Astrebrume

Le fin tissu recouvrant sa main glissa lentement, dévoilant peu à peu la peau qui se cachait en dessous. Celle-ci revêtait une pâleur inquiétante. Sans attarder sur ce constat, le Spectre renouvela l'opération avec son autre main. Le mouvement souleva brièvement l'effluve familière et parfumée des onguents, qui malgré tout le soin avec lequel leur propriétaire les appliquait chaque jour, ne suffisaient pas à dissiper complètement l'odeur de mort. Cette fois, Zéphyr s'abîma dans la contemplation de cette paume cadavérique. A l'image de cette ville qui pourrissait de l'intérieure, sa glorieuse architecture d'antan réduite à des silhouettes métalliques monstrueuses quand celles-ci ne disparaissaient pas totalement derrière les vapeurs toxiques qu'elles crachaient à longueur de journée. Le parallèle qui s'effectua dans son esprit fut perçu avec ironie. Combien de temps encore allait-il tenir ainsi ? Le supercherie ne saurait être éternelle, tout comme les excuses évoquant une maladie de peau. Etait-il seulement prêt à abandonner ce Vestige ? Se refusant d'avoir à songer à cette éventualité, le Grand Camérier termina sa toilette quotidienne. A la seule différence qu'il n'enfila pas les vêtements qu'il avait l'habitude de porter à Aramila. En ces terres devenues ennemies par la force des choses, il se devait d'incarner une autre figure. Anonyme parmi les ombres qui empruntaient les rues de la ville.

Se familiariser avec la mode épistote ne se révéla pas une mince affaire. Tout comme abandonner le confort de sa tenue de voyage préparée pour l'occasion. Toutefois, au moment d'admirer son reflet, le Spectre s'en trouva satisfait. Son apparence actuelle était celle d'un petit industriel de la région, suffisamment apprêté pour être considéré comme tel sans pour autant se démarquer parmi ses pairs pour une quelconque réussite sociale. Son objectif demeurait avant tout de se fondre dans la masse et éviter d'attirer inutilement l'attention sur sa personne. Le regard rubis glissa alors en direction de la partie gauche de son visage, perpétuellement dissimulée sous le masque de bois. Un détail avec lequel il allait devoir faire avec, même si Zéphyr lui trouva une raison d'être toute justifiée au vue des circonstances. Après un dernier regard à son reflet, le Grand Camérier quitta la chambre dans laquelle il avait élu domicile pour son séjour au Renon. Au grincement des marches de l'escalier sous ses pieds, le gérant de l'auberge releva la tête dans sa direction, le saluant d'un léger mouvement du menton. Entre fiers Aramilans, la solidarité était de mise.

La relative quiétude de sa modeste résidence s'évanouit au fur et à mesure qu'il remontait la ruelle conduisant jusqu'à l'artère principale du quartier. Sur place, toute l'effervescence d'une ville en pleine révolution industrielle lui sauta au visage. Et s'il était plus aisé de se fondre dans la foule de passants qu'emprunter une rue déserte, le Spectre se résolut à se tenir sur ses gardes. L'aubergiste l'avait alerté sur les dangers d'une promenade nocturne, sans se douter du risque que prenait son interlocuteur à se rendre jusqu'au Renon, et ce, même quand l'astre solaire demeurait haut dans le ciel. Réprimant son dégoût sous les assauts des effluves nauséabondes qui s'infiltraient jusque dans les habitations en contrebas, Zéphyr prit la direction de la cathédrale, miraculeusement intacte. Certes, le bâtiment souffrait visiblement d'un manque d'entretien mais il pouvait au moins se vanter de redorer le paysage du Renon parmi toutes les installations technologiques. L'édifice grandissait à mesure qu'il s'en rapprochait, achevant de le dominer de toute sa hauteur. Si l'air vicié n'était pas aussi présent dans l'atmosphère, nul doute que le Grand Camérier aurait pris un instant pour se recueillir devant cette vision tout en admirant son architecture remarquable.

« Je demande une audience avec le conseiller Borges. »

Peu habitué à moduler sa voix en présence de ses interlocuteurs, le Spectre se constitua pourtant un timbre et une expression ennuyée face aux gardes qui sécurisaient l'endroit. En son for intérieur, Zéphyr ne doutait pas que cette prétendue milice était plus factice qu'autre chose, un moyen de garder l'Archevêque sous contrôle.

« A quel sujet ? » finit par lui répondre l'un des deux hommes, sans être caché de le détailler de la tête aux pieds avant de s'adresser au nouveau venu.

