Sam 30 Nov - 11:35
Excavation du passé de Doulek
Arno Dalmesca
La pêche avait été bonne. Cela mettait du baume au cœur de marquer des points, comme s’ils se rendaient compte que leur ennemi n’était pas inexpugnable. Il faisait des erreurs, comme eux. Et il pouvait donc être vaincu.
Arno exposait ses trouvailles prometteuses. Cela pouvait tout donner ou les amener à faire chou blanc.
-« Pas exactement. » concéda-t-elle avec pudeur. Ellendrine se voulait avare en détails pour ne pas révéler le procédé antique qui lui permettait de vivre des visions immersives devant le sénéchal. Elle avait vu ce qui concernait la chapelle et le pèlerin, non ce qui s’était passé aux alentours de la ville.
-« Comptons sur une nouvelle illumination d’Ioggmar en temps voulu. » ajouta-t-elle, signe qu’elle n’hésiterait pas à refaire appel à ses visions s’ils trouvaient quelque indice dans la jungle.
Une fois le clan seul, elle rebondit sur les inquiétudes d’Arno.
-« Certes, non. Mais où voulons-nous mettre de l’énergie ? A traquer les bandits avérés ou à nous protéger des éventuelles défaillances de nos nouveaux alliés ? »
Elle avait ce sourire énigmatique, comme si elle avait déjà pesé tout cela. Une flamme dangereuse brillait doucement au fond de ses yeux.
-« Entre nous, il ne vaut mieux pas pour eux qu’ils nous trahissent, fût-ce même par peur et désespoir. Car rien ne saurait les protéger de ma vengeance. »
Le mystère plana sur la forme que revêtirait dans son esprit une hypothétique vengeance. Mais elle ne manquait pas d’imagination et de pugnacité. Son silence était un cadeau à la femme digne qu’elle essayait d’incarner et dont personne n’avait besoin de voir l’image écornée par un sombre avatar.
-« Il y a plus de risques qu’on nous reprenne les preuves découvertes ou que nous les perdions dans la jungle en fuyant que de voir Imran les détourner. Nous pouvons aussi mourir de notre fait dans la jungle. C'est un milieu cruel. N'es-tu pas d’accord Arno ?... il nous faut aussi tester la valeur de cette amitié toute fraîche entre les Dalmesca et les Khadirov… en cas de bévue, lui au moins, nous saurons où le trouver. On ne disparaît pas comme cela lorsqu’on est une telle figure d’autorité. » Sans parler de la cognition qu’elle utiliserait en suivant les traces laissées par le petit poucet.
L’inquiétude existait aussi en elle face à l’incertitude du comportement des Khadirov. Pourtant, elle ne pouvait s’y adonner pour le moment. Disperser ses forces ne les aiderait en rien. « Je crois foncièrement que nous représentons désormais une menace encore plus prépondérante que leurs maîtres-chanteurs. Nous avons tout découvert. Et si nous les dénonçons, c’est toute leur lignée qui éclatera, pas juste un enfant. Au contraire, nous leur avons fait espérer un dénouement heureux, chose qu’ils ne pouvaient même plus espérer depuis trop longtemps. »
Seul le futur livrerait la réponse : fallait-il faire confiance à Imran ? Finalement, la confiance se bâtit. Et pour se bâtir, il faut prendre le risque de laisser le maçon travailler. Chose qui n’est plus très naturelle pour des courtisans et caravaniers.
Farouk et Ellendrine scellèrent leurs tamanain et leurs maigres bagages en saluant les badauds. Ils retrouvèrent rapidement Arno à la lisère de la ville.Quelques dromadaires suivaient derrière. Debra les rattrapait en courant avec deux gardes sacrés.
-« Lady Brightwidge-Dalmesca ! » s’écria-t-elle essoufflée.
« Que nous vaut cet empressement ? »
-« Rien du tout. Nous n’avons rien trouvé. Et j’en suis très contrariée. Dépêchons. » dit-elle en détournant le menton, les paupières abaissées sur les rennes de sa monture, dans une attitude qui ne souffrait pas de contradiction. Ils étaient encore trop proches de Doulek pour parler. Et puis, elle n’avait pas à se justifier auprès de son escorte. Sauf si son escorte s’estimait semée par elle.
-« Trois gardes sacrés manquent à l’appel. Et Fianir est parti faire le plein de feu grégeois. On ne sait jamais ce qui nous attend après le déroulement de l’aller. »
Le clan Dalmesca cheminait sans se presser. Le désert appelait la patience. Ce n’est pas comme s’ils fuyaient. Néanmoins, il fallait être particulièrement motivé pour caler une heure de départ sous le cagnard. Moins de témoins. Et leur quête les pressait.
-« Ils nous rattraperont s’ils le peuvent. Ce sont des guerriers d’élite, n’est-ce pas ? ... tenez Debra, puisque nous y sommes. Pouvez-vous demander à l'un de nos compagnons de porter un message à l'un des retardataires? Qu'il garde sa couverture actuelle et surveille la maison et les agissement du sénéchal pour qu'on ne le perde pas de vue.»
Il n’y avait pas grand-chose à ajouter à l’hébétude des gardes… Fianir finit en effet par les talonner en cavalant sur son dromadaire, grâce à l'arrêt que voulait faire Arno. Les sauts de son coccyx tassé sur la bosse de l’animal devaient être tout sauf confortable. Il avait rattrapé deux gardes par le fond de la culotte, mais annonça, désolé, que le dernier n’était pas trouvable. Sans doute resté coincé dans les draps d’une catin.
-« Mille excuses pour vous avoir donné du fil à retordre. Nous ne voulions pas vous semer. Mais il semble que notre chasse ne soit pas terminée. Nous devions quitter Doulek au plus vite car nous tenons une piste ténue qui mène vers la forêt. Nous avons trouvé des indices sur un complot, que nous avons remis à l’autorité du sénéchal. A présent, nous vérifions si rien ne nous a échappé sur ce site, concernant les fugitifs. Nous avons toutes les raisons de penser qu'ils sont liés au XIIIème Cercle… Avant de repartir nous définirons une stratégie pour ne plus être la proie mais l’attaquant… la jungle offre mille et une cachettes, mais le groupuscule a sans doute besoin d’un confort minimal lors de ses replis… il faut une source d’eau non contaminée par les larves et insectes. Il leur faut donc une « crique » (ruisseau) avec un débit suffisant en cette saison. L'étude du réseau hydrographique sur les cartes nous donnera une première idée. Il leur faut aussi des arbres fruitiers en nombre suffisant. Ce qu’on peut identifier en fonction de la répartition des grandes espèces de mammifères… le site des ruines des parias offre également un bâti protecteur… j’ai toujours rêvé d’y mener des fouilles archéologiques…"
Arno exposait ses trouvailles prometteuses. Cela pouvait tout donner ou les amener à faire chou blanc.
