Quoiqu’elle se reproche une seconde son indiscrétion, le court échange avec les deux rapporteurs devant elle constitue à ses yeux un sursis bienvenu, un dernier instant de légèreté avant que la gravité du procès ne les écrase, quand bien même cela leur vaut une semonce de la part de Sœur Lucetta qui les rappelle à l’ordre sans souffrir la moindre discussion.
À contrecœur, Meije contemple l’aspect miséreux de la criminelle enfin parue, l’opprobre d’Aramila tout entière. Autour d’elle, certains murmurent que l’horreur de son âme a déjà commencé de lui véroler le visage, que le poids de ses actes infâmes est tout ce qui la courbe vers la terre, comme pour l’y rappeler. La Sentinelle ne sait pas bien ce qui lui serre le cœur, à cet instant. Elle n’a pas le loisir de le déterminer, en aurait eu peur de toute façon : l’image diminuée de Yodicaëlle Sarnegrave est aussitôt engloutie par son escorte de métal.
De plus en plus mal à l’aise, elle écoute l’Archevêque de Dainsbourg présenter les accusateurs, s’émeut de leur nombre en regard d’une défense qu’un seul devra mener à son corps défendant. Elle entend Jabril se fendre d’un commentaire ironique sur le sempiternel sourire de Pyros Borges, dont la vue gêne sa protégée comme un spectacle indécent l’aurait fait ; elle perçoit la crispation grandissante de Portia lorsque vient le tour des représentants d’Epistopoli, si bien qu’il lui semble être prise dans l’étau de deux courants contraires. Elle en oublie d’applaudir – aurait-elle seulement compris le sens et le bien-fondé d’un tel geste ? En vérité, il lui est impossible de détacher son regard de la criminelle. La perspective du vote à l’issue du procès la terrifie, sans qu’elle ne sache bien pourquoi – peut-être parce que la légitimité à juger autrui est toujours un droit que l’on s’arroge, pour ne pas dire que l’on usurpe. Un peu malgré elle, sa main vient se refermer sur celle de Sœur Lucetta qui égrène les billes d’un chapelet, comme pour chercher un semblant de réconfort dans leurs prières communes à l’attention des Douze, et elle lui sait gré, dans le secret de son cœur, de ne pas lui battre froid.
Les chefs d’accusation sont martelés avec force et Portia se tend un peu plus, si c’est possible, à l’évocation du Régent. Cependant rien n’aurait pu préparer Meije à entendre cette voix ferme reconnaissant tous les crimes énoncés pour en fin de compte plaider non coupable. Le sol aurait tout aussi bien pu se dérober sous leurs pieds, à tous, et elle a l’impression que la vocifération enragée de la foule la détache presque de son assise. Elle comprend de moins en moins ce qui se joue au sein de la Tribune et ne doit s’enfoncer que plus avant, de minute en minute, dans la poix de l’ignorance. À chacun son supplice.
Elle ne fait en partie la lumière que sur une chose : la peur inavouable qu’elle avait d’écouter une parole laissée libre, susceptible d’introduire dans les esprits les plus tendres – parmi lesquels compte le sien – les destructeurs ferments du doute. Le ballet des accusateurs ne la dément pas et ne lui apporte aucune espèce de certitude. Avec la crainte de mal agir, elle écoute un peu trop attentivement les réponses de l’accusée, se surprend à être un peu trop sensible à l’émotion – factice ou sincère ? – qui étrangle certaines de ses paroles, à trembler devant l’impertinence qui la pousse à se faire accusatrice en retour. Une part d’elle ne débusque pas la traitreuse voix du fanatisme, la casuistique perverse d’une meurtrière essayant en dernier recours de s’ériger en martyre. Tout ce qui la sauve de l’erreur, c’est ce refrain du
mal nécessaire, si souvent entendu chez Jabril, et qui aujourd’hui encore lui fait horreur – une faiblesse morale, de ces résignations trop faciles qui salissent comme le sang. Elle se sent tout de même dépassée. Les mystères de l’Arbre-Dieu, lui-même gorgé du sang des sacrifiés selon les dires de Yodicaëlle Sarnegrave, lui ont toujours échappé. Le savoir mourant est une chose ; comprendre l’intérêt de mettre un terme à son agonie en est une autre. Rien, chez elle, ne peut souscrire à ce tableau abject d’un peuple cimenté par la glaise de la souffrance, dont l’Intendant des armées du Renon se charge de rappeler la voix en ajoutant à une liste déjà longue un ultime chef d’accusation. Meije n’ose tourner le visage vers Portia. Elle ne parvient pas non plus à esquisser le moindre geste pour se boucher les oreilles, comme si un sentiment de honte l’empêchait de se soustraire à l’atrocité. L’espace de quelques secondes, il lui semble que son corps se dissocie de sa conscience, dans une insurmontable tétanie de cauchemar. Son sang se fige et lui donne froid, au mépris de la chaleur implacable qui pèse sur leurs têtes, ses yeux se brouillent et sa gorge se noue amèrement. Les rires qui flagellent sans pitié une défense chancelante achèvent de lui donner la nausée.
