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Petite goutte et jeune graine

Petite goutte et jeune graine Brandw10
Sam 26 Oct - 13:04

Petite goutte et jeune graine

1896 - Meije & Arno


C’était magnifique, toute cette animation, et un peu déroutant quand même. La presqu’île d’où je viens n’est jamais qu’un ensemble de petits hameaux. Là, c’est vraiment la ville. C’est génial ! C’était nouveau pour moi, je chérissais ce nouvel horizon, ça changeait de la maison. Même la petite meurtrière de la caserne offrait un paysage plus intéressant que l’ouverture dans le mur de la ferme, comme si cette plus petite ouverture pouvait renvoyer et concentrer encore plus d’émotions que les grandes ouvertures sur le vide de la ferme.

C’était mon avis et sans doute que quelqu’un qui aurait vécu ici toute sa vie vous dirait l’inverse.

Aller sur la rade pendant les permissions, pêcher et échanger avec les tritons sur les marchés. Je retrouvais de quoi m’ancrer. Je devais bien me faire rouler dans mes négociations, mais c’était le jeu. Les autres ne manquaient pas de me le faire savoir. Peut-être que j’aurais pu avoir ces épices pour moins cher, en tout cas elles coûtaient moins cher juste sur une autre côte de la Petite Mer.

La mer… C’était magnifique, et c’était la tension. On nous apprenait ça pendant les classes. Si l’Escadrille s’était installée à Doulek et y envoyait certaines de ses nouvelles recrues pour leur formation, c’était parce qu’il fallait donner l’image d’une ville bien protégée. Que ce soit les braies colorées, les pompons sur les couvre-chefs ou les médailles qui s’entrechoquaient, ça donnait à la ville une apparence de place forte et, en même temps, de lieu d’un carnaval constant. C’était amusant de voir autant de couleurs se croiser et ressortir de la dureté des murs et des visages fermés des soldats en garnison, et de les voir tout de même échanger un regard souriant avec quelques vieillards isolés venus pour tailler le bout de gras.

J’aimais cette étendue bleue, parfois calme, parfois agitée, parfois sombre et parfois claire. C’était une base mouvante sur laquelle venait se peindre la multitude de couleurs et de cultures de la ville. Est-ce que j’étais heureux de changer d’air ? Certainement, mais c’était surtout la sensation d’enfin être utile, de pouvoir rencontrer des gens de mon âge et d’avoir largué les amarres de la presqu’île d’Etyr.

Oui, je n’étais pas arrivé depuis longtemps, mais, même en dehors des classes, je ne pouvais que dévorer cette vie de la ville et chercher à connaître ces gens. Il n’y a rien de plus gratifiant que se rappeler que la poissonnière de tel marché avait les meilleurs maquereaux grâce à quelque association avec des pêcheurs tritons ou encore que cette boulangère offrait volontiers le pain rassis qui faisait un merveilleux repas.

C’est ce que je faisais ce jour de permission. Je m’étais levé tôt, à ce moment où la mer est d’encre et qu’une seule ligne de feu s’élève à l’horizon. Je n’avais pas encore de breloques, j’étais tendre, j’étais innocent. Les instructeurs me l’avaient bien fait comprendre à moi et aux autres. Je sortais silencieusement de la caserne pour rejoindre mon coin de pêche favori, sur l’un des derniers quais de la ville.

En arrivant, il y avait déjà quelques vieux habitués, tritons, humains mélangés. Ils ne m’adressèrent pas un regard autrement que pour me saluer en silence. Il ne fallait pas effrayer les poissons. Je sortis de ma besace rapiécée quelques morceaux de pain dur.

Le soleil se levait. Encore ce matin, il y avait bien des chances que je n’attrape rien de particulier. On ne sait jamais vraiment quand on va avoir de la chance, mais j’étais sûr que les meilleurs coins avaient déjà été pris par les locaux qui sortaient régulièrement leurs prises de l’eau. De mon côté, pas l’ombre d’une ondée ou d’un poisson curieux qui s’approcheraient de l’hameçon. “Pas pour aujourd’hui non plus, on dirait, soufflai-je. Les Douze ne sont pas avec moi..." Je ne faisais pas ça tant pour l’exploit de sortir un poisson de l’eau que pour l’ambiance.

Celle de voir la nuit calme laisser place à la ville qui s’éveille. Si j’avais un certain talent pour l’observation, je n’avais pas les compétences pour en peindre un tableau qui lui rendrait justice.