-« Pas exactement. » concéda-t-elle avec pudeur. Ellendrine se voulait avare en détails pour ne pas révéler le procédé antique qui lui permettait de vivre des visions immersives devant le sénéchal. Elle avait vu ce qui concernait la chapelle et le pèlerin, non ce qui s’était passé aux alentours de la ville.
-« Comptons sur une nouvelle illumination d’Ioggmar en temps voulu. » ajouta-t-elle, signe qu’elle n’hésiterait pas à refaire appel à ses visions s’ils trouvaient quelque indice dans la jungle.
Une fois le clan seul, elle rebondit sur les inquiétudes d’Arno.
-« Certes, non. Mais où voulons-nous mettre de l’énergie ? A traquer les bandits avérés ou à nous protéger des éventuelles défaillances de nos nouveaux alliés ? »
Elle avait ce sourire énigmatique, comme si elle avait déjà pesé tout cela. Une flamme dangereuse brillait doucement au fond de ses yeux.
-« Entre nous, il ne vaut mieux pas pour eux qu’ils nous trahissent, fût-ce même par peur et désespoir. Car rien ne saurait les protéger de ma vengeance. »
Le mystère plana sur la forme que revêtirait dans son esprit une hypothétique vengeance. Mais elle ne manquait pas d’imagination et de pugnacité. Son silence était un cadeau à la femme digne qu’elle essayait d’incarner et dont personne n’avait besoin de voir l’image écornée par un sombre avatar.
-« Il y a plus de risques qu’on nous reprenne les preuves découvertes ou que nous les perdions dans la jungle en fuyant que de voir Imran les détourner. Nous pouvons aussi mourir de notre fait dans la jungle. C'est un milieu cruel. N'es-tu pas d’accord Arno ?... il nous faut aussi tester la valeur de cette amitié toute fraîche entre les Dalmesca et les Khadirov… en cas de bévue, lui au moins, nous saurons où le trouver. On ne disparaît pas comme cela lorsqu’on est une telle figure d’autorité. » Sans parler de la cognition qu’elle utiliserait en suivant les traces laissées par le petit poucet.
L’inquiétude existait aussi en elle face à l’incertitude du comportement des Khadirov. Pourtant, elle ne pouvait s’y adonner pour le moment. Disperser ses forces ne les aiderait en rien. « Je crois foncièrement que nous représentons désormais une menace encore plus prépondérante que leurs maîtres-chanteurs. Nous avons tout découvert. Et si nous les dénonçons, c’est toute leur lignée qui éclatera, pas juste un enfant. Au contraire, nous leur avons fait espérer un dénouement heureux, chose qu’ils ne pouvaient même plus espérer depuis trop longtemps. »
Seul le futur livrerait la réponse : fallait-il faire confiance à Imran ? Finalement, la confiance se bâtit. Et pour se bâtir, il faut prendre le risque de laisser le maçon travailler. Chose qui n’est plus très naturelle pour des courtisans et caravaniers.
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Farouk et Ellendrine scellèrent leurs tamanain et leurs maigres bagages en saluant les badauds. Ils retrouvèrent rapidement Arno à la lisère de la ville.Quelques dromadaires suivaient derrière. Debra les rattrapait en courant avec deux gardes sacrés.
-« Lady Brightwidge-Dalmesca ! » s’écria-t-elle essoufflée.
« Que nous vaut cet empressement ? »
-« Rien du tout. Nous n’avons rien trouvé. Et j’en suis très contrariée. Dépêchons. » dit-elle en détournant le menton, les paupières abaissées sur les rennes de sa monture, dans une attitude qui ne souffrait pas de contradiction. Ils étaient encore trop proches de Doulek pour parler. Et puis, elle n’avait pas à se justifier auprès de son escorte. Sauf si son escorte s’estimait semée par elle.
-« Trois gardes sacrés manquent à l’appel. Et Fianir est parti faire le plein de feu grégeois. On ne sait jamais ce qui nous attend après le déroulement de l’aller. »
Le clan Dalmesca cheminait sans se presser. Le désert appelait la patience. Ce n’est pas comme s’ils fuyaient. Néanmoins, il fallait être particulièrement motivé pour caler une heure de départ sous le cagnard. Moins de témoins. Et leur quête les pressait.
-« Ils nous rattraperont s’ils le peuvent. Ce sont des guerriers d’élite, n’est-ce pas ? ... tenez Debra, puisque nous y sommes. Pouvez-vous demander à l'un de nos compagnons de porter un message à l'un des retardataires? Qu'il garde sa couverture actuelle et surveille la maison et les agissement du sénéchal pour qu'on ne le perde pas de vue.»
Il n’y avait pas grand-chose à ajouter à l’hébétude des gardes… Fianir finit en effet par les talonner en cavalant sur son dromadaire, grâce à l'arrêt que voulait faire Arno. Les sauts de son coccyx tassé sur la bosse de l’animal devaient être tout sauf confortable. Il avait rattrapé deux gardes par le fond de la culotte, mais annonça, désolé, que le dernier n’était pas trouvable. Sans doute resté coincé dans les draps d’une catin.
-« Mille excuses pour vous avoir donné du fil à retordre. Nous ne voulions pas vous semer. Mais il semble que notre chasse ne soit pas terminée. Nous devions quitter Doulek au plus vite car nous tenons une piste ténue qui mène vers la forêt. Nous avons trouvé des indices sur un complot, que nous avons remis à l’autorité du sénéchal. A présent, nous vérifions si rien ne nous a échappé sur ce site, concernant les fugitifs. Nous avons toutes les raisons de penser qu'ils sont liés au XIIIème Cercle… Avant de repartir nous définirons une stratégie pour ne plus être la proie mais l’attaquant… la jungle offre mille et une cachettes, mais le groupuscule a sans doute besoin d’un confort minimal lors de ses replis… il faut une source d’eau non contaminée par les larves et insectes. Il leur faut donc une « crique » (ruisseau) avec un débit suffisant en cette saison. L'étude du réseau hydrographique sur les cartes nous donnera une première idée. Il leur faut aussi des arbres fruitiers en nombre suffisant. Ce qu’on peut identifier en fonction de la répartition des grandes espèces de mammifères… le site des ruines des parias offre également un bâti protecteur… j’ai toujours rêvé d’y mener des fouilles archéologiques…"
Jeu 12 Déc - 18:09
Le Passé de Doulek
Ellendrine et Arno
Je passais une partie du chemin mutique, autant pour préserver le peu d’énergie que cherchaient à me voler les rayons ardents du soleil que pour réfléchir aux paroles d’Ellendrine. Si je ne lui connaissais pas un esprit vengeur, je ne pouvais que reconnaître sa résolution. Il ne fallait pas enlever ça de l’équation. Mül cheminait sans souci, le lent balancement sur sa selle me plongeait dans un demi-sommeil, confiant que la bête ne chercherait pas à me faire chavirer. Il était trop tranquille pour ça, trop simple, il suivait son chemin.