Une curiosité qui valut à l'intéressé un regard noir de la part du faux épistote.

« Ils ont saboté mon installation la nuit dernière. Des mois de travail partis en fumée. Je veux que des mesures soient prises et que justice soit rendue pour cet affront. Est-ce suffisant à vos yeux ou dois-je vous montrer ce qu'il y a en dessous ? » lâcha-t-il froidement, en référence à un incident similaire survenu quelques jours auparavant selon les dires de l'aubergiste.

Tout en parlant, il fit un pas en avant tout en portant la main à son visage, comme avec l'intention d'ôter le masque mais se vit interrompre dans son geste par le second garde.

« C-Ce ne sera pas la peine. Qui devons nous annoncer, Monsieur... ? »

« Jeanys Berthalos. Et précisez lui bien que c'est important. »

Son petit numéro terminé, le Grand Camérier se vit invité à patienter dans un couloir lugubre dans lequel flottait un légère odeur d'encens. En son for intérieur, il s'amusait des réactions que sa présence suscitait sur les gardes chargés de l'escorter à l'intérieur de la cathédrale. Partagés entre l'exaspération et le dégoût, ils demeuraient volontairement en retrait, se contentant de lui intimer d'attendre l'arrivée du conseiller. Son amusement fut cependant de courte durée quand il prit conscience de l'ampleur de la décrépitude du lieu. Si l'aspect extérieur témoignait d'un manque d'entretien, l'intérieur du bâtiment semblait complètement laissé à l'abandon, renvoyant un bien triste état. Qu'un lieu saint se voyait ainsi bafoué de la sorte, plongeait le Spectre dans une sombre humeur. La situation au Renon était pire que ce qu'il acceptait de croire. Une terre conquise, arrachée à ses habitants et sur laquelle, personne ne trouvait réellement la paix. Envahis comme envahisseurs souffraient de la situation actuelle. Pourquoi Epistopoli s'acharnait autant à maintenir son influence ? Ne voyaient-ils pas les ravages à long terme que le conflit engendrait ?

Heureusement pour lui, le Spectre n'eut pas à attendre longtemps. Coupant court au fil de ses pensées silencieuses, l'approche suivie d'une voix familière, l'avertit de la venue de son interlocuteur. Zéphyr se tourna en direction du conseiller pour saluer ce dernier en retour comme l'exigeaient les circonstances de leur entrevue, permettant ainsi à l'or de rencontrer les rubis. S'ils ne s'étaient que peu côtoyés par le passé, chacun ayant fort à faire dans son propre champ d'action, le Grand Camérier appréciait le travail de fond qu'effectuait l'homme sur le terrain, dont l'avis pèserait d'une manière ou d'une autre dans la reconquête du Renon.

« Bonjour conseiller Borges. Merci à vous de me recevoir aussi rapidement. »

Laissant volontiers à son interlocuteur le soin de demander à ce qu'on leur prépare du thé, le Spectre pénétra le premier dans l'étude qu'avait aménagée le conseiller à l'invitation de ce dernier. Surpris par la petite taille de la pièce en comparaison de la prestance du personnage, il ne fit pourtant aucune remarque à ce sujet. Derrière la simplicité de l'endroit, Zéphyr ne doutait pas un seul instant des manigances qui s'y organisaient dans le plus grand des secrets. Finalement, il concéda même des similitudes dans leur manière respective de travailler. Mais si Pyros pouvait se montrer au grand jour sous sa véritable identité, le Grand Camérier n'avait pas ce luxe.

Dans son dos, la porte se referma, annonciatrice de leurs échanges à venir. Et pourtant, dans le silence à peine revenu, des murmures incessants se firent entendre. Le Spectre leva brièvement la tête pour déterminer leur provenance exacte avant de s'entendre proposer de s'asseoir. Reportant son attention sur son interlocuteur, il se résolut même à offrir un sourire énigmatique à ce dernier, ignorant tout de l'effet des ombres et lumières sur son propre faciès. Un détail dans le choix tout particulier des mots de Pyros lui permit une entrée en matière inédite.

« Vos informateurs sont toujours aussi efficaces à ce que je vois. Dois-je m'en faire ? »

A en juger par cet accueil, Zéphyr sut qu'il pourrait s'exprimer librement en présence du conseiller sans risque que des oreilles indiscrètes ne viennent espionner leur conversation, le contraire étant visiblement le cas. Souplement, il prit place sur l'une des chaises disposées dans la petite étude à la suite de la proposition de son hôte.