Mais ça valait le coup.
Sam 2 Nov - 18:48
Comme c’est étrange de songer qu’elle ne peut déjà plus compter ses excursions dans la Brume sur les doigts d’une main. Parmi ses frères et sœurs d’armes, il se murmure narquoisement qu’elle grandit, et on s’interroge tout haut, sans craindre de la faire trembler, sur ce que sera sa première blessure, le nécessaire traumatisme initiatique dont il lui faudra se relever pour s'endurcir et mieux repartir. On s’étonne d’ailleurs de ce que rien ne lui est encore arrivé, la faute, prétend-on tout bas, à la surveillance trop étroite et quasiment paternelle que Jabril ne daigne toujours pas relâcher. Quoiqu’elle lui sache gré de sa protection indéfectible, Meije ne peut en même temps s’empêcher de trébucher sur sa prudence comme elle l’aurait fait sur une chaîne entourant ses chevilles. Elle n’ose considérer que la Brume lui est déjà familière, mais n’en éprouve pas moins, de façon un peu prématurée peut-être, la curiosité d’aller plus loin, ce à quoi son mentor ne saurait de toute évidence consentir pour le moment – par exemple en lui proposant de l’accompagner à bord de son navire. Aussi s’est-elle mis en tête qu’elle devait simplement s’y préparer avec plus de sérieux, se travailler elle-même au burin des lames écumantes pour devenir un atout précieux, en s’acclimatant pour commencer à des eaux plus dangereuses.

Mais Doulek et ses passementeries chamarrées lui ont dès les premiers jours de découverte susurré l’existence d’autres secrets. Sans doute l’heure arrive-t-elle toujours où l’on cherche à regarder en arrière, à débrouiller le mystère de ses origines alors même que l’amour prodigué à foison aurait indéfiniment pu tenir lieu d’identité au plus anonyme des orphelins. C’est que Meije, jusqu’à ce jour, n’a jamais eu l’opportunité d’observer des tritons d’aussi près. Elle a d’abord rougi de sentir à l’arrière de son crâne l’aiguillon de l’énigme à résoudre, comme si cela revenait à faire preuve d’ingratitude, à ne pas se satisfaire des inestimables trésors de bienveillance et de tendresse offerts par sa famille d’adoption. La peur ne s’est imposée que dans un deuxième temps ; car comment formuler de façon habile la recherche improvisée de parents dont elle ne sait absolument rien ? Si elle a tout le loisir de constater la camaraderie – apparente du moins – avec laquelle humains et tritons travaillent main dans la nageoire, elle s’aperçoit bien vite, trahie par ses propres maladresses, que l’hybridité n’est pas acceptée sans réserve par tous. On la trouve bientôt trop curieuse, et ceux parmi les soldats locaux qui connaissent Jabril se demandent pourquoi celui-ci laisse ainsi traîner sa protégée là où le sable ne devrait pourtant pas être remué.

Le visage si brutalement militarisé de Doulek ne manque pas de l’intimider. Elle n’est après tout qu’une jeune Sentinelle qui vient tout juste d’avoir dix-neuf ans. Il existe cependant des âmes généreuses partout, et dans une certaine mesure, on finit par l’adopter, là aussi. Chaque jour qui la sépare de son retour à Orimar, Meije se promène entre les étals serrés du marché, sur lesquels reposent les nombreux poissons dont les écailles ne tarderont pas à refléter intensément le soleil de midi. Elle ne grimace plus devant les entrailles de la mer vidées dans des seaux par les gestes sûrs d’hommes et de femmes exposant leurs marchandises à la criée, d’une voix gutturale et chantante. Elle se laisse envelopper par le parfum iodé que charrie l’air du matin et s’enfonce en respirant à fond dans les rues suavement empuanties, jusqu’à atteindre les quais les plus reculés.