Alors, qu’est-ce que tu penses trouver là-bas ? Des réponses ? De quoi t’as peur ? Des réponses ? On en a déjà récupéré assez pour faire vaciller ce suppôt de Malice dans vos geôles. Si tout est vrai, pourquoi s’embêter pour quelque moine sombre et quelque méchante brute ? Rentrons, dormons. Mais et le petit ? Et l’Arbre ? Oh, la ferme, qu’est-ce qu’on peut y faire ? Ça nous dépasse depuis longtemps. Si on rentre, mission accomplie, Ellendrine n’aura pas fait trop de vagues, d’autres pourront prendre la suite, petite tape sur l’épaule et on enchaîne.
Non. C’est ma chasse.
J’ouvrais les yeux, ébloui par l’attaque de l’astre. Je fus obligé de les refermer alors que les lucioles semblaient danser sous mes paupières. Tu parles d’un repos. C’était tout le temps comme ça pourtant. Il faut que j’aille au bout, parce que je ne peux faire confiance à personne, c’est ça ? Quelle galère d’essayer de construire un barrage pour empêcher une vague de tout emporter. Je l’avais vu d’assez près récemment. De trop, sans doute. Je gardais les yeux plissés, sans être sûr de quand le reste de la troupe nous avait rattrapés. C’est l’arrivée au triple galop de Fianir qui me réveilla tout à fait.
Oui. J’avais demandé une pause.
Les sourcils froncés sous le voile presque inutile, ces réflexions intérieures me poussaient aussi à réfléchir autrement. Maintenant qu’on avait quasiment réuni ce qu’il restait de la procession qui nous avait amenés là. Je faisais une moue, on avait perdu trop de monde dans l’affaire pour que ça ne s’ébruite pas, et pire que ça, il y avait un doute. C’est toujours insidieux, toujours trouble, cette ligne entre la prudence et la paranoïa. Je détaillais la troupe de soudards sacrés mandatée pour nous suivre. Comment se fait-il que, partis d’Aramila sans tambour ni trompette, on se soit fait cueillir à l’approche de Doulek si facilement ? Pour des gars entraînés, la déroute était là et laisserait une marque.
Est-ce que je pouvais leur faire confiance ? Oui et non.
Un poison qui fait son chemin, définitivement, mais qui laisse aussi une chance de se débarrasser de ce problème que je m’inventais peut-être. Qu’importe, prudence est mère de sûreté me disais-je en avalant sans grande conviction le contenu de la gourde tête d’araignée à ma hanche. Une petite torture pour que l’eau d’une oasis soit encore plus appréciable ensuite. Vieille superstition. Je tournais les rênes de Mül pour me rapprocher d’Ellendrine, de dos à nos accompagnateurs et à une potentielle compromission. “Ça va être le moment de bifurquer vers la jungle, mentionnais-je à voix basse, on est assez loin de Doulek maintenant. Par contre… On avancera plus vite avec un groupe restreint et plus discrètement.” Un coup de tête vers l’arrière, sans doute en direction de Debra pour ce que j’en savais. “Continuons le jeu de dupes, renvoyons la Garde vers notre point de départ. On pourrait y gagner de précieuses heures avant que le pot aux roses soit découvert.” Volontairement, je n’évoquais pas mes réserves. J’avais encore la lucidité nécessaire pour ne pas paraître fou. En plus, qu’est-ce qui les obligerait à s’écarter de la mission qu’on leur avait confiée ? Peut-être Fianir justement, on sentait que l’attaque l’avait particulièrement touché, l’air était presque électrique autour de lui, la tension à son comble, l’envie d’en découdre présente. “Vous devriez rentrer aussi, je ne sais pas ce qu’on va trouver plus loin… Enfin, je doute que vous m’écoutiez. Je prends de l’avance pour ouvrir la voie.” Un hochement de tête vers Farouk. Va savoir si l’ombre d’Ellendrine réussirait à la dissuader ou en tout cas à continuer à la protéger.
Un coup de talon léger sur le côté de Mül le lança sur un chemin invisible au milieu des dunes naissantes avant qu’un rideau vert ne tombe sur nous. La bénédiction de l’ombre du feuillage laissa rapidement place à une tension rampante. J’en viendrais presque à regretter les lances solaires, au moins elles ne trichaient pas par rapport à cette moiteur étouffante, à cette vision encombrée de végétal, à ces bruits permanents et ces racines traîtresses qui nécessitaient une attention de tous les instants. Je défaisais le voile autour de ma tête, chaussant par la même la paire de lunettes que j’appréciais le plus. Une vision quasi complète, un mal de mer quasi certain. Seul ici, c’était un défaut que je pouvais tolérer.
On avançait lentement avec la bête, je marquais certains arbres d’encoches pour retrouver mon chemin… ou qu’on me retrouve. Vint un moment où je dus me rendre à l’évidence. J’irais plus vite à pied. Je tombais lestement sur le côté du tamanain, lui flattant l’encolure au passage. Je prenais une seconde pour m’appuyer à lui et retirer les lunettes un instant. Un vertige. Je m’assis le dos contre la patte de ma monture qui commençait déjà à grignoter quelques plantes qu’il ne connaissait pas.
Tu es sûr de pouvoir continuer ? Peut-être.
Uniquement par volonté plus que par énergie, je me redressais, je menais Mül par la bride, devant parfois contourner une clairière que j’imaginais trop découverte ou changer de chemin pour permettre à la bête de passer. Le sentiment de s’être fait avaler et d’être au milieu d’un gigantesque monstre était puissant. Je vous jure que je pouvais sentir la forêt respirer, se tendre et se mouvoir autour de moi.
Définitivement, je préférais les dunes. Enfin, je tombais sur les premières pierres taillées et restes de présences humaines. Des ruines de parias de la Jungle.
Et je n’étais pas seul.
Alors, qu’est-ce que tu penses trouver là-bas ? Des réponses ? De quoi t’as peur ? Des réponses ? On en a déjà récupéré assez pour faire vaciller ce suppôt de Malice dans vos geôles. Si tout est vrai, pourquoi s’embêter pour quelque moine sombre et quelque méchante brute ? Rentrons, dormons. Mais et le petit ? Et l’Arbre ? Oh, la ferme, qu’est-ce qu’on peut y faire ? Ça nous dépasse depuis longtemps. Si on rentre, mission accomplie, Ellendrine n’aura pas fait trop de vagues, d’autres pourront prendre la suite, petite tape sur l’épaule et on enchaîne.