« Je crains fort que votre intervention lors de la dernière Tribune n'ait pas été au goût de l'Archevèque d'Aramila. » Tout en laissant le temps à son interlocuteur de digérer cette information en marquant une pause, il reprit sans se défaire de son sourire. « Auriez-vous quelque chose à me dire ? »

Pour l'heure, il allait taire les accusations portées par Sylas à l'encontre de l'homme face à lui. S'il se réjouissait de l'intérêt de cette conversation, le Grand Camérier voulait laisser une chance à Pyros Borges de s'expliquer. Libre à ce dernier d'interpréter sa question ouverte comme bon lui semblait. Peut-être même qu'il apprendrait des choses intéressantes en laissant planer le doute sur la véritable raison de sa venue au Renon. Après tout, il n'y avait pas que son physique de cadavre qui réussissait à mettre ses interlocuteurs mal à l'aise. Le Spectre était passé maître dans l'art d'insuffler le doute.

La question claqua dans l'air, aussi acérée que savait l'être la langue de son interlocuteur. Pyros Borges se révélait à la hauteur de sa réputation et leur conversation à venir promettait  d'être sous haute tension. Car derrière une politesse de circonstances, le message était clair : ses rapprochements avec l'Archevêque d'Aramila n'était pas passée inaperçue. Le réseau d'informateurs au sein des Caravaniers était décidément une arme des plus terrifiantes. Zéphyr encaissa le coup en silence, soutenant le regard de son vis-à-vis sans pour autant se défaire de son propre sourire. Il remettrait à plus tard l'étude de cette information.

« Allons, je doute que vous soyez homme à croire que je me sois déplacé pour cette seule raison, je me trompe ? »

Loin du regard scrutateur de son interlocuteur, ses lèvres se scellèrent un instant alors que les iris rubis ne perdaient rien des faits et gestes de son hôte. La brève interruption dont ils avaient fait l'objet plus tôt parut faire retomber la tension entre eux. Au-dessus de leurs têtes, les murmures étouffés aux sonorités métalliques résonnaient toujours, à peine entrecoupés du tintement cristallin de la vaisselle que l'on manie avec précaution et habilité à la fois.

« J'admire votre humilité car s'il est vrai que nous ne sommes personne, vous n'en demeurez pas moins un homme important pour nos agissements au Renon. On ne peut pas en dire autant des éminents membres du Concile. Tout laisse à penser que le sujet du Renon n'est hélas plus au goût du jour lors des Tribunes. A tel point que le conflit est écarté de l'équation qui les préoccupe aujourd'hui. Pensent-ils à ce point la guerre perdue alors qu'elle ne fait tout juste que commencer ? » conclut-il en une interrogation rhétorique envers lui-même.

Son attention se perdit quelque part par delà de la seconde silhouette qui s'activait dans la pièce, pour fixer la porte qui les séparait du monde extérieur, comme pour mieux surprendre l'irruption soudaine et inopinée d'une autre âme s'activant à travers ces murs. Le Spectre le savait, les prochains mots de sa part capteraient toute l'attention de son interlocuteur, si ce n'était pas déjà le cas.

« J'ai eu vent d'informations inquiétantes selon lesquelles l'ennemi serait au courant des actions futures menées au Renon. Alors, à moins que vous ne souhaitiez perdre inutilement des hommes et des femmes ralliés à notre cause, je vous recommande la prudence. »

Cette fois, le Grand Camérier s'anima, allant lentement poser ses coudes sur la table tout en liant ses mains entre elles. Pyros Borges était de ces individus œuvrant à étendre leur influence sur les terres bafouées du Renon mais il n'en demeurait pas moins libre de ces mouvements et opinions personnelles. La preuve en était aux prémices de leur conversation, au travers d'une pique déguisée à son encontre. Alors, Zéphyr savait qu'il lui faudrait trouver la faille dans laquelle s'immiscer, à la fois pour s'attirer la sympathie et l'intérêt de pareil interlocuteur.

« Je veux entendre votre analyse de la situation. Vous êtes le mieux placé pour me faire un compte rendu des plus précis. Qu'avez-vous appris sur les armes ennemies ? »

S'il espérait un jour redorer le blason de la Foi, le Spectre avait conscience qu'il lui faudrait commencer par la reconquête du Renon. L'heure n'était plus aux manœuvres souterraines. Damer le pion aux envahisseurs était le seul moyen pour eux de reprendre l'avantage au lieu de s'enliser dans une guerre d'usure.