Là, il n’y a plus que de rares pêcheurs derrière leurs tréteaux. L’un d’eux est un vieux grand-père bedonnant, très costaud, aux joues extraordinairement rondes, qui le jour de leur rencontre l’a avertie du danger supposé qu’il y avait à se baigner sans s’être d’abord rincé la bouche à l’eau de mer – afin que celle-ci la prenne pour l’un de ses poissons chaque fois qu’elle y respirera et se montre clémente envers elle. Depuis, quand bien même elle a fini par comprendre qu’il ne s’agissait que d’une fausse superstition pour s’amuser de sa candeur, elle ne rechigne pas à se livrer à ce rituel qui lui plaît. Elle a pris l’habitude de cacher ses affaires dans un coin et de s’asseoir au bord du quai pour tremper ses pieds, le ventre délicieusement bouleversé par la proximité de l’eau. Ce jour ne fait pas exception. Bien qu’elle ait du mal à l’admettre, plonger dans les profondeurs alors que le ciel blanchit à peine a quelque chose d’effrayant ; mais elle s’est promis de nager en toutes circonstances, d’apprendre à se remettre de plus en plus vite de ses infirmités, tout en refusant que sa gaucherie ait trop de témoins.

Chaque fois qu’elle plonge, elle fend l’eau et l’eau la fend en retour, nettement, implacablement, sous chaque oreille. La gangue qui entoure son corps tandis qu’elle s’enfonce a d’abord la rigidité et la froideur du fer ; puis ses propres contours se diluent comme une statue de sel, et c’est un allègement quasi divin de tous les membres qui lui fait oublier la combinaison qu’elle porte. Les premières minutes pourtant, c’est plus fort qu’elle, sont toujours alourdies par l’impression glaçante de se faire caresser par quelque fantôme. Alors que ses yeux s’accoutument progressivement à l’obscurité, elle s’imagine qu’on la voit au contraire très bien, depuis les cavités marines servant de refuges aux tribus locales – de ces tritons au mieux défiants, au pire hostiles, qui lui ont très tôt fait comprendre qu’elle devra gagner autrement son laissez-passer. Qu’à cela ne tienne, elle apprend tout ce qu’elle peut apprendre sous la surface, se soumet aux variations de l’eau, des plus limpides aux plus obscures, des plus réconfortantes aux plus dangereuses. Elle sent bien qu’elle n’est pas tout à fait sûre d’elle encore, et qu’elle ne doit surtout pas le devenir d’ailleurs. Il en va après tout de la mer comme des Douze : il faut s’humilier devant elle, garder conscience du fait qu’elle est susceptible de donner autant que de reprendre, de se montrer tantôt nourricière, tantôt meurtrière. N’entend-elle pas les pêcheurs bénir chaque jour où la mer daigne donner, redoutant que, le suivant, elle ne refuse de leur ouvrir son ventre, comme s’ils avaient bien assez fauté pour qu’une punition soit à craindre ?

Combien de temps demeure-t-elle ainsi, à nager éperdument, à explorer les eaux et sa double nature jusqu’à n’en plus pouvoir, parfois jusqu’à courtiser la crainte de sentir ses branchies disparaître d’un coup – car enfin, qui peut savoir ? Lorsqu’elle remonte enfin vers la surface, longeant toujours le quai à bonne distance avant de rejoindre sa cache, elle ne sent pas tout de suite l’hameçon dissimulé dans un morceau de pain que ses cheveux emportent avec eux, s’enroulant progressivement autour à la manière d’un faisceau d’algues aussi duveteuses qu’envahissantes. Ce n’est qu’en émergeant en partie, un avant-bras discrètement couvert d’écailles posé sur le bord du quai, qu’elle sent enfin le douloureux tiraillement qu’est en train de subir son cuir chevelu. « Ouille, ouille, ouille… » Sa main vacante, dont les membranes se résorbent petit à petit, tâtonne maladroitement pour se débarrasser du fautif, sans succès d’abord tant l’emmêlement est important. Et alors qu’elle entend s’élever la voix goguenarde du vieux grand-père, « Sacrée prise, mon garçon ! », elle comprend qu’il y a quelqu’un d’autre au bout de la ligne qui la retient prisonnière. Aussi s’efforce-t-elle de lever les yeux vers la silhouette bien plus juvénile qui se découpe de seconde en seconde dans le crépuscule du matin : « P-pardon, je ne voulais pas vous déranger… » assure-t-elle d’une voix peinée et mal assurée, ne sachant pas encore à qui elle a affaire. Et tout en continuant de se débattre avec l’hameçon : « Je… Je peux vous attraper des poissons si vous voulez, p-pour me faire pardonner… ? Mais je dois d’abord… Aïe… » Non, selon toute apparence, Meije n’a pas encore très bien compris l’intérêt pour ainsi dire métaphysique de la pêche.