Non. C’est ma chasse.
J’ouvrais les yeux, ébloui par l’attaque de l’astre. Je fus obligé de les refermer alors que les lucioles semblaient danser sous mes paupières. Tu parles d’un repos. C’était tout le temps comme ça pourtant. Il faut que j’aille au bout, parce que je ne peux faire confiance à personne, c’est ça ? Quelle galère d’essayer de construire un barrage pour empêcher une vague de tout emporter. Je l’avais vu d’assez près récemment. De trop, sans doute. Je gardais les yeux plissés, sans être sûr de quand le reste de la troupe nous avait rattrapés. C’est l’arrivée au triple galop de Fianir qui me réveilla tout à fait.
Oui. J’avais demandé une pause.
Les sourcils froncés sous le voile presque inutile, ces réflexions intérieures me poussaient aussi à réfléchir autrement. Maintenant qu’on avait quasiment réuni ce qu’il restait de la procession qui nous avait amenés là. Je faisais une moue, on avait perdu trop de monde dans l’affaire pour que ça ne s’ébruite pas, et pire que ça, il y avait un doute. C’est toujours insidieux, toujours trouble, cette ligne entre la prudence et la paranoïa. Je détaillais la troupe de soudards sacrés mandatée pour nous suivre. Comment se fait-il que, partis d’Aramila sans tambour ni trompette, on se soit fait cueillir à l’approche de Doulek si facilement ? Pour des gars entraînés, la déroute était là et laisserait une marque.
Est-ce que je pouvais leur faire confiance ? Oui et non.
Un poison qui fait son chemin, définitivement, mais qui laisse aussi une chance de se débarrasser de ce problème que je m’inventais peut-être. Qu’importe, prudence est mère de sûreté me disais-je en avalant sans grande conviction le contenu de la gourde tête d’araignée à ma hanche. Une petite torture pour que l’eau d’une oasis soit encore plus appréciable ensuite. Vieille superstition. Je tournais les rênes de Mül pour me rapprocher d’Ellendrine, de dos à nos accompagnateurs et à une potentielle compromission. “Ça va être le moment de bifurquer vers la jungle, mentionnais-je à voix basse, on est assez loin de Doulek maintenant. Par contre… On avancera plus vite avec un groupe restreint et plus discrètement.” Un coup de tête vers l’arrière, sans doute en direction de Debra pour ce que j’en savais. “Continuons le jeu de dupes, renvoyons la Garde vers notre point de départ. On pourrait y gagner de précieuses heures avant que le pot aux roses soit découvert.” Volontairement, je n’évoquais pas mes réserves. J’avais encore la lucidité nécessaire pour ne pas paraître fou. En plus, qu’est-ce qui les obligerait à s’écarter de la mission qu’on leur avait confiée ? Peut-être Fianir justement, on sentait que l’attaque l’avait particulièrement touché, l’air était presque électrique autour de lui, la tension à son comble, l’envie d’en découdre présente. “Vous devriez rentrer aussi, je ne sais pas ce qu’on va trouver plus loin… Enfin, je doute que vous m’écoutiez. Je prends de l’avance pour ouvrir la voie.” Un hochement de tête vers Farouk. Va savoir si l’ombre d’Ellendrine réussirait à la dissuader ou en tout cas à continuer à la protéger.
Un coup de talon léger sur le côté de Mül le lança sur un chemin invisible au milieu des dunes naissantes avant qu’un rideau vert ne tombe sur nous. La bénédiction de l’ombre du feuillage laissa rapidement place à une tension rampante. J’en viendrais presque à regretter les lances solaires, au moins elles ne trichaient pas par rapport à cette moiteur étouffante, à cette vision encombrée de végétal, à ces bruits permanents et ces racines traîtresses qui nécessitaient une attention de tous les instants. Je défaisais le voile autour de ma tête, chaussant par la même la paire de lunettes que j’appréciais le plus. Une vision quasi complète, un mal de mer quasi certain. Seul ici, c’était un défaut que je pouvais tolérer.
On avançait lentement avec la bête, je marquais certains arbres d’encoches pour retrouver mon chemin… ou qu’on me retrouve. Vint un moment où je dus me rendre à l’évidence. J’irais plus vite à pied. Je tombais lestement sur le côté du tamanain, lui flattant l’encolure au passage. Je prenais une seconde pour m’appuyer à lui et retirer les lunettes un instant. Un vertige. Je m’assis le dos contre la patte de ma monture qui commençait déjà à grignoter quelques plantes qu’il ne connaissait pas.
Tu es sûr de pouvoir continuer ? Peut-être.
Uniquement par volonté plus que par énergie, je me redressais, je menais Mül par la bride, devant parfois contourner une clairière que j’imaginais trop découverte ou changer de chemin pour permettre à la bête de passer. Le sentiment de s’être fait avaler et d’être au milieu d’un gigantesque monstre était puissant. Je vous jure que je pouvais sentir la forêt respirer, se tendre et se mouvoir autour de moi.
Définitivement, je préférais les dunes. Enfin, je tombais sur les premières pierres taillées et restes de présences humaines. Des ruines de parias de la Jungle.
Et je n’étais pas seul.
Hier à 16:18
Le Passé de Doulek
Seul dans la jungle
Difficile de donner une heure précise tant le feuillage était dense, ce n’était pas encore la nuit, mais ce n’était peut-être plus tout à faire le jour non plus. Je n’avais pas été rejoint, je n’avais pas été vu. J’étais seul avec Mül perdu dans cet enchevêtrement étouffant. Engoncé dans une cape, fondu dans les feuillages, j’avais pris le temps de regarder.
Ça aurait été dommage de tomber dans la gueule du loup.
Va savoir si c’est mon subterfuge qui avait fonctionné, si c’était la chance, une mauvaise préparation ou les Douze, mais le petit campement était certes en tension, mais pas en alerte. Ça n’avait pas été si facile de retrouver des traces d’activités récentes, j’avais dû plusieurs fois rebrousser chemin sur des pistes froides. Va savoir si c’était une fourmilière du Cercle ou quelques illuminés qui venaient s’adonner à des dépravations loin du regard de la civilisation. Peut-être que c’était ce vert étouffant, peut-être que c’était autre chose; l’appel de la nature était fort. Sauvage. La vie était cachée, étouffée sous les branches et par les feuilles. Mais elle était là, elle bruissait, elle m’épiait sans doute mieux que je ne le ferai jamais.