Son regard rubis ne quittait plus le faciès de son interlocuteur. Les paroles de ce dernier glissaient jusque dans le creux de son oreille avec la justesse de quelqu'un capable d'une fine analyse devant une situation donnée. Mais si Pyros Borges pouvait s'enorgueillir d'avoir été le témoin silencieux du conflit ravageant le Renon pendant toutes ces années, le Spectre en savait plus que ce qu'une vie humaine pouvait permettre. Sauf que l'ironie le frappait aujourd'hui de plein fouet : dans l'immortalité, il manquait de temps. Tous les deux manquaient cruellement de temps pour voir leurs projets aboutir. Bientôt, une entêtante effluve fruitée envahit la pièce tandis qu'il reportait son attention sur la tasse fumante déposée devant lui. La surface tremblotante lui renvoya son reflet dont il se perdit dans la contemplation, écoutant d'une oreille son interlocuteur se remémorer quelques bons souvenirs.

« … J'aurais voulu la connaître dans son état d'origine. »

Ne pas répondre directement à l'interrogation, entretenir le mystère pour mieux laisser flotter le doute quant à la nature des informations en sa possession.

« Vous l'avez dit vous-même : la guerre enlève. »

L'heure n'était toutefois pas à la nostalgie. Sa mise en garde eut le mérite de capter toute l'intérêt de Pyros et ils purent finalement entrer dans le vif du sujet. Ses yeux parcoururent les notes avec assiduité, notant les noms et les lieux qui se démarquaient parmi les conseils de botanique. L'esprit de son interlocuteur brillait une fois de plus : personne n'aurait soupçonné la présence d'un tel ouvrage pour un homme issu de la terre. Alors même que ses plans se dessinaient là dedans, à la merci du premier curieux qui irait jusqu'à feuilleter négligemment le recueil en question. La voix du second homme dans la pièce l'arracha à ses pensées, forçant Zéphyr à poser le regard sur la pièce que lui tendait ce dernier.

« Les échecs nous apprennent de nombreuses choses. Sur nous-même ainsi que sur nos adversaires. Si l'occasion se présente un jour, j'aimerais beaucoup disputer une partie avec vous. » Il releva la tête, suffisamment pour ancrer ses yeux dans ceux de Pyros. « Ne vous méprenez pas. Je sais que la reprise du Renon nécessitera des sacrifices. Tout comme je sais que nos ennemis sont prêts à tout pour nous percer à jour. Cependant, le nom de notre Ordre ne doit jamais être associé à sa libération. » conclut-il d'une voix qui ne laissait pas place à la contestation.

Si un ou plusieurs Caravaniers devaient tomber aux mains ennemies, aucun d'eux ne devait jamais révéler son appartenance à l'Ordre, pas même sous la torture. Une telle information suffirait à ranimer le conflit entre Episopoli et Aramila. La suite des propos de Pyros l'intéressa tout particulièrement. Redevenu silencieux, le Grand Camérier écouta l'ensemble de sa tirade, sans jamais l'interrompre ou même de faire mine de porter la tasse à ses lèvres. Pourtant, à mesure que les informations lui parvenaient, le Spectre ne put retenir un léger sourire satisfait. Reportant son attention sur le contenu de sa tasse pour laisser le temps à son interlocuteur de calmer l'irritation, Zéphyr se contenta d'un geste de la main pour rassurer ce dernier concernant l'excuse formulée. Au lieu de cela, un simple commentaire s'échappa de ses lèvres aux dires de Pyros.

« Les chiens ne font pas des loups semble-t-il. » Pause. « A qui pensez-vous ? »

Un point dans le discours de l'homme avait suscité également son intérêt, autre que l'identité des individus s'étant attiré les faveurs de son interlocuteur.

« Êtes-vous en train de dire qu'ils ne verraient pas la différence entre leurs propres armes et le feu grégeois ? Voilà qui est intéressant. »

Recourir aux armes ennemies n'avait jamais l'un de ses projets. Une hérésie que cette seule idée puisse germer en lui. Et pourtant... Si l'envahisseur était à ce point aux abois alors il leur était aisé de semer un peu plus la discorde parmi leurs rangs en les montant les uns contre les autres. Nul besoin de se salir les mains en fin de comptes. Quelques rumeurs disséminées ci et là feraient leur œuvre sordide. Quel spectacle sublime que celui de les imaginer s’entre tuer pour leur plus grand plaisir. Son interlocuteur avait admis les limites de ses actions donc ses soupçons devaient viser certaines personnes d'influence. Entre eux, il était devenu inutile d'évoquer l'Amiral ou même l'Archevêque du Renon. Dans les faits, le second l'intéressait davantage. Avec le Régent en fuite et privé de sa figure militaire, Epistopoli serait contraint de reculer. L'occasion était trop belle pour ne pas la laisser passer. N'en déplaise à Sylas Edralden et son désir de vengeance.