Du reste, comme s’ils avaient fixé le soleil trop longtemps, subsiste ce point aveugle que la meurtrière ne daigne toujours pas éclairer. Meije a déjà entendu ce genre de discours, sans oser y accorder le moindre crédit – la croyance tenace
qu’on leur cache quelque chose. Ces paroles résonnent un peu trop étrangement en elle, qui n’a jamais fait partie des confidences parmi les siens, que l’on a toujours prétendu protéger,
préserver d’un savoir bien plus inconfortable que l’ignorance. Une fois encore, elle n’a pas le temps de se torturer l’esprit plus avant, puisqu’une représentante d’Opale les décapite d’un même couperet en annonçant la mort de l’Arbre-Dieu comme on partagerait les banales nouvelles du jour. Autour d’elle, la foule est partagée entre agitation et sidération, entre tentative de comprendre l’incompréhensible et refus catégorique d’y croire. Et l’intervention suivante, qui amène la figure sentimentale d'un père dans l'équation, n'arrange rien.
Meije sent la main de Sœur Lucetta entourer la sienne devenue tremblante. Elle regarde sans vraiment la voir la droiture proverbiale d’Amalia Zirkys se dresser non pas comme un glaive, mais comme un tuteur d’airain pour tous ces cœurs malades de douleur et de haine. «
Beaucoup de choses ont été dites, commence-t-elle d’une voix égale,
mais quelques éléments restent en suspens. Nous avons le motif, nous avons le crime. Mon intervention ne vise donc pas à revenir sur ces points, mais à mettre en lumière quelques remarques, utiles pour un futur proche. » Elle prend le temps d’inspirer profondément avant de poursuivre : «
Cette personne a été au cœur du camp adverse et a connu ses plus intimes secrets – dans la mesure de ce qui lui a été laissé. Elle présente, de plus, certains sévices qui nous étaient alors inconnus sur l’usage trop intensif de certaines technologies cristallines. La tuer permettrait au XIIIème Cercle d’enterrer de trop nombreux secrets et il serait inopportun de céder à cet élan. De ce fait, je ne conseille pas la clémence mais la retenue. Yodicaëlle Sarnegrave a de toute évidence été manipulée par son culte, et la voir mourir les arrangerait. Ceci clôt mon intervention, merci. » Les huées qu'aurait pu inspirer l'exhortation à la retenue sont étouffées par le froid pragmatisme de la Commissaire du Guet. Sans doute Yodicaëlle Sarnegrave comprend-elle cela, car c'est exactement par le même esprit qu'elle rétorque aussitôt : «
Vous êtes bien candide si vous pensez que je n’ai pas été… interrogée en bonne et due forme. Mon état devrait vous en dire… » L’accusée semble se museler sous l’injonction d’un regard – qu’elle seule perçoit peut-être. «
Merci de me laisser parler, Archevêque, c’est bien pour cela que je suis ici non ? Vous parlez de choses que vous ne comprenez pas… Mais je ne m’opposerai pas à une quelconque coopération : le salut d’Adrah est ce qui m’a toujours guidée. Ce qui continuera de me guider, comme je l’ai déjà maintes fois répété à mes geôliers. Et ce, même lorsque… lorsque j’ai été soumise à la… quand… Quand j’ai été interrogée. » La censure qu’on lui impose est risible et superflue, évidemment, et même un cœur aussi naïf que celui de Meije comprend ce dont il est
question. Elle mesure toute son impuissance devant le serpent de la violence qui trouve toujours de quoi se nourrir et se mordre le bout de la queue. Que faire, alors ? À quel point est-il possible de se raccrocher aux principes fondamentaux, au vœu pieux d’une bonté également présente dans la nature, à la croyance morale qu’aucun projet, aussi noble se prétende-t-il, ne peut s’accommoder d’un quelconque sacrifice humain sans se condamner à la souillure ?
- Spoiler:
Meije est bouleversée par tout ce qu’elle entend et essaie tant bien que mal de se raccrocher à l’adage : cool motive, still murder. Merci beaucoup pour cette mise à jour qui dépote ! **