Sur une branche, après m’être aidé de Mül pour grimper, j’avais pu rejoindre un poste d’observation. Prédateur. Je sentais le fumet d’une piste chaude et il ne m’avait pas fallu longtemps pour trouver des traces plus récentes. Un feu entretenu, des chemins neufs qui se dessinaient tranchant la nature qui reprenait ses droits. Un petit groupe, c’était peut-être eux. Ça s’est confirmé quand j’ai retrouvé un visage que je ne connaissais que trop bien.
Il s’était éloigné du groupe pour se soulager, son visage glabre, suintant de la lourdeur de l’air. Une face tellement abimée qu’on aurait pu la prendre pour de l’argile, modelée et remodelée par les aléas et les coups. N’ayez aucune compassion pour autant, ce n’était définitivement rien par rapport à ce que lui avait fait subir. Ce boucher bien pratique pour l’Ordre.
Comme toujours, difficile de savoir s’il en était vraiment, s’il était des miens, s’il était un commode outil. Je ne doutais pas néanmoins qu’il savait des choses. Qui sait si cette fuite avec mes réponses n’était pas le fruit du hasard. Mes doigts me picotaient, ultime souvenir qu’il m’avait laissé ou plutôt chose qu’il m’avait enlevée. Des ongles qui repoussaient difficilement. Un rappel constant de mes échecs et de son amour pour la torture.
Cette fois, je n’échouerai pas. Je ne me sauverai pas. Je suis seul et moi aussi, je sais être dangereux.
Depuis, de souvenirs douloureux en réflexions sur ce qui m’avait amené là, j’observais discrètement le camp. Marquant d’une entaille sur la branche qui supportait mon poids, les allées et venues, le nombre, les simili rondes, des siestes inopportunes alors que je piquais du nez, la moiteur m’enveloppant telle une couverture fiévreuse. C’est drôle comme parfois, les destins s’entrechoquent, comment ils se croisent, s’approchent et s’éloignent en danses incomprises. Chacun avait sa vision de ce qui est le mieux pour soi, pour Aramila, pour le monde. Mais avant tout pour soi, car personne ne pouvait voir l’ensemble de la piste, pas vrai? Je n’échappais pas à cette règle, c’est peut-être sur ça qu’on s’oppose tant dans la famille.
Il y a ceux qui veulent voir leur vision se concrétiser, qui veulent dessiner leur destin. Il y a ceux qui veulent voir leur destin s’esquisser, qui veulent savoir que leur vision leur survivra. Qu’est-ce que tu veux Arno ? Qu’est-ce qu’il y a devant toi ? Pourquoi j’attachais tant d’importance à comprendre cette sorcière qui m’avait détruit ? Pourquoi lui chercher des raisons ? Pourquoi chercher à la comprendre ? Mül pigna un peu en contrebas. Il avait raison, assez attendu. Il était temps de couper ces fils.
Ce soir, l’un des destins s’arrêtera, ce serait la dernière danse d’un grain de sable ou d’un boucher.
Je croquais une dernière fois dans des grains de café. Je retombais mollement au niveau du sol, la mousse et l’humus étouffant le bruit. Le vert profond laissait place à des teintes diverses, des ombres qui s’étirent et une obscurité qui enveloppe. Peu de temps après, je voyais les premiers feux s’allumer, discrets pour qui ne les cherchaient pas. Ils étaient cinq ou six de ce que j’avais vu. Un petit groupe, agile, sans douet qu’ils ne resteront pas longtemps. Ça aurait été une sacrée vengeance de les surprendre alors qu’ils allaient lever le camp. Trouble sentiment que rendre la monnaie d’une pièce.
Ce n’était pas par vengeance pour les autres, pour tout dire j’avais déjà oublié les noms de ceux que nous avions laissés et que la jungle aurait pu avaler. Œil pour œil. Ils nous avaient pris par surprise, ils avaient réussi à tromper ma vigilance, à montrer ma faiblesse. On avait répliqué, on en avait le droit, pas vrai ? Dent pour dent. Ici, c’est le Talion qui domine. Personne ne nous entendra crier.
Je m’assurais que Mül était bien attaché, ainsi que de retenir sa position. J’espérais ne pas avoir à fuir, mais l’idée de le perdre dans la jungle m’était insupportable. Je me disais que c’était bien que le macaque ne soit pas de la partie et Herm ailleurs, les deux n’auraient pas supporté cette attente trop longue. Seul ce tamanain savait rester calme. Je lui flattais l’encolure avant de m’éloigner, sortant au clair une lame cachée à ma hanche et réajustant mes gants.
Ce n’est qu’un au revoir.
Si je m’approche lentement, je sens la tension monter. Je me sens observé par cette forêt. Ça ne me quitte pas alors que mes yeux sont rivés sur la lueur de leur cache improvisée. Un vulgaire tas de caillou, rassemblé, rafistolé, bouffé par les racines. Peut-être que c’était même voulu à l’époque pour ce que j’en sais. Le premier me tombe presque dessus en s’éloignant de son comparse, finissant sa phrase. Ou c’est plutôt moi. Un coup rapide, tranchant, raide dans les fougères.
Et d’un.
Comme je disais pour son second, il donne la réplique sans avoir vraiment le temps de finir sa phrase. Je crois qu’il se plaignait de la maigreur des rations au souper. Il ne se plaindrait plus de grand-chose alors qu’un jet brillant lui transperce l'œil gauche. Il lâche un dernier soupir, un borborygme. Je m’esquive à nouveau, le temps d’être sûr qu’on ne l’a pas entendu. Pas d’alerte, mais faisons attention.
Et de deux.
Pour la suite, je devais croire que ma bonne étoile m’avait aidé. Faudra que je pense à la remercier. Le troisième semble avoir entendu un bruit et vient voir, le quatrième tourne la tête parce qu’il sent l’odeur de cramé qui se répand, la fumée opaque. Je lâche le tube fumigène dans la masse et profite de la surprise.
Et de trois et de quatre.
Perdu au milieu du nuage volcanique. Je tousse et j’entends une porte s’ouvrir avec grand fracas. Il a jamais trop cherché à faire dans la finesse dans ce genre de cas vous voyez ? C’est un buffle ou un bélier, bref, vous avez saisi l’idée. Il n’attend guère plus pour charger dans la fumée, assez certain d’où je dois me trouver. Après tout, quelles que soient ses connaissances, pour quelqu'un qui aurait côtoyé l’un des nôtres dans cette situation, il savait le mode opératoire. J’étais sur pilote automatique depuis deux heures, si ce n’est des jours. Je suis un putain de livre ouvert. Je sens sa masse qui me percute, mon menton qui rencontre une épaule ou autre chose. Le choc électrique des nerfs en panique et les lumières qui dansent dans les yeux. Le premier coup m’assomme, le second me réveille. Fini les lumières, seul le flou reste, une impression de vague souvenir. Qu’est-ce que je fais là ? Je n’étais pas à Aramila. Un autre coup, des visages qui s’obscurcissent. J’étais venu avec quelqu’un, non ? La terre est molle, les coups sont durs. C'est donc pour moi que le rideau tombe ?