« Pyros. Que pensez-vous d'Ekhart Faypher ? » demanda-t-il soudain sans détour.

Il ne s'agissait évidemment pas d'une banale question pour simplement quérir l'avis éclairé de son interlocuteur. Non, l'interrogation portait davantage sur le fait de déterminer si l'individu désigné était dangereux pour eux et leurs plans.

Certaines vérités n’avaient pas besoin d’être exprimée de vive voix. Parfois, il suffisait d’un échange de regards, lesquels en disaient plus long qu’un argumentaire monotone.  Et la réponse de son interlocuteur demeurait celle attendue. Le Spectre n’en doutait pas : Pyros Borges savait former ses hommes ou même faire des sacrifices quand la situation l’exigeait. Celle au Renon était similaire et l’ancien garde renvoyait l’image d’un individu confiant dans ses choix. Zéphyr l’écouta avec attention, jusqu’à ce qu’un point lui fasse hausser un sourcil. L’exclamation amusée de son interlocuteur ne sut couvrir la révélation que ce dernier s’apprêtait à lui confier. Les iris rubis suivirent les mouvements du crayon, identifiant les contours d’une carte. Rapidement, les points stratégiques émergèrent sous les doigts habiles de Pyros, décrivant les actions passées comme à venir. Le sourcil retomba lentement pour autant, l’amusement ne transparut pas le moins du monde dans les traits du Grand Camérier.

« Et il ne vous est pas venu à l’esprit qu’en agissant de la sorte, vous faisiez le jeu de l’ennemi ? »

La seule idée de voir brûler ces infrastructures démoniaques n’était pas pour lui déplaire, loin de là. Mais à quel prix ?

« Vous vous servez des réunionistes comme d’un vulgaire épouvantail, tout juste bon à unir tout Epistopoli contre eux. Pire, pour leur donner raison de s’armer encore et toujours plus sur nos terres. Sans parler du fait que vous mettez en danger toutes les actions entreprises jusqu’à présent en entrant en contact direct avec l’ennemi. Par quel biais négociez-vous ces menus services ? Jusqu’à quel point votre intermédiaire est-il fiable ? N’avez-vous jamais envisagé qu’il puisse s’agir d’un piège destiné à nous appâter ? Que l’un d’eux puisse vous dénoncer ou infiltrer nos rangs ? Je vous pose la question Pyros. »

Une fois n’était pas coutume, les iris rubis accrochèrent sans sourciller les lueurs pareilles à du magma en fusion tapi au fond de ceux de son interlocuteur.

« Je veux qu’ils brûlent tous jusqu’au dernier d’entre eux mais par ces mêmes armes qui ont décimé les nôtres et ravagé nos terres. Faites-vous murmures sournois à leurs oreilles avides. Montez-les, les uns contre les autres. A vous écouter, cela ne devrait pas être trop difficile. Et si cela ne suffit pas, usurpez leurs identités. Le Renon nous appartient. »

La lumière de la pièce dansa furtivement tandis que les flammes consommaient sournoisement le papier laissé à leur portée. Les ombres renvoyèrent des expressions tordues sur les visages des deux hommes qui se faisaient face. La tension parut monter d’un cran, alors même que le sujet d’Ekhart Faypher était mentionné entre eux. L’ancien garde ne se priva d’ailleurs pas pour manifester son mépris à l’encontre de l’épistote, une réaction qui aurait pu amuser Zéphyr en d’autres circonstances. Son interlocuteur ne mâcha pas ses mots et le Grand Camérier prit note des précieuses informations ainsi délivrées. Son regard se posa sur les flammes mouvantes, pensif. Si même Pyros avouait ne pas être en mesure d’atteindre l’épistote alors ce dernier représentait une menace certaine. D’un autre côté, il pourrait leur être utile d’une manière plus qu’inattendue selon ses actions à venir. Il ne faisait aucun doute que ses récentes mesures susciteraient une vague de révolte au Renon, ravivant les convictions des réunionistes par la même occasion.

