Astrebrume

De constitution délicate, aux membres déliés, aux attaches fines, Jeleb semble à peine toucher le sol, funambule plein de grâce sur l'invisible fil de sa présence ténue. Parfois plein de contraste, comme son teint laiteux saisissant, ses yeux et ses cheveux aussi sombres et luisants que le velours, tranche, découpe l'espace et l'attention. Parfois tout en demi-teinte, avec des expressions matoises, ambigües, des gestes tantôt lents tantôt véloces, une voix toujours variable, capable du caressant le plus feutré comme d'un cassant glacial. Dans son rythme indéchiffrable et toujours changeant, dans sa démarche quelque peu flottante, transpire toujours tôt ou tard quelque chose de bien plus constant.

Difficile de ne pas remarquer l'orgueil qui exsude jusque de son port de tête altier. Mais loin d'être une fierté étendard, un ego lancé comme défi permanent à l'autre, ce sentiment tout aussi fort le porte au delà des oppositions plus basses. Jeleb se sent, se sait autre, investi de qualités qui le rendent impropres et indispensable à la gloire tout à la fois. Tout dépend de qui en parlera. De qui voudra voir ceux qui font, ou ceux qui ont rendu le fait possible. Plutôt la voile, ou le vent qui l'a poussé jusque là. Et plus les hauteurs sont vertigineuses, plus les bourrasques sont fortes...

L'existence étant le plus sérieux des jeux, il faut bien savoir créer quelques rebondissements, n'est-ce pas ?  Et si l'on parle de ce que les autres savaient, auraient, devraient... Même si l'élémentaire aime à déprécier sa propre mémoire, peu de choses se perdent définitivement, et une quantité d'informations que d'aucuns qualifieraient de dangereuse se trouve là, attendant le moment le plus opportun à son goût pour remonter. Mais pas forcément à son propre avantage, ou même pour obtenir quelque chose de bien substantiel, non. Jeleb n'aime pas la facilité ou les grands éclats, mais le mouvement, les rebondissements.

En bon élémentaire de l'air, il n'en manque pas. Blague à part, Jeleb n'a jamais été un grand combattant et ne le sera jamais, et sa nature prend des formes plus utilitaires. Sa relative longévité en atteste, ses prouesses sont surtout défensives, ce qui est d'autant plus facile lorsque ce qui nous a engendré est le plus insaisissable et élusif des états. Sa bonne connaissance de la météorologie et des courants aériens se marie en revanche de très belle manière avec ses aptitudes; donner un petit coup de pouce à un bon vent se révèle aussi efficace que pratique, par exemple.

Jeleb existait avant d'exister, sous une forme toute autre dans laquelle ses souvenirs même perdaient tout sens. Il devint ce qu'il est encore maintenant comme un précipité pâle et inattendu, sur ce qu'il restait d'une épave de vaisseau encore fraiche. Devant lui, quelque malchanceux, pécheur égaré ou marin, pirate en bout de course peut-être. La mort l'avait cueilli jeune pourtant, et dans le regard aveugle qu'il adressait au ciel bientôt aussi voilà que ses pupilles immobiles, on aurait presque pu lire un naïf étonnement. Dans son dernier souffle il avait pris une posture toute spéciale, un bras complètement étendu, l'autre replié presque comme pour venir se gratter le coté du crâne, alors que le reste de son corps, gisant sur le pont, imprimait une torsion des pieds jusqu'aux épaules, donnant à cette mort un coté presque chorégraphié. L'élémentaire ne se souvenait pas de tous les détails de son existence, loin de là, mais cette courte et première scène restait profondément gravée en lui.

On se perd vite, dans le fil des siècles, surtout si rien ne nous rattache à quoi que ce soit de concret, de durable. Encore plus dans un monde où tout semble destiné à s'éteindre dans la douceur ouatée d'un brouillard promesse d'oubli, d'un néant doux et gris, insondable. Un péril peut-être trop insidieux pour que les êtres d'Uhr s'en contentent, et Jeleb se rendit bien vite compte que tous s'attelaient, avec un enthousiasme commun, à se trouver d'autres sujets de conflit et d'émoi, de vie et de mort. De quoi trouver matière à loisir, à tout le moins. Peut-être pas autant que ce qui pouvait bien se cacher derrière l'écran de la Brume cependant.

C'est du moins la réflexion qui guida ses actions pendant longtemps. La période de creux qui suivait l'apogée de l'Âge Noir ne se prêtait guère aux considérations les plus légères. Plutôt à un savant mélange de prudence et d'esprit d'initiative... Car s'il est aisé de découper ainsi les périodes a posteriori, la vivre (ou la subir) ne donne pas cette même longueur de vue, et rares sont les individus à même de tôt sentir le vent tourner.

Jeleb eut un mélange de chance et de bonne intuition. Sa nature le rendait particulièrement disposé à ce qui demande de la mobilité, et définitivement avantagé dans le maintien d'un réseau commercial, physique et social, par sa longévité. Il arrivait au tout début d'une ère d'échanges de plus en plus intenses à une échelle de plus en plus grande, que demander de plus ? L'élémentaire n'aimait pas trop s'exposer lui-même, en revanche, et rapidement des figures plus vendeuses prirent le devant de la scène de ses affaires, se succédant au rythme des générations plus mortelles. Certains choix stratégiques se révélèrent incroyablement payants, comme celui de préférer, malgré leur pouvoir alors bien inférieur, les groupes scientifiques au puissances encore installées de Sancta, qui finit par devenir Epistopoli.

Toutes les bonnes choses ont une fin pourtant. Malgré toutes les dispositions prises, malgré ses propres explorations, la lassitude commençait à s'installer pour l'élémentaire, et finit par lâcher les rênes de sa plus grande œuvre, quittant son rôle de l'ombre pour se désintéresser des affaires internes à l'organisation qui devenaient de plus en plus complexes, obscures, et dangereuses. Laissée à la direction d'autres, le réseau finit avalé par un autre, perdant son nom et sa postérité au profit des gagnants de l'histoire, les Caravaniers, qui continuèrent de s'implanter et de s'étendre.

Mais après une période plus calme, entre percées dans la Brume et aventures humaines à Opale, l'envie de s'impliquer un peu plus se faisait à nouveau sentir, et Jeleb posa à nouveau son attention sur une ville encore pleine d'avenir et de curiosités. Plus spécifiquement, leurs recherches rendaient possible quelque chose qui avait toujours manqué à celles et ceux que l'élémentaire avait suivi et dirigé, quelque chose qui assurerait la richesse et l'influence de qui parviendrait à le faire arriver en premier sur le marché. Si maintenant la technologie s'est répandue et les entreprises fournissant moteurs, coques, gaz pressurisés et autre sont légions, cela n'a pas toujours été le cas. Quoi de mieux que les aéronefs pour asseoir un élémentaire d'air ?