Dans un éclair de lucidité, je réussis à saisir l’une des boucles à mon oreille. Un instant je suis à terre sous le poids de mon tortionnaire, la seconde d’après je suis à terre sur une fougère gigantesque. Je sens le sang remonter dans ma gorge, je hoquète difficilement, ça fait des bulles. Serait temps de remettre la lumière non ? Assez profité de la vue sur la canopée, le boucher ne va pas attendre gentiment. Je rampe, me trainant au sol, cherchant à m’agripper aux racines, me tractant, serrant les dents. J’ai peu de temps..
Le truc c’est qu’il est aussi généralement content d’avoir des loubards sur qui compter, pour emplir l’espace et former les murs d’une arène improvisée. Typique des bandes de voyous. Malheureusement, il y en a un peu moins maintenant. À mesure que le nuage s’écrase sous la moiteur, je découvre son air penaud, il ne m’a pas vu pour l’instant. Je ne suis qu’une bête blessée, mais ma disparition le laisse un minimum étonné. Bien, il n’en sait pas plus que moi. J’ai un petit avantage, car je comprends vaguement mes souvenirs flous. Je sens ma langue qui s’agite d’un côté, une nouvelle décharge dans le nerf d’une molaire. Il faut en finir. Je me redresse, crache un morceau d’email. Réajuste les gants et me tient prêt, venons en aux mains.
Sourire carnassier à mesure qu’il me reconnaît vraiment. “Tu viens te jeter dans la gueule du loup ? Quel idiot…”. Il joue de ses muscles brutaux, son visage se recompose en un monolithe froid. Si vous voulez mon avis, il a plus du golem que de l’humain à ce moment-là.
J’ai pas grand-chose à dire, la mâchoire serrée, le rapport de force n’est pas à mon avantage au-delà de l’effet de surprise initiale. Bon sang, depuis quand je n’ai pas pu vraiment souffler ? On se tourne autour, je l’écoute que d’une oreille déblatérer. J’ai peur d’en avoir oublié un dans l’équation. “Et ta famille va bien ? Quel âge à ta sœur maintenant ?” Un pas après l’autre, les épaules relâchées, le regard trouble. Un pied qui se coince dans une racine. L’ouverture qu’il attend.
Confiante idiotie.
Il fonce vers moi, un buffle fait homme. Aucune finesse, que de la malice. Je mime un jeté de couteau dans sa direction. Il en rigolerait presque. Ce sourire moche figé pour toujours alors qu’un courant d’air traverse sa carotide. Le vert teinté de rouge. Il tombe à genou, tentant de garrotter avec ses larges paluches. Un poisson hors de l’eau qui cherche de l’air. “T’as toujours été un tocard. Ça m’étonne pas qu’ils t’aient retourné.” Pas besoin de plus de cérémonie, pas besoin d’adresser une bénédiction supplémentaire, je crache un glaviot de sang. J’entaille l’autre côté alors qu’il tombe, la flaque carmin se répandant. Je lui fais les poches, cherchant un message, ne tombant que sur un caillou pas banal. Voilà comment tu t’amuses à jouer avec les gens. Tu charcutes leur corps, tu charcutes leur esprit. Ou plutôt tu charcutais. On se reverra de l’autre côté pour la prochaine danse.
C’est plaisant d’enlever un caillou de sa botte, ’en reste qu’un, il est là tremblant, clairement embarqué dans quelque chose qui le dépasse désormais. Un plan en échec à cause d’un vulgaire grain de sable. La lame sur sa gorge au-dessus d’un gruau tiède, le souffle court, il n’y aurait aucune hésitation si je sentais la moindre tentative de s’esquiver. “Qu’avez-vous fait au Père Sarnegrave ?” La lame effilée rase d’un peu trop près, une perle rouge se forme mollement entre le cou et elle. “... Et en détail.”
De sombres alcôves, des lieux inconnus, l’obscurité aurait pu rappeler une jungle si celle-ci avait été de pierre taillée. Des torches éclairent difficilement une voie tortueuse, des visages qui passent dans leurs faisceaux, changeant eux aussi. Je doutais qu’elle ait pu me reconnaître de toute façon, je n’étais rien dans son histoire. Du moins pour l’instant. Peut-être qu’un jour, elle se rappellera. La cellule s’ouvre et je découvre qu’elle non plus n’a pas été épargnée. Je renifle des odeurs rances d’une cellule volontairement laissée dans un état lamentable. D’un geste, je demande à ce que le ménage soit fait. On est pas des monstres, vous comprenez? “Il en sera fait comme vous le souhaitez, ser.”
Je sais ce que vous vous dites, depuis quand on donne du ser à un jeune marchand ? Sans doute quand on ne sait pas qui il est et que ses traits sont grimés pour un temps en ceux d’un autre. Comment est-il sorti de cette jungle pour se retrouver là, au plus près du maelstrom qui a emporté Opale ? Qui l’a emporté lui ? Ça, laissons une part de mystère voulez-vous. Même si je suis sûr que vous allez facilement faire les connexions de ces jeux d’influences. C’est que ça peut attirer des faveurs, de scier une branche pourrie.
“Apportez une torche et un broc d’eau fraîche.” Je ne m’habituerai décidément jamais à cette voix profonde. Le faisceau de la torche balaya la pièce, tombant sur une forme malingre au sol, la peau grisâtre. Quels sévices lui avaient-ils fait subir ? Était-ce seulement assez par rapport à ce qu’elle avait déclenché ? On est pas des monstres… Mais on est pas des brebis non plus.
On la fit s’asseoir sans réel ménagement sur un tabouret informe. Je prenais la place en face, mes yeux cherchant à rencontrer les siens, à y voir une vérité qui m’échappait. J’attendais que la porte se referme, sûr qu’on nous écoutait quand même. Je devais comprendre. Sur la table de fortune, un éclat violacé se révéla aux yeux de la terroriste.
“Comment avez-vous ouvert ce passage, Sarnegrave ? Montrez-moi et je vous dirai toute la vérité sur la mort de votre père.”
Ça aurait été dommage de tomber dans la gueule du loup.
Va savoir si c’est mon subterfuge qui avait fonctionné, si c’était la chance, une mauvaise préparation ou les Douze, mais le petit campement était certes en tension, mais pas en alerte. Ça n’avait pas été si facile de retrouver des traces d’activités récentes, j’avais dû plusieurs fois rebrousser chemin sur des pistes froides. Va savoir si c’était une fourmilière du Cercle ou quelques illuminés qui venaient s’adonner à des dépravations loin du regard de la civilisation. Peut-être que c’était ce vert étouffant, peut-être que c’était autre chose; l’appel de la nature était fort. Sauvage. La vie était cachée, étouffée sous les branches et par les feuilles. Mais elle était là, elle bruissait, elle m’épiait sans doute mieux que je ne le ferai jamais.
