'œil, je pus voir le tissu de cette robe bleue mélangée à cette crinière d'or, s'enfuir derrière le tronc d'un arbre.
Ethern : Evelyne ?
Allant derrière l'arbre en question, je ne voyais plus ce que mes yeux avaient aperçu, mais j'entendais son rire me guider au travers de la forêt. Petit à petit son rire s'accompagnait de rires d'autres personnes que je savais être issu des souvenirs de l'autre. Je continuais de poursuivre ces rires, jusqu'à ce qu'au détour d'un arbre, plus rien. Plus de rires, plus de voix, plus d'hallucinations. Je me retournais donc, après un moment d'hésitations, pour me retrouver avec une version torturée d'Evelyne me faisant face, son visage collé au mien.
Evelyne : Imposteur !
Je reculais instinctivement sous son injonction et je chutais à la renverse, ma cheville prise au piège d'une simple racine un peu trop zélée. Moi qui espérais me débarrasser de mes fantômes en fuyant toute cette technologie, je me retrouvais à leur merci au milieu de nulle part. Torturé et désespéré, j'en arrivais, pour trouver un peu de repos, à essayer de m'assommer avec une pierre qui trainait non loin. J'espérais, de cette manière, pouvoir faire taire cette sensation ineffable en me forçant à sombrer dans l'inconscience.
Ce fut dans cet état semi-conscient et très clairement blessé au front, que j'entendis de nouveau des bruits de pas. Ignorant si ceux-ci étaient réels ou le fruit de mon imagination, je sombrais dans l'inconscience.