« J'apprécie votre proposition. Mais je pense que vous avez déjà fort à faire ici, je me trompe ? » Question rhétorique. « Je me charge de lui. Poursuivez vos actions au Renon. »

Son interlocuteur disait vrai : aux yeux de leur ennemi, les Aramilans n'avaient jamais été considérés comme des êtres humains. Et si les autres nations se montraient moins cruelles dans les apparences, elles n'en pensaient pas moins pour autant. Des idiots. En tout cas, le coup avait porté. Il suffisait d'entendre la colère froide qui suintait de chaque mot s'échappant de la bouche de Pyros. En son for intérieur, le Spectre en éprouvait une satisfaction mauvaise. Néanmoins, il prêta une oreille attentive aux nouvelles informations qui lui parvenaient. A en croire les propos de l'ancien garde, l'ennemi ne pourrait prétendre à une union, même temporaire, pour asseoir sa domination au Renon. C'était tout ce que Zéphyr avait besoin d'entendre. Ça et le fait que son interlocuteur était confiant dans le choix de ses hommes envoyés sur le terrain. Nul besoin d'argumenter davantage à ce sujet. Ils savaient tous les deux que Pyros le premier verrait sa tête tomber s'il avait commis une erreur de jugement.  

« Je n'en attends pas moins de vous. »

Le corps du Grand Camérier s'anima alors, son bras s'élançant en avant pour aller cueillir la tasse déposée devant lui plus tôt. La malheureuse avait eu le temps de refroidir tandis que leur joute verbale se prolongeait. Après un dernier regard adressé au contenu liquide qui se balançait faiblement à l'intérieur, Zéphyr porta la tasse à ses lèvres sans aucune hésitation. Les minutes s'écoulant, l'amertume avait pris le pas sur le goût fruité. Ce qui n'empêcha pas le Spectre d'en avaler de longues gorgées jusqu'à suspendre son geste quand la question s'éleva dans l'air.

« Et si je vous répondais que oui ? »

Les iris rubis se fixèrent un instant sur le liquide ambré, lequel laissait désormais apparaître le fond de la tasse qui le contenait, après que sa quantité ait diminué.

« Notre cher Archevêque Edralden m'a mis sur une piste des plus prometteuses. Il serait sot de ne pas saisir l'occasion lorsqu'elle s'offre à nous n'est-ce pas ? »

Leur apparente proximité ne saurait plaire à tous. L'ancien garde l'avait, à sa manière, mis en garde à ce sujet. De quoi amuser le Spectre. Aussi perspicace que l'était Pyros, ce dernier n'avait pas saisi l'importance de cette relation ? Quand l'Archevêque pensait pouvoir s'offrir les services de l'Ordre, son dirigeant renforçait son influence sur le Conseil Œcuménique. Comment ne pas profiter d'une telle opportunité ? Sylas était sa porte d'entrée pour lui permettre de s'inviter sur la scène politique. Le restant de l'infusion disparut entre ses lèvres alors qu'il reposait la tasse sur le bureau. Le son, sec et bref, marqua la fin de leur entrevue. Déjà, le Grand Camérier se redressait pour se mettre debout.

« Je vous contacterai le moment venu. En attendant mon signal, je vous laisse faire ce qui doit être fait. »

Peu lui importait que des innocents perdent la vie dans les actions à venir. Qui l'était véritablement de nos jours ? Mais alors que ses foulées le rapprochaient de la porte, Zéphyr marqua une pause. Une pensée l'obsédait depuis sa dernière conversation avec l'Archevêque.

« Dites moi Pyros... Vous arrive-t-il de suer à grosses gouttes quand vous buvez votre infusion ? »

De toutes les interrogations soulevées lors de leurs échanges, celle-ci était très certainement la plus incongrue. Peut-être même sonnerait-elle d'une manière particulière à l'oreille de son interlocuteur. Pyros était pourtant loin de se douter de la raison derrière cette question. Comme s'il réalisait le caractère saugrenu de ses propos, le Spectre se retourna lentement en direction de l'ancien garde, un sourire mystérieux ornant ses lèvres.

« Oubliez ce que j'ai dit. Que les Douze soient avec vous. »

En prenant congé de son hôte, le Grand Camérier laissa volontiers les pensées se bousculer dans sa tête. Tant d'informations avaient été révélées en si peu de temps. Malgré tout, il restant tant à faire. Pour l'heure, Zéphyr devait se fondre dans les ombres, comme l'Eminence Grise qu'il incarnait.