Sur une branche, après m’être aidé de Mül pour grimper, j’avais pu rejoindre un poste d’observation. Prédateur. Je sentais le fumet d’une piste chaude et il ne m’avait pas fallu longtemps pour trouver des traces plus récentes. Un feu entretenu, des chemins neufs qui se dessinaient tranchant la nature qui reprenait ses droits. Un petit groupe, c’était peut-être eux. Ça s’est confirmé quand j’ai retrouvé un visage que je ne connaissais que trop bien.
Il s’était éloigné du groupe pour se soulager, son visage glabre, suintant de la lourdeur de l’air. Une face tellement abimée qu’on aurait pu la prendre pour de l’argile, modelée et remodelée par les aléas et les coups. N’ayez aucune compassion pour autant, ce n’était définitivement rien par rapport à ce que lui avait fait subir. Ce boucher bien pratique pour l’Ordre.
Comme toujours, difficile de savoir s’il en était vraiment, s’il était des miens, s’il était un commode outil. Je ne doutais pas néanmoins qu’il savait des choses. Qui sait si cette fuite avec mes réponses n’était pas le fruit du hasard. Mes doigts me picotaient, ultime souvenir qu’il m’avait laissé ou plutôt chose qu’il m’avait enlevée. Des ongles qui repoussaient difficilement. Un rappel constant de mes échecs et de son amour pour la torture.
Cette fois, je n’échouerai pas. Je ne me sauverai pas. Je suis seul et moi aussi, je sais être dangereux.
Depuis, de souvenirs douloureux en réflexions sur ce qui m’avait amené là, j’observais discrètement le camp. Marquant d’une entaille sur la branche qui supportait mon poids, les allées et venues, le nombre, les simili rondes, des siestes inopportunes alors que je piquais du nez, la moiteur m’enveloppant telle une couverture fiévreuse. C’est drôle comme parfois, les destins s’entrechoquent, comment ils se croisent, s’approchent et s’éloignent en danses incomprises. Chacun avait sa vision de ce qui est le mieux pour soi, pour Aramila, pour le monde. Mais avant tout pour soi, car personne ne pouvait voir l’ensemble de la piste, pas vrai? Je n’échappais pas à cette règle, c’est peut-être sur ça qu’on s’oppose tant dans la famille.
Il y a ceux qui veulent voir leur vision se concrétiser, qui veulent dessiner leur destin. Il y a ceux qui veulent voir leur destin s’esquisser, qui veulent savoir que leur vision leur survivra. Qu’est-ce que tu veux Arno ? Qu’est-ce qu’il y a devant toi ? Pourquoi j’attachais tant d’importance à comprendre cette sorcière qui m’avait détruit ? Pourquoi lui chercher des raisons ? Pourquoi chercher à la comprendre ? Mül pigna un peu en contrebas. Il avait raison, assez attendu. Il était temps de couper ces fils.
Ce soir, l’un des destins s’arrêtera, ce serait la dernière danse d’un grain de sable ou d’un boucher.
Je croquais une dernière fois dans des grains de café. Je retombais mollement au niveau du sol, la mousse et l’humus étouffant le bruit. Le vert profond laissait place à des teintes diverses, des ombres qui s’étirent et une obscurité qui enveloppe. Peu de temps après, je voyais les premiers feux s’allumer, discrets pour qui ne les cherchaient pas. Ils étaient cinq ou six de ce que j’avais vu. Un petit groupe, agile, sans douet qu’ils ne resteront pas longtemps. Ça aurait été une sacrée vengeance de les surprendre alors qu’ils allaient lever le camp. Trouble sentiment que rendre la monnaie d’une pièce.
Ce n’était pas par vengeance pour les autres, pour tout dire j’avais déjà oublié les noms de ceux que nous avions laissés et que la jungle aurait pu avaler. Œil pour œil. Ils nous avaient pris par surprise, ils avaient réussi à tromper ma vigilance, à montrer ma faiblesse. On avait répliqué, on en avait le droit, pas vrai ? Dent pour dent. Ici, c’est le Talion qui domine. Personne ne nous entendra crier.
Je m’assurais que Mül était bien attaché, ainsi que de retenir sa position. J’espérais ne pas avoir à fuir, mais l’idée de le perdre dans la jungle m’était insupportable. Je me disais que c’était bien que le macaque ne soit pas de la partie et Herm ailleurs, les deux n’auraient pas supporté cette attente trop longue. Seul ce tamanain savait rester calme. Je lui flattais l’encolure avant de m’éloigner, sortant au clair une lame cachée à ma hanche et réajustant mes gants.
Ce n’est qu’un au revoir.
Si je m’approche lentement, je sens la tension monter. Je me sens observé par cette forêt. Ça ne me quitte pas alors que mes yeux sont rivés sur la lueur de leur cache improvisée. Un vulgaire tas de caillou, rassemblé, rafistolé, bouffé par les racines. Peut-être que c’était même voulu à l’époque pour ce que j’en sais. Le premier me tombe presque dessus en s’éloignant de son comparse, finissant sa phrase. Ou c’est plutôt moi. Un coup rapide, tranchant, raide dans les fougères.
Et d’un.
Comme je disais pour son second, il donne la réplique sans avoir vraiment le temps de finir sa phrase. Je crois qu’il se plaignait de la maigreur des rations au souper. Il ne se plaindrait plus de grand-chose alors qu’un jet brillant lui transperce l'œil gauche. Il lâche un dernier soupir, un borborygme. Je m’esquive à nouveau, le temps d’être sûr qu’on ne l’a pas entendu. Pas d’alerte, mais faisons attention.
Et de deux.
Pour la suite, je devais croire que ma bonne étoile m’avait aidé. Faudra que je pense à la remercier. Le troisième semble avoir entendu un bruit et vient voir, le quatrième tourne la tête parce qu’il sent l’odeur de cramé qui se répand, la fumée opaque. Je lâche le tube fumigène dans la masse et profite de la surprise.
Et de trois et de quatre.
