Astrebrume

Ysold paraît froid. Il a cette façon de se tenir droit et cette manie d'être à l'écart qui lui donnent un air intouchable. Un je-ne-sais-quoi dont il ne se défait pas. Barbe faussement entretenue, faussement laissée à l'abandon; il se donne des défauts. Visage cerné, mèches rebelles, dos courbé. Il n'est pas là pour charmer. Silencieux. Discret. Réservé.

Ou tout du moins; il l'était. Cela reste bien dur de se débarrasser de vieilles habitudes, mais Ysold fait des efforts. Il tente d'éclater sa coquille, laisse apercevoir quelques moments de tendresse. Sourires discrets, rêveurs. Il se laisse porter, tente de suivre le rythme que le drôle de duo qu'il a rejoint mène. Il se plaît ainsi, à faire de son mieux.

Il a cette façon un peu hésitante de faire les choses. La peur de mal faire ou celle de trop bien faire. Il cherche constamment une moyenne, une constante qui lui convient. Pas assez bon pour être remarqué, pas assez mauvais pour être moqué. Et pourtant, il a désormais cette envie de se surpasser. D'être quelqu'un qui peut égayer leur regard. Une personne sur qui on sait pouvoir compter.

Il marche sur un fil qu'il s'est lui-même fixé, Ysold. Mais pour eux, il serait totalement prêt à tomber. Il ne sait pas vraiment pourquoi, mais c'est ainsi. Parce qu'après des décennies de solitude, il s'autorise enfin à entrevoir quelque chose de possible. Un foyer. Une famille. Alors, il le dit souvent, il s'excuse de ne pas parler énormément. Peu de mots valent mieux que trop. Mais sa langue se délie au fur et à mesure du temps. Quelques traits d'humour apparaissent même.

Tout cela ne lui pèse pas plus que cela. C'est une habitude, une façon de vivre. Il sait que ces changements sont bénéfiques. Il le sent à son sourire en coin lorsqu'un mal de cœur arrive. Il l'entend à son soupire protecteur lorsqu'une terrible idée est prononcée. Il l'observe à ses doigts qui répètent répètent et répètent encore et toujours les mêmes gestes. Pour être à leur hauteur. Pour qu'eux aussi, soient fiers de lui; de la même façon qu'ils sont les êtres qu'il chéris le plus au monde.

Beaucoup de choses peuvent se produire en quinze décennies. Il suffit d'une personne pour bouleverser l'équilibre. D'un visage pour vous marquer à vie. D'un exemple pour marcher dans ses pas. Avant d'être Ysold, il n'y avait qu'une Nebula. Un nuage de brume, si petit, si discret, qu'il se laisse porter. Il s'éloigna de la Mer, celle qui était son foyer, son tout, son soi. Elle dériva. De lieux en lieux. Et un jour; elle s'arrêta. Entrée par hasard dans un bâtiment. De pièces en pièces. Jusqu'au fin fond des lieux. Il était hors de questions de faire marche arrière.

Alors, Nebula patienta. Dans les cachots du Guet de Fienk, là où la lumière n'arrive pas. Elle laissa le temps couler. Et le temps s'écoula. Le passage n'était pas fréquent, ainsi, ce nuage ne comprit pas tout de suite l'utilité du lieu. Une habitation pour des créatures qui grouillent. Qui couinent. Quatre pattes, une queue. Des petits animaux qui vivent en essaim. Les rats.

Et puis un jour, dans ce lieu étrange, une lumière. La porte qui s'ouvre, une personne qu'on pousse. La lumière qui repart, aussi vite venue. Et cette chose qui reste là. Cet homme qui, seul, se met à pleurer.

Cet homme ne ressortit pas. Son cadavre fut la seule chose à quitter ce corps. Et Ysold décida d'exister. De reprendre ses traits. Ce dont il s'en souvenait. Peut-être ne ressemble t-il pas à l'identique à cet homme. En tout cas, cela suffit. Lorsqu'il décida de sortir de ce lieu, les regards ne comprenaient pas. Ysold n'avait pas besoin de les comprendre. Il avait choisi cette appellation car c'était le mot qui était répété lorsqu'il passé. Probablement celui de cet homme. De ce corps.

Mais Ysold ne voulait guère vivre comme lui. Il avait déjà vécu ainsi. Il avait déjà patienté de longues années dans cette obscurité. Il avait déjà attendu sans rien faire. Il voulait goûter à ce qu'il avait aperçu en errant, en se laissant voguer, loin de sa Mer. Alors, il parti.

Ce fut la dernière fois que l'élémentaire mis les pieds au guet de Fienk. Il erra sans savoir où aller, seul. Erra sans savoir quoi chercher, ni quoi faire. Un pèlerin d'une quête incertaine. De passage, silencieux. Il ne se présentait jamais, même s'il avait un nom. Il ne montrait pas ce qu'il était, qu'il était.

Il errait, sans cesse. A observer les gens mourir. Tomber, sombrer, disparaître. Le temps qui file, sans qu'ils parviennent à arrêter quoi que ce soit. A voir les visages des proches pleurer. Lui, n'avait aucun de ses problèmes. Alors, il ne s'en mêla pas.


Et les villes se déchirent, la Brume avance, les hommes grondent. Et Ysold ne dit rien; observateur silencieux. Ce ne sont pas ses affaires, toutes choses revient un jour à la Mer.

Pourtant,

Il y a eu cette exception. Dans ce chaos humanitaire, Ysold a décidé de vouloir croire. Il les a aperçu un beau jour, au croisement d'une ruelle. Il restait à l'écart, loin de cet attroupement. Eux, vivaient. Eux, avaient une raison d'être. Semblables et différents. Ysold resta un instant face à ce spectacle. Et même lorsque celui-ci se termina, il ne bougea pas. Quelque chose bougeait ailleurs, en lui.

Alors Ysold se renseigna. Chercha à savoir qu'ils étaient. Parlait de sa voix fatiguée par l'absence d'utilité. On lui indiqua qu'ils étaient partis. Une histoire d'aventure, comme dans leurs chansons.

Les aventures finissent mal, Ysold le sait très bien. Paniqué, incertain, incompréhensif, il se met en chemin. Il se souvient des visages ternes, blêmes, lorsque la perte se présente. Il ne sait pas pourquoi eux, ne sait pas ce qui le pousse. Il les aperçoit; et il n'ose pas. Il attend, suit. Il redevient ce qu'il était dans cette salle, au Guet. Une ombre qui les poursuit. Qui guette. Une sorte de croque-mitaine. Pour être sûr, oui, pour être qu'aucun ne pleure.  

Et puis l'action arrive et il ne peut pas rester là, simple observateur depuis toujours. Il décide d'agir, de tenter du mieux qu'il peut d'aider. Il peut même leur permettre de fuir; une diversion, une discrétion ...

Il ne saurait plus vous raconter, Ysold, le fin mot de cette histoire. Il ne sait plus si c'est une idée absurde de Romance qui les tira de cette affaire, ou le sang froid d'Asbel. Il s'en moque, désormais. C'est un souvenir important, mais pas plus que les moments de maintenant.

Parce qu'Ysold sait pourquoi il est, désormais. Pourquoi il devait se laisser errer loin de sa Mer. Et tout cela lui paraît bien plus réel que toutes ces années d'existence.