Perdu au milieu du nuage volcanique. Je tousse et j’entends une porte s’ouvrir avec grand fracas. Il a jamais trop cherché à faire dans la finesse dans ce genre de cas vous voyez ? C’est un buffle ou un bélier, bref, vous avez saisi l’idée. Il n’attend guère plus pour charger dans la fumée, assez certain d’où je dois me trouver. Après tout, quelles que soient ses connaissances, pour quelqu'un qui aurait côtoyé l’un des nôtres dans cette situation, il savait le mode opératoire. J’étais sur pilote automatique depuis deux heures, si ce n’est des jours. Je suis un putain de livre ouvert. Je sens sa masse qui me percute, mon menton qui rencontre une épaule ou autre chose. Le choc électrique des nerfs en panique et les lumières qui dansent dans les yeux. Le premier coup m’assomme, le second me réveille. Fini les lumières, seul le flou reste, une impression de vague souvenir. Qu’est-ce que je fais là ? Je n’étais pas à Aramila. Un autre coup, des visages qui s’obscurcissent. J’étais venu avec quelqu’un, non ? La terre est molle, les coups sont durs. C'est donc pour moi que le rideau tombe ?
Dans un éclair de lucidité, je réussis à saisir l’une des boucles à mon oreille. Un instant je suis à terre sous le poids de mon tortionnaire, la seconde d’après je suis à terre sur une fougère gigantesque. Je sens le sang remonter dans ma gorge, je hoquète difficilement, ça fait des bulles. Serait temps de remettre la lumière non ? Assez profité de la vue sur la canopée, le boucher ne va pas attendre gentiment. Je rampe, me trainant au sol, cherchant à m’agripper aux racines, me tractant, serrant les dents. J’ai peu de temps..
Le truc c’est qu’il est aussi généralement content d’avoir des loubards sur qui compter, pour emplir l’espace et former les murs d’une arène improvisée. Typique des bandes de voyous. Malheureusement, il y en a un peu moins maintenant. À mesure que le nuage s’écrase sous la moiteur, je découvre son air penaud, il ne m’a pas vu pour l’instant. Je ne suis qu’une bête blessée, mais ma disparition le laisse un minimum étonné. Bien, il n’en sait pas plus que moi. J’ai un petit avantage, car je comprends vaguement mes souvenirs flous. Je sens ma langue qui s’agite d’un côté, une nouvelle décharge dans le nerf d’une molaire. Il faut en finir. Je me redresse, crache un morceau d’email. Réajuste les gants et me tient prêt, venons en aux mains.
Sourire carnassier à mesure qu’il me reconnaît vraiment. “Tu viens te jeter dans la gueule du loup ? Quel idiot…”. Il joue de ses muscles brutaux, son visage se recompose en un monolithe froid. Si vous voulez mon avis, il a plus du golem que de l’humain à ce moment-là.
J’ai pas grand-chose à dire, la mâchoire serrée, le rapport de force n’est pas à mon avantage au-delà de l’effet de surprise initiale. Bon sang, depuis quand je n’ai pas pu vraiment souffler ? On se tourne autour, je l’écoute que d’une oreille déblatérer. J’ai peur d’en avoir oublié un dans l’équation. “Et ta famille va bien ? Quel âge à ta sœur maintenant ?” Un pas après l’autre, les épaules relâchées, le regard trouble. Un pied qui se coince dans une racine. L’ouverture qu’il attend.
Confiante idiotie.
Il fonce vers moi, un buffle fait homme. Aucune finesse, que de la malice. Je mime un jeté de couteau dans sa direction. Il en rigolerait presque. Ce sourire moche figé pour toujours alors qu’un courant d’air traverse sa carotide. Le vert teinté de rouge. Il tombe à genou, tentant de garrotter avec ses larges paluches. Un poisson hors de l’eau qui cherche de l’air. “T’as toujours été un tocard. Ça m’étonne pas qu’ils t’aient retourné.” Pas besoin de plus de cérémonie, pas besoin d’adresser une bénédiction supplémentaire, je crache un glaviot de sang. J’entaille l’autre côté alors qu’il tombe, la flaque carmin se répandant. Je lui fais les poches, cherchant un message, ne tombant que sur un caillou pas banal. Voilà comment tu t’amuses à jouer avec les gens. Tu charcutes leur corps, tu charcutes leur esprit. Ou plutôt tu charcutais. On se reverra de l’autre côté pour la prochaine danse.
C’est plaisant d’enlever un caillou de sa botte, ’en reste qu’un, il est là tremblant, clairement embarqué dans quelque chose qui le dépasse désormais. Un plan en échec à cause d’un vulgaire grain de sable. La lame sur sa gorge au-dessus d’un gruau tiède, le souffle court, il n’y aurait aucune hésitation si je sentais la moindre tentative de s’esquiver. “Qu’avez-vous fait au Père Sarnegrave ?” La lame effilée rase d’un peu trop près, une perle rouge se forme mollement entre le cou et elle. “... Et en détail.”
—
De sombres alcôves, des lieux inconnus, l’obscurité aurait pu rappeler une jungle si celle-ci avait été de pierre taillée. Des torches éclairent difficilement une voie tortueuse, des visages qui passent dans leurs faisceaux, changeant eux aussi. Je doutais qu’elle ait pu me reconnaître de toute façon, je n’étais rien dans son histoire. Du moins pour l’instant. Peut-être qu’un jour, elle se rappellera. La cellule s’ouvre et je découvre qu’elle non plus n’a pas été épargnée. Je renifle des odeurs rances d’une cellule volontairement laissée dans un état lamentable. D’un geste, je demande à ce que le ménage soit fait. On est pas des monstres, vous comprenez? “Il en sera fait comme vous le souhaitez, ser.”
Je sais ce que vous vous dites, depuis quand on donne du ser à un jeune marchand ? Sans doute quand on ne sait pas qui il est et que ses traits sont grimés pour un temps en ceux d’un autre. Comment est-il sorti de cette jungle pour se retrouver là, au plus près du maelstrom qui a emporté Opale ? Qui l’a emporté lui ? Ça, laissons une part de mystère voulez-vous. Même si je suis sûr que vous allez facilement faire les connexions de ces jeux d’influences. C’est que ça peut attirer des faveurs, de scier une branche pourrie.
“Apportez une torche et un broc d’eau fraîche.” Je ne m’habituerai décidément jamais à cette voix profonde. Le faisceau de la torche balaya la pièce, tombant sur une forme malingre au sol, la peau grisâtre. Quels sévices lui avaient-ils fait subir ? Était-ce seulement assez par rapport à ce qu’elle avait déclenché ? On est pas des monstres… Mais on est pas des brebis non plus.
On la fit s’asseoir sans réel ménagement sur un tabouret informe. Je prenais la place en face, mes yeux cherchant à rencontrer les siens, à y voir une vérité qui m’échappait. J’attendais que la porte se referme, sûr qu’on nous écoutait quand même. Je devais comprendre. Sur la table de fortune, un éclat violacé se révéla aux yeux de la terroriste.
“Comment avez-vous ouvert ce passage, Sarnegrave ? Montrez-moi et je vous dirai toute la vérité sur la mort de votre père.”
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